Samedi 20 juillet 1996

La chaleur était suffocante en cet après-midi de juillet. Le temps était comme suspendu. Même l'aérogare, d'ordinaire grouillant d'activité frénétique, semblait marcher au ralenti. Comme englué dans un air devenu trop dense tant il était lourd. Les enfants, sans exception, même les plus récalcitrants, ne bronchaient pas, assommés par la canicule, agrippés au cou de leurs parents, comme ces petites peluches miniatures qu'on accroche un peu partout.

Les personnes présentes pour accueillir les passagers du vol JL236 n'en pouvaient plus et maudissaient le capricieux système d'air conditionné qui manifestement devait être en grève aujourd'hui. Coutume locale bien connue et scrupuleusement respectée, pensa la jeune femme en passant la main dans sa longue crinière blonde. La voiture serait certainement une fournaise lorsqu'elle et Nanako y prendraient place, pensa-t-elle.

Devant elle, un chauffeur de limousine, la chemise froissée, le visage rouge, bouffi et ruisselant agitait comme un éventail la pancarte d'un certain monsieur « Ushimura », et faisait ainsi profiter l'assemblée de violentes effluves mêlées de sueur et d'eau de toilette bon marché. L'androgyne blonde eut un haut-le-cœur et changea discrètement de place en plaignant d'avance le futur passager de ce conducteur. Le panneau électronique venait de l'annoncer solennellement, l'appareil s'était posé en temps et en heure. Les passagers n'allaient pas tarder à envahir le hall.

Nanako était impatiente de revoir Reï. Tant d'années s'étaient écoulées depuis Seiran. Cette année scolaire, tellement agitée, tellement singulière… Inoubliable en somme. Mais dont pourtant elle avait préféré en occulter certains aspects ces dernières années.

Elle arriva, emportée par la lame de fond des passagers qui suivait comme un seul homme l'hôtesse qui la guidait tel un gracieux Messie en tailleur Kenzo vers la zone des arrivées. Le cœur de Nanako s'emballait, elle chercha avec agitation la familière longue silhouette noire parmi la foule. Assez rapidement, l'attention de Nanako se porta sur une jeune femme, plus grande que Reï, mais avec la même chevelure, la même manière de se tenir. Elle portait des lunettes de soleil, un t-shirt blanc sans manches qui à cause de la chaleur, lui collait à la peau, un jean troué et des Converse. Elle remarqua surtout que son bras gauche était recouvert de tatouages. Peut-être n'était-ce tout simplement pas elle ? Pourtant… Nanako s'approcha timidement de l'inconnue qui ôta ses lunettes révélant ses incomparables iris mauves. Plus de doute possible, il s'agissait bien de Reï !

Reï dévisagea Nanako avec une telle stupéfaction qu'elle senti sa bouche s'entrouvrir et ses yeux s'écarquiller. Elle avait toujours trouvé Nanako jolie, mais elle était devenue à présent une splendide jeune femme, sans aucun rapport avec la stupéfiante beauté froide de Fukiko qui était pourtant restée pour Reï une référence. Celle de Nanako était irradiante et respirait la bonté et la douceur.

Elle portait une robe d'été à minuscules fleurs et une veste en jean. Ses cheveux avaient poussé. Elle arborait maintenant une longue chevelure ondulée aux reflets auburn qui encadrait un visage doux, ses lèvres rose tendre lui souriaient timidement, son regard bleu azur, caressant, était plus assuré, plus mature qu'il y a cinq ans.

Les deux jeunes femmes ne savaient guère de quelle manière elles devaient se saluer compte tenu des circonstances dans lesquelles elles s'étaient quittées. Finalement, Reï prit les devants et opta pour une simple accolade qui ne dura que quelques courts instants.

- Je suis désolée, je dois être toute poisseuse… Il fait si chaud… D'ailleurs tu devrais te débarrasser de ta veste… » suggéra-t-elle. « Tu veux que je t'aide avec ta valise ? » Enchaina-t-elle enjouée.

Première chose qui marqua Nanako en dehors des tatouages (qui au Japon la ferait passer pour une yakuza), était le fait qu'elle semblait aller bien. Son regard était vif et expressif, son sourire franc, sa voix décidée. Combien de fois cette année passée à Seiran le cœur de Nanako s'était serré de voir Reï souffrir au-delà du dicible, souffrir jusqu'à vouloir mourir.

- Oui, oui… Je veux bien… » Sourit-elle. Elle quitta sa veste qui révéla un gracieux décolleté, des épaules délicates sur lesquelles reposaient les fines bretelles de sa robe. L'une d'elles glissa de son épaule, avec un doigt, Reï la remit en place, elle effleura au passage (plus ou moins volontairement) la peau de Nanako dont les joues se colorèrent à ce contact.

- Tu as changé… » Lui glissa-t-elle suggestivement en s'emparant de la valise de l'arrivante.

D'un geste leste et élégant Nanako rassembla ses cheveux en queue de cheval et les noua. Reï n'en manqua pas une miette, subjuguée.

- Toi aussi tu as changé… J'ai hésité quand je t'ai vue. » Reï eut un rire espiègle.

- Tu parles de ceci ? » Demanda-t-elle en bougeant son bras tatoué. « Je te raconterai… »

Quelques jours plus tôt

La sonnerie du téléphone retentissait en boucle dans le vide, comme un écho. Exaspérante et infatigable. Reï se retourna lentement, péniblement dans son lit en poussant un petit cri plaintif. Un désordre relatif régnait dans la pièce, certaines choses avaient changé dans la vie de Reï, d'autres non. Un pied émergeait de ce côté de la couette, un bras pendait de l'autre. Elle s'empara du second oreiller sur lequel ne reposait aucune tête pour le mettre sur la sienne. Peine perdue, elle pouvait toujours l'entendre. Qui pouvait l'appeler si tôt ? Quelle heure était-il d'ailleurs ? Le radio-réveil indiquait en chiffres culpabilisants qu'il était déjà presque midi. « Oh par pitié… » Supplia Reï sans être vraiment sûre si elle adressait cette plainte au téléphone ou à l'horloge. L'année universitaire avait été bien remplie et s'était terminée depuis trois semaines environ, et Reï n'avait pas eu de contrat depuis quelques temps. Jongler entre études, aventures amoureuses et travail que certes elle adorait, n'était pas chose facile, alors elle savourait ces rares moments de repos. Le correspondant, sans doute lassé renonça. Le silence se fit. Pas pour longtemps. A nouveau la sonnerie reprit de plus belle. Reï capitula, se leva d'un bon dont il lui semblait qu'il lui coutât des forces à soulever des montagnes. Le soleil perçait entre les interstices de ses volets, les miaulements de son chat, courroucé lui aussi d'être ainsi incommodé, vinrent s'additionner à la maudite rengaine du téléphone.

- C'est bon… J'arrive…J'espère que c'est important… » Grommela-t-elle, en trainant les pieds, comme si son correspondant pouvait l'entendre. Elle décrocha le combiné, plus pour qu'il cesse son vacarme que par réel intérêt pour la raison cet appel. Rien ne pouvait être plus important que la dette de sommeil qu'elle avait accumulée.

- Ah, enfin tu réponds ! » Soupira la voix excédée. Une voix très familière.

- Oh… Kaoru ! » Bâilla la jeune femme. « Pourquoi m'appelles-tu si tôt ? As-tu la moindre idée de l'heure qu'il est ici ? » Reprocha-t-elle malhonnête.

- … Reï, nous sommes dans le même fuseau horaire, cesse de me prendre pour une imbécile. » Sermonna Kaoru. L'intéressée se mit à rire avec malice.

- Ca a bien marché une fois pourtant… » Se défendit-elle.

- Oui je sais… » Confessa Kaoru. Un bruit de fond cacophonique provenant de chez elle vint perturber leur conversation.

- J'entends qu'Eva a aimé le dernier cadeau que je lui ai envoyé ? » Fit Reï moqueuse.

- Ne m'en parle pas… Elle adore son harmonica, elle ne le lâche que pour dormir ou aller à la salle de bains. Je ne te remercie pas ma chère Reï …

- Ist das Tante Reï ? » Fit une petite voix enfantine.

- Ja, sie ist es. » Lui répondit Kaoru.

- Hallo Tante Reï !

- Hallo mein Schatz ! » Lança affectueusement Reï à sa nièce d'adoption, avant de s'adresser à Kaoru « Elle commence à bien parler. Tu lui parles toujours de temps à autres en japonais ? »

- Oui, Takehiko aussi. On se plait vraiment ici en Allemagne, je pense qu'on est parti pour rester longtemps.

- Alors, tu m'appelles pendant que je dors pour te venger de l'harmonica, ou il y a une autre raison ? »

- Non… » Reï pouvait entendre Kaoru sourire depuis toujours elles adoraient se lancer des piques amicales et sarcasmes. « …Je t'annonce la venue chez toi, d'une vieille connaissance. Je sais que ça s'est terminé… » Elle semblait chercher ses mots « …Bizarrement entre vous, mais il n'y a que toi qui puisses l'aider… »

Le cœur de Reï manqua un battement, l'image lui revint à l'esprit sous forme de flash comme si c'était hier. Cinq ans plus tôt, dans son triste appartement, Nanako en pleurs dans ses bras, et elle qui lui caressait les cheveux, impuissante, résignée.

- Je… Je ne veux pas être séparée de toi…

- Moi non plus Poupée-chan…

- Je pourrais rester vivre ici avec toi, et voir mes parents pendant les vacances…

- Ça ne me semble pas très réaliste…

- … Alors j'ai pensé tout de suite à toi… » Conclu Kaoru. Le silence qui s'ensuivit fit sortir Reï de sa rêverie.

- Pardon, tu disais ? » Balbutia-t-elle honteuse de sa dispersion.

- Encore à bailler aux corneilles hein ? Fais-toi un café bon sang ! » Ordonna Kaoru, toujours sur fond de tintamarre d'harmonica.

- Oui, MAMAN… » Répondit Reï espiègle. Néanmoins elle s'exécuta, le combiné coincé entre la joue et l'épaule elle prépara le breuvage. Filtre usagé, poubelle, nouveau filtre, café moulu et odorant, eau dans le réservoir… Une mécanique bien huilée, un rituel bien connu des étudiants débordés en manque d'énergie.

- Je disais donc, Nanako doit passer une année universitaire à Paris pour valider son diplôme, je lui ai dit que tu allais l'aider à trouver un studio. Tu es en vacances, tu as le temps pour ça, non ? Je lui aurais bien suggéré d'habiter avec toi, mais… » Elle marqua un moment d'hésitation « …Alors voilà, elle arrive dans une dizaine de jours, le 20 je crois, attends, j'ai ses coordonnées de vol… » Bruits de quelqu'un qui fouille « Donc, est-ce que j'ai bien fait de lui dire de rester chez toi le temps de… » Le fracas de la porcelaine qui se brise interrompit Kaoru. « Reï… ? C'était quoi ce bruit ? Tu vas bien ?

- Oui… Je viens de casser une tasse ce n'est rien…

- C'est peut-être un peu soudain, je sais, je suis désolée, j'aurais voulu te prévenir plus tôt, mais Takehiko ne m'en a parlé qu'hier, et je viens d'avoir Nanako au téléphone. Elle comptait séjourner en auberge de jeunesse, mais, même si il y a au moins autant de passage dans ton appartement…

- Merci… » Répondit ironiquement la jeune femme blonde.

- Je sais aussi que vous (enfin surtout toi) avez préféré couper complètement les ponts après votre séparation, mais je préfère la savoir chez toi…Tu comprends…

- Oui, moi non plus je n'aurais pas aimé la savoir là-bas, je t'en aurais même voulu de ne pas me l'avoir dit. Et pour ta gouverne, je n'ai personne en ce moment, et depuis un moment justement…

- Fort bien ! Mais pour l'harmonica, tu me le paieras Asaka !

- Je t'attends ! » Lança Reï en la narguant.

- Attends, j'ai retrouvé ses coordonnées de vol, tu as intérêt à être à l'heure…