— Ashitaka !
Elle n'aimait pas quand il prenait cet air renfermé. Trop mystérieux pour ne pas penser à quelque chose de grave. Et quand il baissait la tête et perdait sa lueur caractéristique dans les yeux, San savait que les ténèbres l'enveloppaient doucement, comme on enveloppe un enfant dans une couverture. Il était accroupi, à l'ombre d'un grand arbre de la Forêt. Son haut n'était fait que de deux manches bleues, reliées devant par un nœud. Si bien que son torse était visible dans son intégralité. Un torse fort, dur, puissant où les quelques entailles ne devenaient que de simples éraflures. La journée passée dans les forges lui valurent cet effluve particulière du charbon, de la fumée et de la sueur; bref l'odeur des humains. Odeur que San n'arrivait toujours pas à supporter. Sa colonne vertébrale se dessinait parfaitement, droite, sous cette peau veloutée et brillante. En s'approchant à pas feutrés, elle remarqua que les empreintes d'Ashitaka dans la mousse blême étaient encore visibles. Comme lorsqu'on marche sur de la neige. La clairière baignait dans une quiétude unique, le soleil ne tardera pas à se coucher. Toute la Forêt semblait s'apaiser, plongée dans une lumière étrange.
— San.
C'est comme s'il venait juste de remarquer sa présence. Son esprit était ailleurs.
— A quoi penses tu ? souffla-t-elle en l'entourant délicatement de ses bras.
— Non rien… je regardais l'eau là bas.
Il accompagna la parole au geste, désignant l'eau stagnante pure et scintillante à quelques mètres de là. Les rayons du soleil qui traversaient le feuillage provoquaient un jeu de lumière sur la surface. On devinait des créatures au dessous, parmi les algues et autres plantes marines. Tous deux fixaient le point désigné, comme si il allait se passer quelque chose d'extraordinaire. Mais rien ne vint. D'une manière, leurs regards ne pouvaient s'en détacher. San avait le menton sur l'épaule du jeune homme, ils étaient si près l'un de l'autre qu'ils entendaient les pulsations de leur cœur.
— Tout se passe bien au village des Forges ?
Il ne sourcilla point, à se demander s'il avait réellement entendu. Son profil resta aussi droit qu'immobile. Il lui avait parlé récemment que dame Eboshi ne cessait d'accroître ses attentes. Les demandes étaient toujours plus nombreuses, et par conséquent, le travail plus laborieux. Mais Ashitaka n'était pas homme à fléchir et encore moins à se plaindre. Malgré tout, San savait pertinemment que ce n'était pas la raison. Mais elle posait des questions, jusqu'à une éventuelle preuve du contraire.
— Tu peux me le dire si le travail est trop dur, assura-t-elle en effleurant ses légères entailles.
— Non, ce n'est pas ça, répondit-il du tac au tac.
— Gonza alors qui joue les escrocs…
— Gonza ?
Son expression avait pris un ton perplexe.
— Tu sais bien, susurra-t-elle, le chef des arquebusiers, lieutenant d'Eboshi.
— Je sais bien, San. Mais Gonza n'a rien à voir. Je ne vois pas pourquoi tu en parles.
Voyant que c'était peine perdue, la jeune femme pointa de nouveau son regard vers la source d'eau. Les deux amants restèrent ainsi un bon moment, pendant que tout, autour d'eux, se plongeait dans la pénombre.
— Le village Emishi, lâcha-t-il.
Si elle le pouvait, ses oreilles se seraient redressées. Comme un loup qui discernerait une proie à proximité. Malgré que ce nom lui était tout à fait inconnu.
— Le peuple auquel je faisais parti avant de venir ici.
— Et bien ?
Il la fixa dans les yeux -la première fois depuis tout à l'heure- et elle lut dans leurs ténèbres une douleur soudaine et imprévisible.
— Un village caché dans les reliefs du Nord-Est, chassé par l'empereur. J'ai du le quitter pour me libérer de ma malédiction.
En un frisson, elle se remémora l'infâme brulure qui, quelques mois auparavant, recouvrait son bras droit dans son intégralité. A présent, il n'y en avait plus aucune trace mais les souvenirs resteraient à jamais gravés dans son esprit.
— Ils sont tous mort d'une épidémie.
Elle crut avoir mal entendu.
— Un messager qui rentrait au village a croisé des paysans sur la grande route. Ils étaient en train d'enterrer les cadavres; hommes, femmes, enfants. Quand il les a interpellé, ils ont juste dit « Le peuple Emishi s'est éteint. C'était prévisible de toutes façons, ils n'avaient aucun avenir, voilà ce que c'est que de rester à l'écart du monde ! »
Une larme glissa sur sa joue, mince filet transparent qui finit sa chute parmi les fleurs rosées.
— On ne sait pas de quoi il s'agit ni la provenance. Personne ne peut nous le confirmer. Mais tout ce qu'on sait c'est qu'il n'y a plus aucun survivant.
San baissa la tête, bouleversée, et ne vit pas qu'Ashitaka fixait son pendentif, les yeux embués. Un petit couteau émeraude aux éclats de diamants violacés, symbole d'amour éternel que Kaya lui avait offert avant son grand départ.
