Milady De Winter observait Athos de loin, comme elle avait pris la mauvaise habitude de le faire depuis son retour dans la Capitale quelques semaines plus tôt. Tandis que le regard émeraude de la jeune femme s'attardait sur les traits et la bouche du mousquetaire, puis descendait pour suivre la carrure de ses épaules, elle sentit son estomac se nouer. Ses pensées l'imaginaient tour à tour l'assassinant d'un coup de poignard vengeur dans la gorge… ou se lovant entre ses bras pour le dévorer d'un baiser passionné. Elle détestait sa versatilité, et plus encore SE détestait pour son inconstance. Athos l'avait condamné à mort, il avait tourné le dos tandis qu'elle se balançait au bout de la corde qui aurait dû la tuer. Elle l'avait hait pour ça, avec une intensité égale à celle avec laquelle elle l'avait aimé auparavant… « Alors pourquoi est-ce que je n'arrive pas à voir se dérouler une journée sans poser les yeux sur lui ?! » Se fustigea-t-elle intérieurement.
Le mépris que lui inspiraient ses pensées la fit se détourner avec une résolution farouche.
Milady abandonna Athos à son quotidien et au marchant de la rue St Jacques avec lequel il discutait depuis une minute. « J'ai bien plus excitant à faire aujourd'hui ! » S'encouragea-t-elle. Elle s'insinua dans les rues de Paris avec dextérité, indifférente à la populace qui l'entourait. Le Cardinal lui avait demandé de s'occuper d'un ancien Garde Rouge – Jean Bailleul - qui, fort des informations qu'il avait pu récolter pendant ses années de services, menaçaient de faire chanter l'homme le plus influant de France. Milady avait hâte de rencontrer ce Bailleul. C'était le genre de mission qu'elle affectionnait : simple, distante et rapide.
L'un des gars de Sarazin, son ancien mentor, lui avait appris que Bailleul passait ses journées dans une taverne, non loin de là. Forte du fin poignard qu'elle dissimulait discrètement dans son dos, Milady gagna l'endroit et pénétra à l'intérieur alors que le soir tombait. La salle était sombre, emplit d'hommes et de femmes de petites vertus qui dégageaient une odeur écœurante et faisaient résonner la taverne de leurs éclats de voix. Mais la jeune femme avait connu pire. Ce genre d'endroit ne lui faisait pas peur. Elle repéra rapidement l'homme qui l'intéressait. Il était en train de gagner l'étage, trainant à sa suite une paysanne aux pas chancelant. « Une très jeune paysanne ! » Rectifia mentalement Milady malgré elle. Elle serra les dents. « Est-ce que j'aurais moi aussi ressemblé à cette fille si Sarazin ne m'avait pas recueilli ?! Ou si je n'avais pas rencontré Athos par la suite ?! » Elle repoussa loin d'elle cette idée et se faufila à travers la foule pour emboiter le pas à Bailleul.
Elle arriva sur le palier juste à temps pour le voir, lui et la fille, pénétrer dans une chambre au fond de l'unique couloir de l'étage. Elle arrivait devant la porte lorsqu'un cri bref lui parvint depuis l'autre côté du panneau de bois. Un choc sourd l'ensuivit. Milady n'eut aucun mal à deviner ce qui se passait de l'autre côté du mur. Réprimant la bouffée d'agacement qui lui noua brusquement la gorge, elle poussa la porte. Le spectacle qui s'offrit à elle était tel qu'elle se l'était imaginé. La fille gisait à terre, le bouche en sang, tandis que Bailleul la dominait de toute sa hauteur, un sourire satisfait et cruel sur les lèvres. « Apparemment ce Monsieur a d'autre hobbies en dehors du chantage ! » Ironisa intérieurement Milady, non sans une once d'admiration. Elle aimait les hommes aussi cruels qu'elle. Ils lui donnaient l'impression d'être moins monstrueuse qu'elle se savait l'être en réalité.
Puis son regard tomba sur la fille. Peu de sujet la touchait encore. Mais la supériorité dont les hommes se croyait investit face à une femme (« ou plutôt une fille dans le cas présent ! ») lui donnait la furieuse envie de rabattre leurs arrogances et de leurs taillader le visage.
- Qu'est-ce que tu veux toi ?! Grogna Bailleul en la découvrant sur le seuil de la porte.
Avec un calme délibéré, Milady referma la porte derrière elle. A ses pieds, la fille pleurait à présent à chaudes larmes. Une bouffée de colère se mêla à son mépris.
- J'ai l'impression que votre amie n'apprécie pas à sa juste valeur le jeu que vous lui proposer. Murmura-t-elle, un sourire suave sur les lèvres, en plongeant son regard émeraude dans celui de l'homme.
L'effet fut immédiat. Le sourire de l'homme se teinta d'une suffisance écœurante.
- Dégage ! Ordonna Milady à la fille.
Cette dernière ne se le fit pas dire deux fois. Elle se leva et quitta la chambre précipitamment. Pour la 2nde fois en moins d'une minute, Milady referma calmement la porte de la pièce, en profitant discrètement pour se saisit de son poignard.
- Alors beauté, Grogna Bailleul en s'approchant tel un prédateur, on aime la jouer rude ?!
- Tu n'as pas idée. Sourit Milady.
Et, avant que l'homme n'ait eu le temps de réaliser ce qui se passait, elle lui lacéra le visage de sa lame. Un cri rauque lui échappa tandis qu'il reculait, une main portée à son œil droit. Un flot de sang vint maculer les traits rudes de Bailleul.
Un sourire satisfait étira les lèvres de sa compagne et, à nouveau, elle fit miroiter son fin poignard en direction de l'homme. Un nouveau cri échappa à Bailleul tandis qu'une large entaille écarlate venait barrer son bras.
- Salope ! Hurla-t-il en se jetant sur elle avec rage.
Milady s'esquiva avec aisance et à nouveau elle joua de son poignard, lacérant de sa lame le dos de sa victime. Un grognement résonna mais, avant que la jeune femme n'ait réalisé que l'homme n'était pas aussi salement blessé qu'elle le pensait, Bailleul fit volte-face et lui envoya un poing en plein visage. La surprise et la douleur la firent vaciller et elle recula de quelques pas, chancelante, rendue aveugle par le coup. Lorsqu'elle reprit pieds dans la réalité, Bailleul s'avançait déjà vers elle, la rage déformant ses traits. Une fois encore, il balança son bras en direction de la jeune femme, mais cette fois, Milady l'attendait de pied ferme. Elle esquiva avant d'enfoncer la fine larme de son arme dans l'avant-bras de son assaillant. Un cri lui échappa. Il se détourna avant que Milady n'ait pu récupérer son arme et, sa fureur décuplée, il fonça sur elle tel un taureau furieux, suintant de sang.
Le souffle coupé, Milady fut violemment projeter contre l'encadrement de la fenêtre ouverte, une seconde avant que Bailleul ne vienne enserrer son cou de ses larges paumes. L'air lui manqua. La douleur la vrilla. Soudain, le souvenir d'une autre journée où elle avait failli mourir, la trachée écrasée, réveilla sa haine. Elle balança son genou entre les jambes de l'homme. Celui recula une seconde, mais revint immédiatement la ressaisir. Ils basculaient dangereusement par la fenêtre et Milady voyait le vide vaciller derrière elle. Elle se saisit du poignard qui ornait toujours le bras de Bailleul et l'arracha à son fourreau avant de la replanter entre les côtes de l'homme. Un hurlement lui déchira la gorge mais il se cramponna à elle, la poussant dangereusement contre la fenêtre ouverte et le vide qui plongeait dans son dos. Milady le poignarda à nouveau, encore, et encore. Mais lorsque finalement la force de l'homme vacilla, ils se retrouvèrent tous deux basculant dans le vide. In extremis, Milady se rattrapa à l'encadrement de la fenêtre tandis que ses pieds balançaient dans le vide et que, un étage plus bas, Bailleul tombait lourdement sur la rue dallée. Mais le sang qui suintait entre les doigts de la jeune femme glissait contre le bois de la fenêtre et, seconde après seconde, elle voyait sa prise s'amoindrir. Finalement, la fenêtre se déroba sous ses mains et elle bascula dans le vide en serrant les dents.
Elle atterrit rudement au milieu de la rue et une douleur aigue lui vrilla le coude et se répercuta dans ses côtes. Prêt de lui, Bailleul se tordait en gémissant tandis qu'une flaque de sang s'élargissait peu à peu sous lui. Sonnée, elle tentait de se relever lorsque le regard de l'homme croisa le sien. Brusquement la haine sembla le sortir de sa souffrance. Immédiatement, il lui envoya son talon au visage. Le coup et la douleur aveuglèrent atrocement Milady. La fureur la ramenait la réalité lorsqu'elle vit Bailleul s'emparer en rampant de son poignard qui gisait entre eux. Son bras se dressa au-dessus d'elle et pour la 1ère fois depuis longtemps, la jeune femme réalisa qu'elle était sans défense, qu'aucun de ses charmes, de ses tours, aucun éclair de son intelligence, ne viendrait la sortir de cette situation. Physiquement, Bailleul lui était supérieur, indéniablement, et c'est pour cette simple raison qu'elle allait mourir. L'idée même de mourir de la main de cet homme, insignifiant et vil, la révolta toute entière. Mais la lame s'abattait sur elle et plus rien à présent ne pouvait la retenir de venir s'enfoncer dans ses chairs…
Brusquement une détonation retentit. Le cœur de Milady bondit avec l'explosion, la sortant de l'état de torpeur où la haine l'avait plongée. Stupéfaite, elle vit Bailleul soubresauter sous l'impact avant de s'effondrer sur les pavés de la rue, mort. Un gémissement parvint à ses oreilles tandis qu'elle s'efforçait de se redresser. Il lui fallut un instant avant de réalisé qu'il émergeait de sa propre gorge. La douleur, la haine, la honte, qui se bousculaient en elle, l'étourdissait dangereusement. Elle se sentait faible. Faible comme elle l'avait rarement été auparavant. Elle ne parvenait pas à se remettre debout, pas même à se redresser. L'idée même que quelqu'un venait de lui sauver la vie n'émergeait que lentement, douloureusement, au milieu du chaos qui régnait dans ses pensées.
- Anne ?
Soudain, Oliver apparut à ses côtés. Les traits de son beau visage étaient déformés par l'inquiétude et, immédiatement, Milady fut projeter dans une vie d'antan, Sa vie d'antan. Dans cet autre monde, elle s'appelait Anne de Breuil et Olivier n'était pas encore Athos le mousquetaire mais le Conte de la Fère. Ils s'aimaient. Son cœur se gonfla d'une tendresse qu'elle avait presque oubliée. Il s'agenouilla à ses côtés, abandonnant un pistolet encore fumant sur le sol, et la soutint maladroitement. Milady aurait repoussé n'importe quel autre homme. Elle n'avait besoin de personne. « Sauf de lui ! » Réalisa-t-elle en se laissant choir contre lui. Etre sauvé par lui ne la gênait pas.
Athos passa une main hésitante autour des épaules de la jeune femme tandis qu'elle pesait contre lui.
- Anne ? Insista-t-il de son timbre bas et familier.
Un rire amer s'échappa des lèvres de la jeune femme. « Anne ? ». Il y avait bien longtemps que personne ne l'avait plus nommé ainsi. Et plus encore avec une voix pareille. Mais bientôt, sans qu'elle ne puisse s'en expliquer la raison, son rire se changea en sanglot. Elle le ravala précipitamment mais ses pensées étaient tellement lourdes, et son corps si engourdi par la douleur, qu'elle s'effondra contre Athos.
Une minute plus tard, il la soulevait de terre tandis qu'elle sombrait dans l'inconscience, un sourire sur les lèvres. Elle avait retrouvé sa place.
