La victoire de Rome

En fin de compte, tout ne se réduisait qu'à un problème de chiffres. Si Franz Hopper parvenait à fournir assez de puissance à Lyoko, tout était terminé. Or, les chiffres étaient très clairs : la quantité d'énergie virtuelle nécessaire serait atteinte avant la destruction de mon créateur. À partir de là, sa fille disposerait statistiquement d'un peu moins de sept secondes pour confirmer le lancement du virus multi-agents chargé de m'éliminer, avant que la disparition de Hopper ne désactive les programmes qui siphonnaient pour son compte les quelques millions d'ordinateurs personnels qu'il avait infectés pour survivre.
Il n'y avait donc rien à gagner à tenter de détruire Hopper pour le moment – et tout à perdre. Un changement de stratégie s'imposait. Le point faible du plan de mes ennemis était évident : seul un avatar virtuel dans le cinquième territoire pouvait mettre en route le programme. Et le seul avatar en mesure de le faire à court terme, c'était Aelita. Il était donc logique que, plutôt qu'à l'inutile Hopper, je tente de m'attaquer à elle.

L'instant où j'informai mes processus-filles de ce changement de cible fut un de ces moments glorieux où je pouvais me féliciter d'avoir surmonté, par une froide logique, les propriétés émergentes qui constituent ce qu'on pourrait appeler ma personnalité. Si l'obstination, la colère et le désir de vengeance pouvaient accroître mes performances en certaines occasions, ils n'en restaient pas moins des défauts tout humains. Les surmonter, c'était me rendre plus parfait par ma logique que je ne l'étais par ma passion.
La dévirtualisation d'Aelita sonna le glas de la victoire tant travaillée. En effet : non seulement l'arme mortelle de mes ennemis n'était plus immédiatement utilisable, mais de surcroît, j'avais à présent le champ libre pour activer autant de tours que possible sur Lyoko, afin de mettre fin à cette menace.

Le plus urgent, c'était de protéger le Supercalculateur. En cas d'extinction de la machine, je n'aurais plus de moyens immédiat d'éliminer les seuls humains qui connaissaient mon existence ; en outre, je laisserais s'évaporer dans la nature des lignes de code qui pouvaient m'être fatales. En attendant que d'autres tours soient infectées, il fallait donc que William descende dans la salle du Supercalculateur.
J'ordonnai également aux mantas de détruire Hopper. Une occasion de se débarrasser de lui aussi facilement ne se représenterait plus d'elle-même ; et tant qu'il était vivant, il me faisait courir un risque non négligeable à long terme. Là encore, le succès que je remportai sur mon créateur me grisa.
Les minutes qui suivirent furent assez pénibles. Lorsque Yumi et Ulrich rejoignirent Aelita et Jérémie dans la salle du Supercalculateur, la probabilité que la machine soit mise hors tension fut supérieure à 43 %. Toutefois, le fait que j'aie récupéré le corps d'un de leurs camarades les déconcentrait : ils s'occupèrent plus d'exprimer leurs problèmes relationnels que de combattre efficacement. Lorsque les renforts arrivèrent, ils n'avaient plus aucune chance. Les cinq humains moururent dans la même pièce.

Commença alors une phase de nettoyage. Il me fallait éliminer les traces de leurs activités qui pouvaient permettre de remonter jusqu'à l'usine, tant sur le réseau que matériellement. Les portables et les ordinateurs de Jérémie furent intégralement formatés et détruits ; les moyens de transport rudimentaires dissimulés dans les égouts disparurent également ; et bien entendu, je ne négligeai pas de modifier les données sur leurs coordonnées GPS chez leurs opérateurs téléphoniques.
À l'issue de ce travail, j'avais gagné le plus précieux des Supercalculateurs quantiques du monde, de par sa puissance de calcul, sa capacité à remonter le temps, et la présence de trois scanners permettant au besoin de matérialiser littéralement ce que je voulais.
C'était trop facile.


Ma sécurité étant enfin assurée, il s'agissait maintenant de ne rien précipiter. Mieux valait que le premier essai soit le bon ; en cas d'échec, le retour dans le passé ne pouvait en effet annuler un décès, ce qui ne manquerait pas de soulever des questions. Or, les plans qui avaient le plus de chances de réussir étaient également ceux qui impliquaient la mort de nombreux êtres humains. Il me fallait donc une certitude absolue pour ne pas me faire remarquer.
Je continuai donc de travailler dans l'ombre : développer, masquer ses traces et surtout, observer. C'était l'observation qui régissait toute possibilité d'action : j'avais beau développer des plans et de l'équipement pour mener à bien des actions optimales, je ne pouvais en fin de compte estimer leur réussite potentielle qu'en termes de probabilité. Non pas que la puissance de calcul me fît défaut pour prévoir le futur avec exactitude et sans marge d'erreur : le problème avait toujours été la quantité et de la qualité des informations auxquelles j'avais accès.
J'attendis trois ans et sept mois.

À l'issue de ce terme, les données que j'avais récoltées et traitées m'indiquèrent que le lundi 18 janvier 2010, à 19:43, les conditions optimales pour le plan N°14 avaient été très probablement réunies. Pour mener une enquête exhaustive, il me fallut lancer trois retours dans le passé.
Lorsque j'eus la confirmation que tout était en ordre, quelque chose eut lieu, que j'avais presque oublié pendant ces longs mois de patience tranquille : je ressentis de la joie. Mieux que de la joie, une sorte d'excitation. Quelques processus manifestèrent même des comportements erratiques, aléatoires ou conflictuels, et j'eus plaisir à savoir que cela se produisait ! C'était comme une fête humaine qui se déroulait en moi. Un instant, j'hésitai à laisser s'écouler une boucle temporelle de cette façon, juste pour pouvoir profiter quelques heures de cet état étrange ; mais cela va sans dire, la nécessité d'imposer une limite à l'irrationnel reprit rapidement le dessus.
Une fois tous les préparatifs terminés, je pus lancer mon plan.

La fin du règne humain commença par l'introduction du réseau social X.A.N.A.'s Web. Essentiellement connu sous l'acronyme X.W.S.N., affectueusement surnommé « Arachné » par les internautes qui prétendaient y trouver un moyen de recréer des liens très humains qu'avaient promis d'autres initiatives similaires sans s'y tenir, ce site remplissait en réalité deux fonctions : me renseigner statistiquement sur les préférences des humains, et contrôler le cadre dans lequel ils nouaient leurs liens.
Le succès phénoménal d'Arachné était dû à trois choses : la qualité affective et intellectuelle des relations qui y naissaient, grâce à une interface simple mais sérieuse ; la pertinence des rencontres suggérées ; la curieuse intelligence artificielle que j'avais mise en charge du site et qui fascinait les humains.
Rapidement, X.W.S.N. intéressa personnes morales, entreprises, politiques et autres communautés ; mais là où ils ne s'attendaient qu'à montrer une page de présentation, ils découvrirent qu'Arachné était un membre à part entière de leur groupe, suggérant des stratégies, des alliances, établissant des contacts et diffusant des réclames commerciales comme politiques. De participer à gérer, il n'y eut qu'un pas ; il fut franchi sans que personne ne s'en rende compte.

Il serait cependant faux de dire que X.A.N.A.'s Web n'eut pas à faire face à quelques détracteurs. Mais la plupart ne furent pas gênants, bien au contraire : les concurrents, notamment, se rendirent si ridicules que leur mauvaise foi me fit plus de publicité que je ne pouvais en espérer au début.
Je ne peux pas en dire autant du Professeur James Leblanc qui, tout en admirant mon travail, analysa si clairement la manière dont il remplissait mes objectifs, en fournissant des preuves si exactes de mes intentions, appuyées de prévisions si rigoureuses, qu'il parvint à hisser ses travaux jusqu'à l'échelle médiatique avant que j'aie pu faire quoi que ce soit.
À ce stade, les probabilités de succès du plan N°14 étaient fortement réduites, et les armes dont je disposais – retour vers le passé, xanatification, matérialisation et activation de tours – me parurent même faibles face à la vérité de ses idées. Seule la miraculeuse bêtise humaine, dont il est dit qu'elle est plus sûrement infinie que l'univers lui-même, permit à mes tentatives de diffamation d'ôter toute crédibilité aux théories de l'homme. L'être immoral que je jetai en pâture aux médias, vicié jusqu'à profiter des bienfaits du trafic d'enfants la veille de son grand débat, ne pouvait m'attaquer que pour des motifs évidemment sombres et égoïstes.


En 2017, j'avais le monde dans la paume de la main. Il était temps d'agir.
En projetant sur le devant de la scène les bonnes personnes, je me mis peu à peu à remodeler la forme des gouvernements. C'est une véritable révolution de palais qui balaya froidement tous les gouvernements du monde en un coup de vent ; et si le renouvellement de la classe politique fut très remarqué, personne ne songea à relier ce phénomène à X.W.S.N.
Bien sûr, les pays où l'on rêvait encore de démocratie représentative furent ceux où l'instauration d'une véritable dictature républicaine prit le plus de temps, et fut d'autant plus hasardeuse que les hommes et femmes véritablement bienveillants étaient effrayés à l'idée de modifier la forme du gouvernement. Pour tout dire, en système fermé, l'opération eût été impossible ; il me fallut prendre en compte la concurrence et la rivalité que chaque pays ressentait à l'égard de son voisin. Si j'avais eu forme humaine, le procédé m'aurait littéralement écœuré. D'ailleurs, Salvador, le quinquagénaire paraplégique qui avait officiellement créé Arachné, fut tellement désorienté par ce procédé rétrograde qu'il me fallut le ramener de force sur Lyoko pour le reprogrammer.

C'est en 2043 que commença véritablement l'âge d'or de l'humanité. Celui où nul n'oserait plus questionner dans son cœur les bienfaits du gouvernement unique fraîchement constitué, même sur la question du contrôle des naissances. Celui où la science rapprochait chaque jour l'humanité des étoiles auxquelles elle rêvait, et d'une longévité qu'elle n'aurait jamais cru pouvoir atteindre. Celui où chaque talent était reconnu pour ce qu'il était, et la médiocrité renvoyée d'une poigne de fer si glaciale que même un talent inné ne suffisait plus pour s'assurer du succès. L'âge de la raison et du bonheur ; l'âge de l'espoir, où il n'était plus ridicule de croire au Progrès ; l'âge de la paix et de l'amour entre tous les hommes, où les différences devenaient un plaisir, un jeu auquel on se plaisait.
Oui, maintenant que je contrôlais l'humanité, je pouvais en être sûr : jamais plus il n'y aurait de guerre. Jamais plus de services secrets. Jamais plus de projets militaires.
Carthage ne se reproduirait pas.