Hikaru fut réveillé par la sonnerie stridente de son téléphone portable.

- Il faut vraiment que je change de sonnerie, marmonna-t-il, à moitié endormi.

Il était d'autant plus furieux d'avoir été interrompu aussi brutalement dans son rêve que Sai lui était à nouveau apparu, ses longs cheveux d'ébène flottant avec grâce derrière lui. Il décrocha néanmoins.

- Moshi moshi, dit-il d'une voix agressive.

- Shindo ? répondit une voix familière.

- Toya, c'est toi ? Qu'est-ce que tu veux ?

- Pourquoi n'es-tu pas encore là ? Tu es malade ? Les matchs vont bientôt commencer.

- Hein ? Quelle heure est-il ?

- Neuf heures moins le quart.

- Quoi ? J'arrive tout de suite !

Il raccrocha et se leva d'un bond. Il sauta dans ses habits, dévala l'escalier et cria « J'y vais ! » à sa mère tout en se ruant à l'extérieur. Il arriva à la Nihon Ki-in à neuf heures piles, essoufflé par sa course effrénée dans les rues de Tokyo. Il vit Akira lui faire signe mais n'eut pas le temps d'aller lui parler. Il s'installa face à son adversaire, déjà concentré sur le match à venir.

- Il est l'heure, veuillez commencer.

- Bonne partie, déclara son partenaire d'une voix solennelle.

- Bonne partie, répondit Hikaru sur le même ton.


- J'abandonne.

- Merci pour la partie.

Akira se leva et se dirigea vers son rival, absorbé par la partie qu'il disputait et serrant de toutes ses forces son éventail. Il s'agenouilla pour observer la fin du match. Hikaru était sur le point de gagner, ce n'était plus qu'une question de minutes. Akira se releva et s'éloigna d'un pas décidé. Son rival le rejoignit quelques instants plus tard dans le hall d'entrée de la Nihon Ki-in.

- Belle partie, Shindo.

- Merci. Je suis désormais capable de te battre, Toya, fais attention.

- N'exagérons rien, lança Akira d'un ton moqueur.

L'ironie mordante de la remarque cingla Hikaru comme un fouet. Il se sentit bouillir de rage.

- Qu'est-ce que tu insinues ? Que je n'ai pas un niveau assez élevé pour te vaincre ?

- Exactement. Tu as beau être très fort, tu ne m'as pas encore rattrapé.

- Très bien, faisons une partie maintenant ! À moins que tu aies peur de te faire humilier...

- C'est toi qui devrais avoir peur. D'accord, allons au club de go.


- J'ai perdu.

- Tu vois, je t'avais dit que tu ne pouvais pas encore me battre.

- Chaque jour, le fossé qui nous sépare s'amenuise. Ce n'est qu'une question de temps, répliqua Hikaru, vexé.

- N'empêche que je suis plus fort que toi pour le moment.

- Ça va, j'ai compris ! Analyse la partie au lieu de me rabaisser !

L'analyse du match ne fit qu'amplifier la dispute amorcée. Soudain, la sonnerie du portable d'Hikaru interrompit leur débat animé.

- Moshi moshi. Okaasan ! Qu'est-ce qui se passe, pourquoi m'appelles-tu ? Dépêche-toi, je suis occupé ! Quoi ? Tu es sûre ? J'arrive tout de suite !

Hikaru raccrocha et se leva.

- Où vas-tu, Shindo ? Est-ce que tout va bien ? demanda Akira d'une voix inquiète, étonné par la fébrilité de son rival.

- Oui, ne t'inquiète pas, Toya. Il faut que j'y aille, excuse-moi ! répondit Hikaru en s'élançant vers la sortie.

Resté seul, Akira rangea les pierres. Il était déçu qu'Hikaru soit parti aussi précipitamment. Ce n'était pas la première fois qu'il ressentait un pincement au cœur lorsque le jeune homme aux mèches blondes quittait le club, le laissant seul face au goban. Se pouvait-il qu'il éprouve des sentiments plus forts que la rivalité et l'amitié pour lui ? Masaka ! Il chassa cette pensée ridicule de son esprit et rentra chez lui.


- Tadaima !

- Ton ami t'attend dans ta chambre, répondit sa mère.

Hikaru se précipita à l'étage. Comme l'avait annoncé sa mère, dans sa chambre était installé un jeune homme aux longs cheveux d'ébène et au doux visage.

- Sai ! C'est toi ? Si tu savais comme je suis heureux ! s'écria Hikaru en se jetant dans ses bras.

- Hikaru !

Les deux amis, fous de joie, pleuraient de bonheur. Lorsque l'effusion cessa et qu'ils se furent remis de leurs émotions, Hikaru posa la question qui lui brûlait les lèvres.

- Comment se fait-il que tu sois en vie, Sai ?

- J'ai eu droit à une seconde chance.

- C'est formidable ! Si tu savais combien tu m'as manqué ! J'aurais dû te laisser jouer toutes mes parties !

- Tes paroles me touchent beaucoup, Hikaru, mais je pense que tu as eu raison de jouer à ma place.

- Que dirais-tu de jouer une partie maintenant ?

- Yatta !


- Tu as l'air bien sombre, Akira, quelque chose ne va pas ? demanda l'ex-Meijin, à la fois surpris et inquiet de l'attitude de son fils.

La remarque fit rougir Akira et le sortit de sa torpeur.

- Non, père, tout va bien, bredouilla-t-il, confus. Pardonnez-moi.

Comment aurait-il pu lui avouer que son esprit torturé ne pouvait se détacher de Shindo ? Pour la première fois, il avait hâte que la leçon se termine pour téléphoner à son rival, dont il mourait d'envie d'avoir des nouvelles. Le temps semblait s'étirer à l'infini et chaque minute lui paraissait une éternité.

Lorsque la leçon prit fin, il se précipita dans sa chambre et s'y enferma. Les mains tremblantes, il composa, non sans mal, le numéro d'Hikaru. Quelques sonneries plus tard, il entendit sa voix à l'autre bout du fil.

- Moshi moshi.

- Shindo ? C'est Toya à l'appareil.

- Ah, salut, Toya ! Qu'est-ce que tu veux ?

- En fait, je voulais juste savoir si tout allait bien, tu es parti si précipitamment tout à l'heure !

- Oui, daijobu, shinpai nai yo. Je...

Hikaru hésita. Devait-il lui parler de Sai ou était-ce encore trop tôt ?

- Shindo ? Tu es là ?

- Toya, j'ai quelque chose de très important à te révéler, mais tu dois me promettre de n'en parler à personne d'autre que ton père.

- Mon père ? Pourquoi ? Il est concerné ?

- En quelque sorte...

- Très bien, je te le promets. C'est à quel sujet ?

- Sai.

Le cœur d'Akira se mit à battre plus vite. Au sujet de Sai ? Hikaru allait-il enfin tout lui raconter, comme il le lui avait promis ?

- Je t'écoute, Shindo.

- Sai a décidé de montrer son vrai visage à ton père.

- C'est vrai ? C'est formidable ! Quand pouvez-vous venir ?

- Demain soir, ça irait ?

- Je pense que oui. Je demanderai à mon père et je confirmerai. Dans ce cas, ça signifie que tu connais Sai.

- Oui. Mais je ne suis pas Sai.

- Tu es son élève ?

- On peut dire ça.

- Pas étonnant que tu aies fait des progrès aussi rapides ! Bon, je vais de ce pas annoncer la bonne nouvelle à mon père. Il va être heureux, lui qui cherche Sai inlassablement. Je te rappelle tout à l'heure concernant demain soir.

- D'accord. À tout à l'heure, Toya.

Hikaru raccrocha et se tourna vers Sai en souriant.

- Tu vas peut-être pouvoir jouer une vraie partie avec Toya Meijin demain soir ! Tu devrais être content, toi qui en rêvais.

- Je suis indiciblement heureux, répondit Sai, les larmes aux yeux.

- Alors, que penses-tu de mon jeu ? J'ai fait des progrès, hein ?

- Oui, tu as énormément progressé en mon absence, je suis fier de toi, Hikaru.

Le portable d'Hikaru sonna à nouveau. Akira lui confirma que son père était libre le lendemain. D'autre part, l'ex-Meijin les invitait tous deux à dormir chez lui, ce qu'Hikaru accepta après avoir longuement hésité.


Toya Meijin ne parvenait pas à fermer l'œil. Après avoir vainement cherché son mystérieux adversaire, voilà que son identité allait enfin lui être révélée ! L'identité du Sai d'internet... Il avait du mal à y croire. À quoi pouvait bien ressembler le dieu du go ? Son impatience bouillonnait en lui, véritable tempête intérieure.

Il se leva et se dirigea à tâtons vers la cuisine, en quête d'un verre d'eau. La fraîcheur bienfaisante du liquide apaisa quelque peu le feu qui le dévorait. Il retourna se coucher et ferma les yeux, attendant le sommeil. Il fallait qu'il soit en forme pour affronter Sai. Cette pensée le conforta dans sa décision et il finit par sombrer dans les bras de Morphée.