Au passage, un oneshot écrit il y a environ un mois de cela. Prévu à l'origine pour être une fic à chapitres, mais j'exploite tellement la folie et le chagrin avec Fides que je ne veux pas continuer avec cette histoire. Ce texte se suffit à lui-même, j'ai peur de le rancir à force d'en rajouter. Peut-être que j'y collerai un autre oneshot un jour, nous verrons bien.

L'idée était d'écrire une dystopie se déroulant dans le futur. Un Consul règne sur une société inégalitaire et, impose la religion chrétienne à la population, population qui vit à quatre-vingt pour cent dans des taudis, sur les trottoirs, dans la boue et la merde. Population à laquelle appartient Kanda, mais dont il veut coûte que coûte s'extraire. Fanatisme religieux, crainte, violence. La Congrégation, police religieuse de l'état, traque les fuyards et fait sa petite loi, rachetant parfois des Elus du Seigneur puisque leur statut les rend nobles et purs. Komui en était le chef, bien qu'il n'ait jamais eu les convictions politiques nécessaires, mais a sombré dans la folie depuis la mort de Lenalee, assassinée par des membres du clan Noah, famille de rebelles politiques, avant le génocide l'ayant fait disparaître. Depuis, il vit avec Reever, majordome et ami qui l'aidait déjà à tenir le coup auparavant puisque son rôle était particulièrement éprouvant mentalement, dans son building dominant le peuple de toute sa hauteur. Complètement psychosé, Komui cherche à remplacer Lenalee par des gamins et gamines que Reever ramasse au coin des venelles crades de la ville mais bien évidemment, n'y parvient pas, trop cramponné à ses souvenirs.

Encore un ovni, à croire que j'ai besoin de m'évader sur une autre planète et de vous tendre la main pour vous enlever avec moi. Bonne lecture, je répondrai aux éventuels commentaires et questions avec grand plaisir.

« Wash'n'dry », Miss Kittin ; « Hallelujah », Damien Saez ; « Ghosts of Utopia », IAMX


Novocaïne


Lorsque le clac clac des semelles qui frappent le carrelage résonne, lorsque tes yeux croisent ceux, cernés, de Reever, lorsque tu entraperçois le gamin qu'il tient fermement par la main, tu te dis d'abord qu'il n'a rien à voir avec Lenalee.

Que ses petits yeux bridés sont trop noirs, trop durs pour être ceux de ta sœur, qu'il leur manque l'étincelle qui fleurissait dans ceux de Lena lorsqu'elle riait, la maigre fossette qui plissait sa peau, la courbure de ses cils qui battaient la mesure. Que les cheveux longs et emmêlés qui tombent en rideaux sur ses clavicules saillantes ne ressemblent pas aux mèches souples qui s'échappaient des barrettes qu'Anita avait confiées à Lena. Que son visage est trop sec, anguleux et animal. Qu'il est trop grand, que son torse est trop large. Qu'il lui manque deux jolis seins pointus et que son corps, sa silhouette entière sont tout sauf harmonieux.

On dirait que Dieu a bâclé le travail, qu'il n'a pas pris la peine d'arrondir ces épaules aiguisées, ce menton acéré, cette pomme d'Adam découpée au rasoir. Sa peau sale cerne ses os comme le papier de soie épouse l'armature d'un cerf-volant ; ses pieds, raclés par le bitume et souillés par la boue, collent au carrelage et sèment sur le sol d'étranges ellipses brunes. Son sexe pend effrontément entre ses cuisses, émergeant d'un duvet de poil noirs, provocateur. Sa silhouette nue, efflanquée, est aux antipodes des belles courbes rebondies de Lenalee, de ses arabesques folles dans lesquelles tant de fois, tes yeux se sont perdus – et dans tes rêves, parfois tes doigts.

Enfin, Reever lâche sa main. Ils s'immobilisent tous les deux au milieu de ton bureau, noyés par la lumière trop jaune que dégueule la baie vitrée du building.

Le gosse ne regarde que toi, ne prête attention ni aux bibliothèques qui grimpent vers le ciel ni aux icônes à fonds d'or qui tapissent les murs. Les rayons de soleil qui lui tombent sur la gueule font comme une auréole autour de ses cheveux embroussaillés et bien qu'il soit ébloui, il ne te lâche pas des yeux.

Ah ils en débanderaient, les bigots qui jouent les ministres au Consulat, de le voir s'avancer pieds nus, tel le Messie, dans l'univers aseptisé des hautes sphères. Le sauvageon en ville, Ulysse gâté par la mer en Phéacie, le profane dans le royaume de Dieu ; à l'époque des apocryphes bibliques quotidiens, rien n'est pire que la mixité des classes. Mais ce n'est pas cela qui t'arrêtera. Ce n'est pas le premier orphelin que Reever te ramène, pas le premier vagabond que tu examines ainsi, pas le premier mendiant qui crotte ton carrelage immaculé.

Par contre, c'est le premier qui te regarde avec cette intensité.

Tu fais comme si de rien n'était, tu t'enfonces dans le velours moelleux de ton fauteuil et tu déposes méticuleusement ton stylo sur ton bureau, parallèle aux autres plumes proprement alignées. Un boum-boum assommant se met à tambouriner contre tes tempes comme le font les victimes acculées par la Congrégation contre les portes des lâches qui n'osent pas leur ouvrir, trop effrayés d'avoir eux-mêmes affaire avec la milice du gouvernement. C'est le moyen que choisit ton corps pour te dire de ralentir la cadence lorsque tu penses trop, pour te défendre de continuer à réfléchir.

Comme d'habitude, tu l'ignores. Tu t'en fous. Ce n'est pas un tas de chair, d'os coupants et de veines gluantes de sang qui va t'arrêter maintenant. Tu as choisi l'âme, pas le corps, quoi qu'en dise les médecins officiels à la botte du Consulat, quoi qu'en dise Reever.

Tu relèves les yeux sur le môme.

De nouveau, tu le dissèques du regard, dépeçant mentalement sa peau dégueulasse pour l'aiguiller aux quatre coins du mur comme une petite souris de laboratoire.

Un tatouage artisanal sur le torse, un obscur symbole dont les pigments sombres rongent ses pores. Une oreille percée au trou nu, quelques vieilles cicatrices, deux trois égratignures bénignes. Une frange mal coupée. Deux magnifiques stigmates qui lui dévorent les poignets comme deux bracelets de sang cristallisé – il est devenu pratique courante chez les clochards de taillader les poignets des orphelins pour les vendre à meilleur prix aux chasseurs d'Elus, même si les plus stupides de ces hunters ne se font plus avoir par ces tours de passe-passe depuis déjà quelques années.

Tu penses au Caravage, aux mômes crasseux qu'il ramassait dans les venelles et qu'il peignait, androgynes sublimes aux ongles sales que mangeaient de parfaits clairs-obscurs. Tu penses à Hugo, au blanc Gavroche, à la chasse aux cartouches, aux comptines chantées à tue-tête jusqu'au coup de feu suprême. Tu penses aux rejetons Maheu, à leurs pieds fragiles plongés dans la suie, à leurs poumons infectés de grisou.

Tu ne penses pas à Lenalee.

Tu n'as qu'un seul mot sur les lèvres.

Fake.

Un piètre reflet du canon qui a vécu auprès de toi pendant seize ans, un pauvre gosse ramassé au coin du boulevard, sur le trottoir ou sous un de ces porches où se réfugient les rejetés, là où zonent putains, orphelins, junkies, athées, agnostiques et bien d'autres encore, tous ces gens gerbés par la société depuis la création du Consulat. Tu croises les mains, pinces les lèvres, te disant que jamais ça ne marchera. Le gamin est un peu trop vieux, un peu trop mec, un peu trop tout. Il ne suffit pas d'avoir une belle gueule ni deux putains d'yeux en amande, tu songes sans ciller.

Fake, fake, fake, chuchotent les enfants sacrifiés qui depuis la mort de Lenalee, refusent de te laisser en paix.

Tu berces ton front dans la paume de ta main, secoues doucement la tête jusqu'à ce que les voix se taisent. Personne n'a rien dit mais tu as senti le regard de Reever te tomber dessus, ce regard qui signifie clairement qu'il sait et qui est presque aussitôt parti en exploration dans le bordel qui surplombe ton bureau. Tu sais ce qu'il cherche. Le pilulier, ce pilulier orné d'un majestueux camé de la Vierge, ce pilulier où dorment encore les gélules multicolores de la journée. Tu lui rends son regard, acquiesces silencieusement, oui, tu vas les prendre, non, tu n'as pas oublié, oui, c'est promis. C'est promis.

Puis des mots s'échappent d'entre tes lèvres, et ces mots forment des phrases, et ces phrases s'adressent autant au petit qu'à Reever, qui ne semble pas le moins surpris du monde par ton annonce. Tu n'en veux pas, du garçon. Ca ne va pas, il ne va pas. Tes doigts secs se posent sur la couverture rigide du livre qui trône en empereur sur ton bureau, saisissent l'ouvrage qui s'ouvre en craquant, déployant deux pages de soie alourdies d'enluminures. Derrière les verres de tes lunettes, tes yeux repêchent les mots soigneusement tracés en petits paragraphes tassés, tu retournes doucement à ta lecture, aux délectables extases de Thérèse d'Avila, et d'un coup c'est comme si toute la pièce s'est écroulée autour de toi. Les bruits se sont étouffés pour ne plus devenir que de fins chuintements, le tic tac nerveux de l'horloge rate un battement avant de ralentir franchement.

Pourtant, tes neurones refusent de s'agglutiner totalement sur les délicates pages du livre pour en pomper les doux plaisirs. Tu te dis qu'il va se passer quelque chose, que ça ne peut pas se finir comme ça une fois de plus, que la porte ne peut pas claquer de nouveau dans le dos nu de ton invité. Tu lèves doucement tes yeux noirs ; le carrelage du bureau s'est reconstitué sous tes pieds, les icônes ont fidèlement regagné leurs postes, chaque éclat de verre a regagné sa place au sein de l'immense baie vitrée ; les beaux crucifix dorés se sont pendus à leurs clous attitrés et dans un tchac-tchac-tchac plus soutenu encore que celui d'une mitraillette, les livres se sont rangés dans leurs étagères vierges ; les muscles, les veines, la peau des deux hommes devant toi ont repoussé sur leur squelettes d'os blancs.

Reever te lance un regard étrange. Tu ne fais pas cela, d'habitude. Tu ne changes pas d'avis, chaque candidat n'a qu'une seule chance de gagner tes côtés. Il n'y a pas de joker, dans ton jeu de cartes. Tes lèvres tremblent fébrilement avant de demander d'une voix rauque :

« C'est quoi, ton nom ? »

Le gosse ne te lâche pas des yeux, ne parait ni étonné ni soulagé.

« De quoi tu parles, grand frère ? lâche-t-il simplement d'une voix qui semble trop douce pour lui appartenir, pénétrant tes souvenirs d'un seul regard, violant le chagrin rance qui pourrit dans ton cœur depuis trop longtemps. Lenalee, bien sûr. »

Alors, tu dis oui. Oui, tu le gardes.

Celui-là. Ce gosse. Ce gosse ? Mais qu'est-ce que tu racontes ?

Ta sœur.


La novocaïne est un anesthésique, mais plutôt toxique et parfois à employé comme additif à certains types de drogue : si Kanda apaise la douleur de Komui, il n'en est pas moins dangereux et addictif. Ulysse, personnage principal de l'Odyssée d'Homère, prétendu premier roman. Le Caravage (1571-1610) est un peintre italien particulièrement novateur du dix-septième siècle. Gavroche est un gamin parisien, personnage des Misérables de Victor Hugo (1802-1885), ouvrage paru en 1862. Les Maheu sont une famille de Germinal, roman écrit par Emile Zola (1840-1902) et publié en 1885. Thérèse d'Avila (1515-1582) est une mystique fameuse pour ses transverbérations. Komui doit ici en lire son autobiographie, Vida de Santa Teresa de Jesús, écrit entre 1562 et 1565.