Crédits : tous les personnages, à quelques exceptions près, appartiennent à Maki Murakami, nous nous contentons simplement de les emprunter.
PROLOGUE
Nankin, province de Jiangsu, 15 décembre 1937
Des rires d'hommes mêlés aux hurlements épouvantés d'une femme retentissaient à l'extrémité du couloir. Sans s'en préoccuper, deux militaires en uniforme de l'armée shôwa fouillaient méthodiquement chacune des pièces de la grande maison cossue qui avait appartenu à un riche négociant en étoffes précieuses.
« Va voir dans cette pièce, Oki.
- Bien, mon capitaine. »
Les troupes japonaises avaient envahi la ville de Nankin quelques jours auparavant, le 13 décembre, et depuis les soldats de l'armée impériale se livraient aux pires exactions sur sa population. Exécutions sommaires, viols, torture… la ville chinoise devait être totalement sous contrôle afin d'accueillir la venue triomphale du prince Yasuhiko Asaka et du général Iwane Matsui, commandant des forces impériales.
Le capitaine Tadahiko Inoue n'était pas homme à fuir les ordres, bien au contraire ; depuis la prise de la ville, il avait d'ailleurs fait usage de son Nambu sans beaucoup de retenue – après tout, la consigne était de « n'accepter aucun prisonnier » et il ne s'agissait somme toute que de Chinois, guère plus que du bétail aux yeux des soldats de l'armée impériale. Cependant, les viols et les exécutions, il les laissait aux autres. Ce qui l'intéressait, lui, c'était l'argent. Pour l'instant, bon nombre de ses camarades, gradés ou non, étaient bien trop aveuglés par leur soif de sang pour sérieusement songer au pillage à grande échelle de la ville. Inoue savait aussi que, une fois Nankin sous contrôle, ses richesses iraient grossir le butin de « l'Opération Lys d'or » qui visait à constituer un trésor de guerre pour l'état nippon. Il fallait donc agir vite s'il voulait avoir la chance de se constituer un petit pactole personnel.
La pièce dans laquelle il venait de pénétrer était sans doute celle de la maîtresse de maison, qui à présent gisait morte à peu de distance de là, dans le grand salon aux côtés de son époux. Elle était meublée avec goût et, sur une coiffeuse surmontée d'un grand miroir, une partie des bijoux de la malheureuse brillaient dans la lumière déclinante de cette après-midi hivernale.
Inoue allait fourrer la poignée de bijoux dans sa sacoche en cuir quand son regard tomba sur un délicat coffret, posé sur un meuble à tiroirs laqué. De facture nettement occidentale, il était élégamment marqueté et serti de gemmes colorées. Quand il en souleva le couvercle, une mélodie triste et aigrelette en monta ; il s'agissait d'un boîte à musique. Le fond du coffret comportait un plateau tapissé de satin azur pouvant contenir des bijoux. Il était vide, et Inoue y plaça ceux qu'il avait récupérés sur la coiffeuse.
« Mon capitaine, il n'y avait rien de valeur dans l'autre pièce… » annonça Oki, un tout jeune soldat de son unité. Les yeux du garçon tombèrent sur la petite boîte que le capitaine avait toujours à la main.
« C'est juste une boîte à musique. Un cadeau pour mon épouse », dit Inoue en la plaçant dans son sac. Dans la pièce au bout du couloir, les cris de la femme s'étaient tus.
« Dépêchons-nous de prendre tout ce qu'il y a à prendre ici et allons nous-en. »
o o o
CHAPITRE PREMIER
Avec quelque fierté, Nozomi Arata présenta son invitation V.I.P. au videur du Void. Bien sûr, ce n'était pas la première fois qu'elle était conviée à ce genre de fête mais les invités de ce soir étaient spéciaux et elle rêvait de les rencontrer depuis un bon moment. Elle déposa son épais manteau – en fourrure synthétique ; la vraie n'était plus politiquement correcte et totalement has been de surcroît. Lorsqu'elle poussa la porte des vestiaires, la salle était pleine mais elle repéra sa cible en un coup d'œil. C'était bien un soir de veine ! D'habitude, il n'y avait que les deux autres à ce genre de soirée. Mais là, non seulement Fujisaki était présent mais de plus, il était seul.
« Bonsoir. Je peux me joindre à vous ? » demanda-t-elle sans vraiment attendre de réponse.
Suguru détailla la nouvelle venue qui venait de s'asseoir à ses côtés sur la banquette. Jeune trentenaire, elle dénotait des nymphettes dont les tenues scintillantes s'arrêtaient au ras des fesses. Sa longue robe noire convenait pourtant à la boîte de nuit. Seul son collier en perles faisait trop élégant. La jeune femme balaya la piste du regard – Shindo et Nakano se trémoussaient en compagnie de plusieurs filles, le guitariste serrant de près une bimbo blonde moulée dans une courte robe rose bonbon - puis se lança.
« Je m'appelle Nozomi Arata. Mon nom vous dit peut-être quelque chose, je vous ai déjà écrit. Je suis l'assistante de Junichi Seiko, le directeur de l'école de musique Momori. »
Suguru acquiesça. Bien qu'il ait quitté le circuit classique, l'école Momori était un excellent établissement d'enseignement pour pianistes.
« Je connais bien l'école Momori mais… je ne me rappelle pas avoir reçu de courrier de votre part.
- Je vous ai écrit à N-G, mais on m'a peut-être filtrée, rit-elle. Je suis contente d'être venue, dans ce cas. Nous souhaiterions que vous rejoigniez notre équipe de professeurs. »
S'il fut surpris, Suguru n'en laissa rien paraître. Ce n'était pas tous les jours qu'on venait lui proposer de le débaucher jusque dans une discothèque. Cependant, il n'envisageait pas encore de se reconvertir ; aussi, après un bref instant de réflexion, secoua-t-il la tête.
« Merci de votre intérêt mais… un poste chez vous ne m'intéresse pas pour l'instant. Cela dit, je trouve curieux que vous soyez venue me démarcher jusqu'ici.
- Vous auriez de nombreux avantages. Réfléchissez à notre offre. Nous serions ravis que vous vous joigniez à nous. Il serait dommage de gâcher un tel talent. Tenez, voici ma carte », dit-elle en lui tendant un rectangle de papier glacé. Suguru le prit et le glissa dans son portefeuille. Avant qu'il ait le temps d'argumenter, Nozomi Arata se leva et le salua avant de se fondre dans la masse grouillante des danseurs.
« Alors, Fujisaki, tu t'éclates ? »
Le claviériste sursauta. Son manager avait le chic pour arriver en douce dans le dos des gens et les surprendre.
« Je peux rentrer, je me suis assez montré ?
- Tu devrais faire comme Shindo ou Nakano. Tu es jeune, célèbre. Have fun ! »
Le regard de Suguru se posa sur Hiroshi : il avait changé de partenaire, apparemment, puisque la bimbo qu'il serrait contre lui portait à présent une robe bleu électrique. Il n'entendait évidemment pas ce qu'il lui racontait mais ce devait être amusant puisqu'elle riait bêtement. La fille à la robe rose bonbon poussa soudain celle en bleu et toutes deux éclatèrent de rire. Suguru fronça les sourcils. Si le guitariste avait mis autant d'énergie dans la conception de nouvelles mélodies que dans sa manière de séduire les filles, leur nouvel album serait déjà fini.
« Twin sisters ! s'exclama K. Quel veinard ! »
Jumelles ou pas, Fujisaki avait eu sa (double) dose de bruit.
« Je m'en vais, il est tard. Bonsoir, monsieur K. À lundi. »
« Le succès s'entretient, Suguru. Vous montrer dans les discothèques à la mode en fait partie. Je sais que Nakano et Shindô apprécient cet aspect mais toi aussi tu dois y mettre du tien. Ce soir vous allez aussi interpréter un morceau alors, oui, ta présence est obligatoire. »
Ç'avait été un mensonge ; ils n'avaient pas joué. Il s'était fait avoir. Il avait passé une partie de la nuit à regarder des filles conformes (jambes lisses et nues, poitrines aux trois-quarts dévoilée, maquillage outrancier) défiler entre les bras de Nakano. Pour ça, il était clair que lui assumait pleinement la « promotion » du groupe.
C'est avec un réel plaisir qu'il sentit le froid mordant de janvier lui piquer le visage. Il n'aimait vraiment pas ces endroits confinés, bruyants, enfumés et surpeuplés. Il n'était pas si tard que ce qu'il l'avait prétendu, aussi les rues grouillaient encore de jeunes gens allant en discothèque ou dans des karaokés. Il décida de marcher un peu pour réfléchir tout en jouant fébrilement avec ses clés. Ce n'était pas la proposition de Nozomi Arata qui le turlupinait – même s'il était extrêmement flatté de l'intérêt qu'il suscitait. Si seulement il avait pu s'agir de cela ! Mais ce n'était pas le cas.
Émergeant peu à peu de ses pensées, il eut l'impression qu'on le suivait – du moins le pensa-t-il – aussi accéléra-t-il le pas jusqu'à être arrivé à destination et s'engouffra sans attendre dans la cage d'escalier de l'immeuble. Il grimpa les quatre étages et s'enferma sitôt à l'intérieur. Il n'avait qu'une envie : se coucher pour se remettre à la lecture de son roman.
Plusieurs heures plus tard (3h21 indiquait son téléphone), un bruit de serrure l'éveilla en sursaut. Instinctivement, il éteignit la lampe de chevet, restée allumée, et se recroquevilla sur lui-même. Les pas se rapprochèrent et les battements de son cœur accélérèrent ; puis, le bruit de l'eau cascadant dans la douche retentit un long moment. Enfin, il sentit une présence dans la chambre et un souffle chaud sur sa nuque. Quand deux mains remontèrent sous sa chemise de nuit, il frémit.
« Je vois que tu as trouvé la chemise que tu avais oubliée », lui murmura-t-on à l'oreille avant d'en embrasser le lobe.
Techniquement, il ne l'avait pas oubliée, il l'avait laissée, comme pour marquer son territoire ; mais ça il ne risquait pas de le dire, même sous la torture.
« C'est à cette heure-là que vous rentrez ? rétorqua-t-il.
- Oooh, tu es en colère, c'est pour ça que tu as fauché mes clefs ? J'ai dû forcer ma propre serrure. Tu as de la chance que je ne sois pas allé demander l'asile chez mon frère ou chez Sobi.
- J'espérais que vous ne seriez pas trop ivre pour avoir l'esprit clair et faire la bonne déduction.
- Et j'ai droit à une récompense ?
- Il me semble… que… vous la prenez… de vous-même… », haleta Suguru, cambré sous les baisers ardents qui glissaient sur sa peau. Ce furent les derniers mots échangés entre les deux amants, bien trop occupés pour parler. Il y avait un temps pour tout et celui-là n'était pas encore celui des réprimandes.
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Le lendemain, Hiroshi se leva avec une légère gueule de bois et un lit vide. Sans cette saleté de téléphone portable qui s'obstinait à jouer The whistle song, une des musiques du film Kill Bill, il serait encore plongé dans un sommeil profond et sans rêve. Il décrocha à contre cœur. C'était son frère.
« Qu'est-ce que tu veux, Yuji ? »
Pendant que son aîné déblatérait sur son concierge, il se leva et gagna la cuisine. Une petite note était posée près de la cafetière.
« J'ai dû partir tôt. Vous dormiez tellement profondément que vous réveiller m'aurait doublement brisé le cœur. Le double café est prêt. À demain. »
Malgré le sarcasme non dissimulé, il sourit tendrement, alluma la cafetière et rangea les clefs empruntées. Après tout, il n'avait rien fait de répréhensible avec les jumelles de la veille et ne les reverrait sûrement jamais.
« Écoute, on se parlera demain, d'accord ? coupa Hiroshi. Tu viens toujours ? »
Une sortie un peu particulière était prévue le lendemain ; K ayant décrété que le groupe manquait de cohésion, ses trois membres étaient tenus de se fréquenter plus régulièrement en dehors du travail afin de renforcer ladite cohésion. Sans en expliquer la raison, il avait jeté son dévolu sur l'Antique Jamboree, la plus grande brocante ayant lieu sur le sol japonais. Bien évidemment, Suguru avait renâclé, Shuichi avait protesté, mais en fin de compte, le programme avait été maintenu. Pour l'occasion, quelques amis et proches devaient les accompagner : Maiko, la sœur de Shuichi, Yuji Nakano et deux amis communs : Sakura, une étudiante, et Sobi, un gérant de sex-shop féru d'histoire ancienne ; Shuichi avait obtenu – de haute lutte – que Yuki se joigne à eux, quant à Suguru, il devait venir avec une camarade kyotoïte. K lui-même comptait y faire un tour, officiellement pour y chercher des yari mais sans nul doute dans le but de surveiller le bon déroulement de l'opération.
Le jeune homme se frotta les yeux puis chercha son paquet de cigarettes pour en allumer une. Le café noir lui faisait penser aux yeux de Suguru – qui avait encore oublié sa chemise de nuit, apparemment.
Ils sortaient ensemble depuis presque un an et demi et personne ne le savait ni ne s'en doutait. Tout s'était fait de façon assez étrange. Hiroshi avait raccompagné Suguru un soir après une petite fête à N-G. Arrivé devant chez lui, le claviériste avait soudain déclaré : « J'aimerais vraiment que vous montiez pour un dernier verre et même plus. Vous êtes très séduisant, monsieur Nakano, mais je ne dois pas vous plaire, moi. » Oh, il n'avait pas bu tant que ça mais quand on n'a pas l'habitude, on se laisse avoir. Hiroshi avait gentiment décliné. Le lendemain, Suguru semblait avoir tout oublié ; pourtant, Hiroshi ne cessait de penser à la déclaration. Pas une seconde il ne l'avait vue arriver et il en était venu à la conclusion qu'il ne connaissait absolument pas son collègue. L'air de rien, il s'était rapproché de lui : un café après le travail, puis une sortie les week-ends, et ce qu'il avait découvert lui avait plu. Un beau jour, il avait fini par l'embrasser et bien entendu, Suguru avait succombé. Ce n'est que plusieurs semaines après qu'il lui avait avoué ce qu'il avait dit sous l'emprise de l'alcool, des mois auparavant.
Cela ne faisait que quelques semaines qu'ils étaient amants. Ils dormaient tantôt chez l'un tantôt chez l'autre mais passaient souvent des nuits à leurs domiciles respectifs. Chacun respectait l'indépendance de l'autre. En outre, le mot-clé de leur relation était la discrétion. Ils ne voulaient pas voir leur vie privée étalée dans les journaux (même si Hiroshi n'avait pas toujours réussi de ce côté-là) ni ne souhaitaient que les Bad Luck soient catalogués comme groupe gay – ce qui était faux puisque le guitariste ne se forçait pas à fréquenter le joli sexe. Justement, il entretenait son apparence de playboy à l'occasion de fêtes comme celle de la veille. Il n'allait jamais plus loin que le flirt (bien que son petit ami n'ait rien dit, il le soupçonnait capable d'une émasculation en cas d'infidélité) mais cela suffisait à échauffer la presse et maintenir sa réputation. Il était même assez émoustillé de jouer à ce jeu sous les yeux de Suguru : la jalousie décuplait sa passion.
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Le froid était piquant mais sec en ce début de janvier. C'est un petit groupe animé qui se tenait sur le parvis de la Big Sight Tower, devant les portes d'entrées du palais des expositions. Un jeune homme aux longs cheveux noirs, revêtu d'une élégante veste en cuir, paraissait chapeauter l'ensemble des participants, ou plutôt prendre grand plaisir à le faire.
« Tout le monde est là ? demanda-t-il en comptant les derniers arrivants, au nombre desquels figurait Suguru car il arrivait tout droit de la gare.
- Il y a une personne en plus, monsieur Mizutani. Mon ami Shinichi Garai, de Kyoto, a pu se libérer », annonça Suguru, désignant le jeune homme brun à lunettes qui l'accompagnait, ainsi que Narumi, une adolescente fluette à l'air enjoué. Sobi inclina la tête à leur attention.
« Monsieur Fujisaki, je ne vous savais pas si fantaisiste ! Enchanté monsieur Garai. Nous sommes donc dix. Shuichi, pas de scène s'il te plaît, sinon au piquet. Bien, je déclare l'Antique Jamboree 2011 ouve… Allons, monsieur Yuki, cessez donc de faire la tête ! »
Contraint et forcé, le romancier avait fini par céder aux suppliques de son amant et s'était joint au groupe : en outre, il recherchait des modèles de vieux jouets pour son prochain roman. Peu à peu, des groupes se formèrent : Shuichi gravitait en papillonnant autour de Yuki, Sakura et Maiko se racontaient les derniers potins, Narumi guettait Hiroshi du coin de l'oeil et lui adressait des sourires à chaque fois qu'il la regardait, Suguru et Shinichi discutaient et Yuji était plus à l'affût de filles aux jupes courtes que d'estampes, au contraire de Sobi qui marchait à ses côtés.
« C'est très amusant, gloussa ce dernier, j'ai l'impression d'encadrer une sortie scolaire. Vous ne trouvez pas monsieur Yuki ? »
L'écrivain ne daigna pas répondre et ne lui adressa pas même un regard. Il appréciait l'ami des Nakano quand celui-ci parlait d'histoire ancienne, mais quand il se mettait en mode « diva », il était insupportable et lui collait une migraine épouvantable.
L'Antique Jamboree était la plus importante brocante de tout le pays. Sise chaque année dans la gigantesque Tokyo Big Sight, sur l'île artificielle d'Odaiba, elle regroupait plus de cinq cents exposants venus de tout le pays. En dépit de l'heure relativement matinale, des chineurs en tout genre déambulaient déjà le long des galeries de l'immense palais des expositions, à la recherche de la perle rare ou simplement d'un joli souvenir à rapporter ; il était tout bonnement impossible de ne pas trouver son bonheur parmi la multitude d'articles proposés par les vendeurs, qu'ils soient occasionnels ou chevronnés.
Les membres du groupe se dispersèrent à travers l'espace d'exposition, en quête d'une bonne affaire, et ne se réunirent qu'à la pause déjeuner dans un petit café. Yuji exhiba des revues de charme, Maiko et Sakura les vêtements vintage qu'elles avaient acquis à bon prix, Narumi montra des carnets de différents formats « pour écrire mes fanfictions sur Twilight », expliqua-t-elle, Sobi déroula une estampe ukiyo-e et un katana ; seul Yuki grogna et refusa de montrer ses achats. Les autres étaient pour l'instant bredouilles.
Après avoir arpenté la brocante tout le reste de l'après-midi, ils décidèrent de dîner ensemble dans un restaurant d'Odaiba afin de prolonger la journée. Shuichi et Yuki déclinèrent l'invitation et regagnèrent leur domicile.
« Elle est très jolie cette peluche, Okuda-chan ! s'exclama Maiko à la vue du panda que portait la jeune fille.
- Merci ! »
Si Shinichi était resté un peu en retrait, Narumi avait vite sympathisé avec les autres membres du groupe ; même Yuji tournait autour d'elle, ce qui ne lui déplaisait pas vraiment : c'était un Nakano après tout, non ?
« Et vous monsieur Nakano, qu'avez-vous trouvé ? demanda Suguru avec curiosité.
- Quelques vinyles. Je suis plutôt content. Je ne sens plus mes jambes, en revanche ! »
Ce qui était le cas de tous les participants. Le repas n'en fut que davantage apprécié et la journée s'acheva dans la bonne humeur.
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« Non, non et non. Cette fois, ne comptez pas sur moi pour participer à ce jeu grotesque !
- Allons, Fujisaki, inutile de faire la tête ! Vous allez vous amuser et c'est pour la bonne cause ! »
Debout devant ses deux collègues et leur encadrement, assis eux sur des chaises ou la banquette et sirotant du thé, Suguru lutta contre l'envie de trépigner et de leur hurler qu'ils n'étaient que des mollusques. Rectification ; Shindo et Nakano étaient des mollusques, atteints de néoplasie hémocytaire de surcroît. Sakano, lui, se pâmait d'aise devant chacune des déclarations de son patron, ce qui le plaçait de fait dans la catégorie des toutous serviles ; quant à K, il échappait à toute forme de classification reconnue. Quoi qu'il en soit, bonne cause ou non, le claviériste, qui se rangeait de lui-même parmi les ambitieux ayant une haute opinion de leur personne (mais, encore un peu trop jeune pour être un véritable requin, pouvait être assimilé à une roussette, peut-être ?) refusait tout net de se ridiculiser en participant à une émission spéciale de Takeshi's Castle.
« Nous amuser ? siffla-t-il, incrédule et furieux tout à la fois. Qu'est-ce qu'il y a de drôle, dites-moi, à avoir l'air d'un parfait imbécile déguisé en kangourou attendant de se casser la figure sur la Planche à plouf ou les Pierres molles ?
- Si tu préfères le costume de panda, on peut s'arranger… commença K.
- Au diable les costumes de pandas, tigres et autres chouettes ! éclata Suguru. Depuis quand n'avons-nous pas participé à une véritable émission musicale ? Nous sommes des artistes et nous passons notre temps à nous exhiber en discothèque ou dans des jeux idiots mais musicalement nous sommes au point mort ! Bad Luck vit sur ses acquis et tout le monde a l'air de trouver ça normal. Eh bien moi, ça m'énerve ! »
Sans attendre de réponse, il quitta le studio en claquant la porte et fila se réfugier dans les toilettes. Il avait cruellement conscience d'agir de manière aussi puérile que Shindo lorsqu'il piquait ses crises mais la vérité était qu'il étouffait depuis quelques temps. Il s'était toujours comporté comme le bon petit soldat que son cousin attendait qu'il soit, n'avait eu de cesse de mettre son talent au service de Bad Luck sans rechigner – les disputes avec leur chanteur ne comptaient pas – mais derrière tout cela il y avait un but : faire du groupe le meilleur dans son domaine. Que valait une notoriété alimentée par les frasques – involontaires, bien souvent – de Shindo et son amant ? Un peu de publicité, même d'origine douteuse, ne faisait pas de mal, bien sûr. Mais là, c'était trop. Et personne à part lui ne paraissait s'en formaliser !
Il se passa de l'eau sur le visage. Peut-être devait-il envisager de prendre quelques jours de congés ? Un week-end à Kyoto, histoire de s'éloigner de ses deux collègues, ce qui sous-entendait donc s'éloigner d'Hiroshi aussi, mais la relation qu'entretenaient les deux garçons était loin d'être fusionnelle et ils se laissaient l'un et l'autre une certaine latitude. Ce serait aussi l'occasion de donner à son petit frère, Ritsu, les jouets qu'il avait achetés à la brocante, il était certain qu'il allait aimer.
La porte s'ouvrit et Suguru n'eut pas besoin de se retourner pour savoir que c'était Hiroshi qui venait d'entrer.
« Ça va mieux ? s'enquit celui-ci avec sollicitude.
- Non. Et ça n'ira pas mieux tant que notre participation à cette émission stupide sera maintenue.
- K a raison, c'est du second degré, on va bien s'amuser.
- Nous allons nous couvrir de ridicule, nous blesser peut-être en participant à ces épreuves infaisables. Honnêtement, je crois qu'il y a d'autres manières de faire du caritatif. Seulement, j'ai de plus en plus l'impression de faire partie d'un trio comique alors que ma vocation, à la base, c'est la musique. Peut-être était-ce la vôtre aussi, d'ailleurs, mais vous paraissez l'avoir oublié. »
Le guitariste soupira. C'était là un des aspects de la personnalité de son petit ami qu'il aimait le moins. Lui ne s'était jamais vraiment pris la tête avec la musique ; dès le départ, tout ce qu'il avait voulu était jouer aux côtés de Shuichi. Être célèbre aussi, bien entendu, mais contrairement à Suguru, il n'éprouvait pas ce besoin constant de faire toujours mieux, de sans cesse gagner en popularité, de régner sur la scène musicale japonaise, bref : d'être Nittle Grasper bis. Comme le répétait souvent K, il était jeune et célèbre, il pouvait en profiter pour s'amuser sans être obligé de se tuer à la tâche, alors pourquoi se priver ?
« Je ne l'ai pas oublié. Shuichi non plus, au cas où tu en douterais. Shu m'a parlé ce matin d'un texte dont il a eu l'idée et qu'il aimerait mettre en musique. Ce n'est pas parce qu'on fait plus de promotion que de création en ce moment qu'on a décidé de tout laisser tomber. »
Suguru lança un coup d'œil au reflet du jeune homme dans le grand miroir au-dessus de la rangée de lavabos. Il ne lui avait pas parlé de la proposition de Nozomi Arata – il n'en avait parlé à personne. Il ne souhaitait pas quitter Bad Luck, pourtant force était d'admettre que, dans un instant pareil, il songeait avec sérieux à la requête de la jeune femme.
« Je vais rentrer à Kyoto pour le week-end. J'envisageais d'y retourner sous peu, de toute façon. »
Que répondre ? Suguru n'avait pas de comptes à lui rendre. S'il souhaitait s'éloigner deux jours, il était tout à fait libre de le faire, chacun vivait sa vie, après tout.
« Viens, nous ferions mieux d'y retourner », conclut Hiroshi d'un ton neutre.
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Tandis que Suguru discutait avec ses parents des derniers développements concernant Bad Luck (sans oser cependant aborder le sujet Takeshi's Castle), Ritsu avait déballé les jouets que son frère lui avait apportés et contemplait d'un œil admiratif les figurines Puri Gorota soigneusement alignées sur le bord de la table du salon. Celles-ci faisaient partie de la toute première série et n'étaient plus en vente depuis longtemps, autrement dit Suguru avait fait une trouvaille !
Le téléphone portable du claviériste sonna ; c'était Narumi qui, ayant eu vent de sa présence, lui demandait de venir chez elle car elle avait « un truc de dingue » à lui montrer. Tout en espérant qu'il ne s'agissait pas du premier chapitre de sa dernière fanfiction en date – ces écrits de fans ne l'intéressaient pas particulièrement, encore moins lorsqu'il était question de Twilight – il se rendit chez sa voisine qui l'accueillit avec une mine de conspiratrice et l'entraîna dans sa chambre sitôt eût-il achevé de saluer sa sœur aînée et ses parents.
« C'est un truc de fou ! J'ai tout de suite pensé à toi », déclara la jeune fille en sortant d'un tiroir des feuillets qu'elle lui fourra sous le nez. Quelque peu surpris, Suguru vit qu'il s'agissait en fait d'une partition écrite à l'encre noire et largement annotée d'une écriture large et assurée. Une autre feuille comportait, elle, un texte écrit de la même main, là encore largement enrichi de commentaires.
« La nuit tombe sur la ville
Le frère dit au frère tout bas
« Fais pas de bruit, ne bouge pas
Demain je te montre le puits
Où chaque jour s'endort la nuit. »
Pas de nom d'auteur, pas de titre ; juste deux lettres : « S H » en majuscules dans le coin supérieur droit.
« Où as-tu trouvé ça, Narumi ? s'enquit Suguru après s'être mentalement représenté la mélodie de la partition, qui ne lui évoquait absolument rien de connu.
- Tu ne vas jamais me croire. Dans le carnet que j'ai acheté à l'Antique Jamboree ! Le plus beau, en plus », expliqua la lycéenne en prenant ledit carnet sur son bureau, un cahier relié à la couverture rigide en papier marbré bleu, qu'elle ouvrit. « Tu vois, il manque des pages au début, elles ont été coupées, du coup celle qui est collée à l'intérieur de la couverture, ça s'appelle une garde, était un peu décollée et quand j'ai voulu réparer je me suis rendue compte qu'il y avait quelque chose d'autre collé dessous. Alors, avec un cutter, j'ai délicatement découpé le reste de la garde et j'ai trouvé tout ça. »
Suguru retourna le carnet entre ses mains. Narumi avait détaché les deux couvertures mais il savait qu'elle n'aurait aucun mal à les réparer car elle possédait quelques notions de reliure – sa passion pour les cahiers, calepins et autres supports d'écriture s'étant épanouie en même temps que son amour pour la fanfiction.
« Bizarre d'avoir placé ça dans un tel endroit, commenta-t-il.
- Oui, n'est-ce pas ? Du coup j'ai vérifié les autres mais il n'y avait rien. Enfin, j'imagine que les gens ne planquent pas tous les jours des partitions dans des livres. Ça tombe bien que tu sois là, si on allait chez toi pour écouter ce que ça donne ? Tu n'as pas envie de l'entendre ?
- Si, bien sûr. Allons-y. »
De retour au domicile familial, Suguru relata en quelques phrases la trouvaille de Narumi et tout le monde se mit en cercle autour de lui avec curiosité tandis qu'il prenait place devant le Pleyel lustré qui occupait tout un coin du salon.
Il se mit à jouer, donnant naissance à une mélodie simple mais d'une mélancolie si profonde qu'elle en était bouleversante. Le refrain, notamment, égrenait des notes tristes et aigrelettes à la manière d'une boîte à musique. Quand le morceau prit fin, tous observèrent un silence.
« Hé bien… On ne peut pas dire que ce soit gai, commenta enfin Narumi.
- En effet, approuva le père de Suguru. Je me demande à quoi pouvait bien penser la personne qui a composé ça.
- Il n'y a ni titre ni auteur, dites-vous ?
- Non, sauf ce « S H » écrit en haut. Ça peut vouloir désigner n'importe quoi. En attendant, la musique colle parfaitement au texte si c'est réellement son accompagnement. Il est vraiment lugubre », constata Suguru.
La nuit, la nuit viennent les ombres
Et l'ombre appelle son voisin
Son père, son oncle, son cousin
Et l'ombre tue, compte et dénombre
Cinquante et cent, deux cents, trois cents
Tandis que la Lune descend. »
« Mais peut-être que tu peux faire quelque chose de cette composition, intervint sa mère. Elle n'est pas inintéressante. Je serais curieuse de savoir ce qu'est devenu son auteur pour qu'elle se retrouve là où tu l'as trouvée, Narumi. »
Suguru acquiesça. Oui, il y avait peut-être de la matière dans cette partition. Mais avant de se lancer dans quoi que ce soit, il fallait qu'il en discute avec Tohma.
A suivre...
Armée shôwa : armée impériale japonaise pendant la première partie de l'ère shôwa (1926-1945)
Pistolet Nambu : du nom de son inventeur, Kijiro Nambu, le Nambu type 14 était le pistolet officiel de l'armée japonaise durant la Seconde Guerre mondiale. Il était réservé aux officiers qui devaient l'acheter.
Yari : lance japonaise.
Ukyo-e : (littéralement « monde flottant ») estampes obtenus à partir de gravures sur bois. De 1790 à 1850 environ, ces estampes célèbrent les jolies femmes, les acteurs de kabuki (théâtre), des scènes du Japon et le surnaturel.
Néoplasie hémocytaire : maladie touchant les mollusques bivalves.
Roussette : variété de requins de petite taille au corps couvert de taches brunes.
Takeshi's Castle : jeu télévisé créé par le réalisateur et acteur Takeshi Kitano, constitué d'épreuves physiques, au ton très humoristique.
Planche à plouf : les candidats doivent monter sur une sorte de planche de surf qui se déplace au-dessus d'un bassin, et doivent sauter plusieurs fois au-dessus d'obstacles avant d'arriver à la sortie.
Pierres molles : les candidats doivent traverser l'eau sur un gué, mais certaines pierres du gué sont "molles", c'est-à-dire qu'il ne s'agit que de blocs de polystyrène qui flottent à la surface.
Puri Gorota : animé imaginaire du manga Nodame Cantabile.
Les extraits de la chanson sont en réalité une version légèrement modifiée de Grand frère, petit frère, de Francesca Solleville.
