Promesses et menaces
Omi était cachée dans un coin du jardin. Assise au bord de la mare, dissimulée derrière un arbre, la petite fille taquinait les carpes du bassin avec une brindille, indifférente au va-et-vient autour d'elle. Aujourd'hui, on recevait pour la première fois au manoir son fiancé et sa famille. Comme il s'agissait d'une alliance prestigieuse, son père avait voulu faire les choses en grand. Les serviteurs n'avaient cessé de s'affairer depuis trois jours afin que tout soit prêt à temps.
-Princesse ! Princesse ! appela une voix familière.
C'était Jun, sa vieille nourrice, qui la recherchait. La fillette se recroquevilla derrière son arbre; elle avait encore besoin d'un moment de tranquillité avant l'épreuve de tout à l'heure.
-Avez-vous vu la princesse ? demanda une deuxième voix un peu essoufflée.
-Hélas non, répondit Jun. Il va pourtant bientôt falloir la préparer… Le maître insiste.
-Pauvre petite, dit la seconde voix d'un ton apitoyé. Il paraît que sa belle-famille est très sévère, et que son fiancé a un caractère impossible.
-Les serviteurs des Kuchiki le décrivent comme autoritaire et arrogant, et affirment qu'il n'a aucune patience, fit Jun tristement. Ma pauvre petite fille, que va-t-elle devenir dans cette famille ?
Les deux personnes s'éloignèrent, laissant la petite fille seule avec ses pensées.
Quand son père lui avait annoncé ses fiançailles, il avait insisté sur l'honneur que constituait une alliance avec la plus grande des quatre maisons. La fillette avait compris que son père n'avait ni l'envie, ni les moyens de refuser une telle proposition. Quant à elle, Omi savait depuis toujours qu'elle devrait contracter une union de raison, qu'elle épouserait un quasi-étranger envers qui elle devrait faire les efforts d'adaptation nécessaires afin de pouvoir mener à ses côtés une vie acceptable, sinon agréable.
Et voilà que les racontars d'une servante venaient jeter une toute autre lumière sur cette alliance si prestigieuse. Autoritaire, arrogant, impatient : pourrait-elle passer sa vie aux côtés d'un tel homme ? Après avoir supporté toute son enfance le caractère dur et emporté de son père, la fillette en doutait. Elle était décidée à faire preuve de douceur et de patience à l'égard de son futur mari; cependant l'exemple de sa mère lui démontrait que la douceur et la patience n'étaient d'aucune efficacité face à un tel caractère. Elle aurait à faire preuve de calme et de fermeté, et surtout de fierté, afin de ne plier devant son mari que lorsqu'elle le déciderait.
La petite fille entendit la voix irritée de son père qui l'appelait. Elle se releva et quitta son refuge. Traversant le jardin en direction de ses appartements, elle croisa son père en tenue de cérémonie. L'air furieux, il saisit le bras de la fillette avec rudesse et l'entraîna avec lui.
-Comment te permets-tu de disparaître alors que la famille de ton fiancé arrive dans moins d'une heure et que tu n'es même pas prête… Si nous avions davantage de temps, je te donnerais une correction méritée… A partir de maintenant, tu as intérêt à bien te tenir, car ta punition dépendra de ton comportement lors de la réception.
Son père l'amena dans sa chambre et l'abandonna entre les mains de Jun et des servantes. Celles-ci firent passer à la fillette un furisode de soie bleue brochée de rose et de vert, nouèrent autour de sa taille une obi bleu pâle, et relevèrent ses cheveux dans lesquels elles glissèrent quelques fleurs. Puis elles s'extasièrent sur le résultat, affirmant unanimement que leur jeune maîtresse allait éblouir son fiancé.
La fillette écouta leurs compliments avec indifférence. Elle ne tenait pas plus que ça à faire impression sur son fiancé. Sa mère vint la chercher pour l'amener à la réception. Avant de quitter la chambre, elle examina sa fille avec attention, mais ne trouva rien à redire à sa tenue. Elle fit signe à la fillette de la suivre, et toutes deux traversèrent les couloirs en direction de la grande salle du manoir. La fillette aurait cru que sa mère en profiterait pour faire d'ultimes recommandations, mais celle-ci, à sa grande surprise, garda le silence. Omi finit par comprendre que sa mère était encore plus nerveuse qu'elle à l'idée de cette réception.
Dans la grande salle les attendait déjà son père, accompagné de ses plus proches conseillers. Parmi eux, l'oncle Takeo qui adressa un clin d'œil à la fillette, ce qui fit naître un mince sourire sur les lèvres de cette dernière. Celui-ci ne tarda pas à disparaître : sa belle-famille venait d'arriver au manoir Uragami.
Tandis que leurs invités étaient introduits dans la grande salle, le maître de maison s'avança pour les saluer, suivi de son épouse et de sa fille. Tout en échangeant les politesses d'usage, la fillette observa sa future famille avec attention. Le vieillard aux cheveux argentés et à la moustache, c'était Kuchiki Ginrei, le grand-père de son fiancé et le chef de famille. L'homme aux longs cheveux noirs, c'était son héritier, le père de son fiancé. Ils avaient l'air effectivement sévère, mais plutôt calme, et la fillette pensa qu'elle parviendrait sans doute à s'entendre avec eux.
Restait le troisième invité, son fiancé. La petite fille le dévisagea avec appréhension. Adolescent déjà grand, mais qui conservait quelques traces de l'enfance, il ressemblait beaucoup à son père. Son visage affichait une expression butée à la limite de la mauvaise humeur. Il répondait aux salutations machinalement, comme un automate. Visiblement, il n'avait aucune envie d'être là, et il le faisait savoir. La fillette sentit le cœur lui manquer. C'était bien là l'arrogant personnage décrit par les servantes. C'était lui le garçon qu'elle devait épouser.
