Bip. Bip. Bip.
- Ca fera quinze euros et trente-trois centimes, madame. Vous avez la carte du magasin ? lança-t-il d'un ton parfaitement monotone et égal.
Elle était son avant-dernière cliente. Après, il fermerait sa caisse, ferait un brin de ménage, déposerait son badge… et le week-end serait là, Merlin merci. Severus ne put s'empêcher d'essayer d'étendre ses grandes jambes, mais ne réussit qu'à se donner un coup de genou dans le bureau en fer. Il rendit la monnaie à la madame en grimaçant, tout en maugréant un „bonne soirée" bien obligé. Il soupira, et se saisit des commissions de sa dernière cliente. Il haussa un sourcil en constatant l'achat – les moldus l'étonnaient toujours un peu, même après des années en tant que caméléon parmi eux -, un pack de six petits verres à shoot. D'habitude, c'était des bandes de jeunes responsables de ce genre d'achat – rarement des quarantenaires bonnes ménagères. Il allait lui annoncer le montant, quand elle le coupa :
- Il ne me reste qu'une demi-bouteille de Whisky Pur-Feu. Je vous attends au coin de la rue.
Ses yeux s'écarquillèrent, et sa voix mourut au bord de ses lèvres. Il lui sembla qu'un grand froid traversa son corps, alors que la peur percuta son cœur d'un shoot pur d'adrénaline. Il plongea son regard dans les yeux marron et froids qui lui faisaient face. Le visage barré d'un sourire aussi sarcastique que ceux de ses meilleurs jours à lui, Hermione Granger le toisait. Il aurait pu rester dans cet état de sidération probablement longtemps ; mais le tintement des pièces sur sa caisse le secoua avec une telle force qu'il manqua de tomber de sa chaise.
- Y a pile poil la monnaie. N'essayez même pas de me faire faux bond, Snape. A tout de suite.
Et dans une tornade de boucles brunes, elle s'en alla par la porte automatique de sortie du magasin. Severus resta quelques minutes, immobile, complètement hébété. Dans un élan désespéré, il commença à se scruter sous toutes les coutures dans les reflets de sa caisse, essayant de voir si son amulette l'avait lâchée ; mais non, il avait bien son apparence de moldu. Il était dans une telle tension, que lorsque que David, un de ses collègues – un vingtenaire beaucoup trop fêtard, mais qui était toujours d'une humeur égale – lui posa une main sur l'épaule, il manqua encore de peu de faire une syncope.
- Bah, Séb, ça va ?
Au vu du souffle coupé de ce dernier, de la nervosité apparente, et de ses yeux exorbités, David comprit vite, que, non, ça n'allait décidément pas. En parlant d'une voix moins forte, il le questionna :
- Bah alors, t'as vu un fantôme ?
Severus fut tenté de répondre que oui, mais dans un élan de lucidité, il parvint à hocher la tête par la négative. D'une voix rendue rauque par l'émotion, Severus commença :
- La… la cliente… celle qui vient de partir…
- La quarantenaire, avec les cheveux bien bouclés ?
- O… oui, finit par répondre Severus en se demandant où s'était évaporée toute sa salive. Disons que…
Severus était empêtré. Il ne pouvait pas dire qu'il connaissait Hermione – cela impliquerait trop de mensonges à sortir, alors qu'il n'en était pas en état. Alors, par expérience, plutôt que de sortir un mensonge, il opta pour une semi-vérité :
- Elle vient de m'inviter à prendre un verre, souffla-t-il d'une voix encore plus basse.
- HO LE PETIT VEINARD ! s'écria David.
BLAM. Un seau d'eau glacée n'aurait pas mieux marché. Désespéré, il s'accrocha :
- Mais non, idiot, je ne v…
- Mais arrête, pour une daronne, elle était carrément canon mon gars ! Pis, vu ton âge, vieux… Haha, attends, attends, donne ta veste, re-coiffe-toi un peu… voilà, nickel, j'ai pas le temps de faire mieux. Compte ta caisse, et sors, je m'occupe de boucler la cabane et t'avise même pas de protester ! Ça va te faire du bien, tu vas voir !
Tout en parlant, il avait enlevé le gilet sans manche de l'enseigne que portait Severus – enfin, Sébastien pour lui -, avait recoiffé derrière son oreille quelques mèches en le peignant avec ses doigts, et avait fini sa tirade en agitant son index sous le nez d'un Severus qui devenait de plus en plus livide. David lui donna une bonne claque sur l'épaule, un immense sourire en travers du visage, et s'en alla d'un pas guilleret en sifflotant. Severus s'affaissa sur sa chaise, les épaules tombantes, vaincu. Il fit le compte de sa caisse, grogna de dépit, quand le compte fut bon du premier coup, compta de nouveau histoire de perdre un peu de temps. De plus en plus excédé par toute cette histoire, il passa en trombe dans le vestiaire récupérer ses affaires, répondit en un grognement peu aimable à un David qui avait appris à ne pas s'offusquer des manières de ce rustre, et c'était avec de grandes enjambées qu'il se retrouva sur le trottoir bordant la supérette. Les bras ballants, il regarda à gauche puis à droite, jusqu'à la voir.
Dans le magasin, il avait été trop abasourdi pour l'observer. Mais là, avec quelques dizaines de mètres qui les séparait, il pouvait à tout loisir se recomposer un masque d'impassibilité tout en l'analysant. Elle portait un manteau noir, qui descendait jusqu'au milieu de ses cuisses. Sous son bras, les verres achetés précédemment, et, négligemment jeté sur son épaules, son sac à main. Pour ce qu'il pouvait en juger, elle portait un jean et des bottines à talons. Toutefois, ce fut son visage qui le frappa le plus. Il fallait dire que la dernière fois qu'ils s'étaient vues, elle avait dix-neuf ans. Quel âge avait-elle maintenant ? Trente-huit, trente-neuf ans ? Ses boucles, laissées libres, tombaient en cascade sur ses épaules, assez élégamment il devait bien l'admettre. Elle était maquillée, ce qui accentuait son regard ambré. Quelques ridules au coin des yeux commençaient à se former. Sa ride du lion avait pris de l'ampleur avec l'âge. Ses lèvres étaient pincées en une moue mi-contrite, mi-irritée. Au vu du tapement de son pied sur le sol, il s'était fait désiré.
„Bien fait", pensa-t-il. Une fois son inspection finie, il émit un petit reniflement dédaigneux et croisa les bras. Bien que ce ne fût absolument pas le but recherché, son attitude typique sembla amuser la Gryffondor, car sa bouche se dérida quelque peu.
- Définitivement Snape, lâcha-t-elle, un brin d'amusement dans la voix.
- Perspicace, Granger, siffla-t-il.
Mentir ne servait à rien – sa couverture était grillée. Autant faire son jeu jusqu'à voir ce qu'elle lui voulait.
- A quand remonte votre dernier verre de Whisky Pur Feu ? lui demanda-t-elle en ignorant superbement le ton désagréable qu'il avait pris.
Il baissa la tête et donna un coup de pied dans un petit caillou. Il inspecta ses manches et demanda d'une voix qu'il voulait détachée :
- On est bien en 2017, non ? dit-il en l'observant au travers de son rideau de cheveux noirs.
Elle opina du chef, faisant volter ses boucles. Il commença à compter sur ses doigts, et au bout de quelques secondes, lâcha du bout des lèvres :
- Ca doit bien faire dix-neuf alors…
Ils se regardèrent tous les deux, sans qu'aucun ne cilla pendant quelques instants. Elle finit par tapoter sur son pack de verres, et d'une voix blanche lança :
- Venez alors.
S'il y avait près de vingt ans, Severus aurait envoyé bouler cette effrontée, ce vendredi soir-là, il lui emboîta le pas, un peu curieux.
Ils marchèrent une dizaine de minutes tout au plus, dans un silence complet. Fort heureusement, les nuits du Sud de la France avaient de l'animation pour deux, quand bien même ils avançaient dans un quartier résidentiel calme. Des bruits de conversations, de barbecue, de musiques, venaient ponctuellement leur rappeler qu'en dehors d'eux, d'autres gens étaient là. On était en Septembre. Les nuits n'étaient pas encore fraiches, et beaucoup d'étudiants faisaient leurs soirées de rentrées, des pendaisons de crémaillères, et tout un tas d'autres prétextes pour se mettre la misère. Severus suivit du regard une pimprenelle en chasse, quand il percuta un obstacle. Doux, chaud, avec une odeur délicate de jasmin, il ré-ouvrit subitement les yeux et recula d'un pas – presque en sautant. Hermione se contenta de hausser les épaules en levant les yeux au ciel, et lui tendit le pack de verre :
- Tenez ça, je dois trouver mon badge et mes clés dans mon sac.
La voix était étonnamment autoritaire, et Severus s'étonna à s'exécuter avec une facilité qui l'agaça lui-même. Bien que la rue fût déserte, il surprit Hermione à regarder en tous sens. Il avait déjà remarqué son petit manège en venant ici – il n'était pas ancien espion pour des prunes non plus -, quand elle avait fait quelques détours inutiles, et semblait s'être assurée que personne ne les suivait. Le Serpentard trouvait ça louche, et ne se priva pas de le lui faire remarquer.
- Paranoïaque, désormais ? Je ne savais pas que la liste de vos défauts s'était allongée.
Alors qu'elle passait son badge, elle eut un petit rire sarcastique. Elle lui tint la porte, l'invitant à entrer, sans se départir de son sourire narquois. Ils longèrent des rangées de boites aux lettres, jusqu'à ce qu'ils arrivèrent devant des portes d'ascenseur, qu'elle appela d'une simple pression sur le bouton. Alors qu'ils pénétrèrent dans l'espace réduit, elle tourna sa tête vers lui.
- Vous savez Snape, dit-elle si bas qu'il dut tendre l'oreille pour l'entendre, vous n'êtes pas le seul qui a dû disparaitre.
Il fronça les sourcils, mais n'eut pas le temps de rétorquer, car les portes de l'ascenseur s'ouvrirent sur un long corridor que la brune emprunta d'un pas décidé. Il lui emboita le pas, bien décidé à garder ses distances. Sa déclaration tournait en boucle dans sa tête. Pour autant qu'il le savait, Granger était plutôt dans les bonnes grâces du gouvernement magique anglais. Il se crispa un peu, en imaginant qu'elle pouvait travailler pour eux. Granger avait parfaitement le profil des gens du Ministère. Pourtant, il savait quelque part qu'elle ne l'attirerait pas dans un piège. Elle en était parfaitement incapable – beaucoup trop adepte des règlements pour monter un enlèvement clandestin. Et puis, il n'avait plus de compte à rendre à ces gens. Au milieu du couloir, elle s'arrêta et fit face à la porte de droite. Elle enfonça sa clé dans la serrure. Comme un réflexe, il lut à haute voix le nom sur la sonnette : „Megan Brown", et haussa un sourcil.
- Oui, soupira-t-elle. Vu mon français et mon accent, je ne pouvais pas prendre un nom d'emprunt local.
Elle poussa la porte et envoya rapidement promener son sac et ses chaussures en balançant un „faites comme chez vous, pour ce que ça se change". Il resta quelques instants sur le pas de la porte, interdit, son pack de verre dans les bras. Il finit par se mettre au milieu de l'entrée et referma la porte derrière lui. L'entrée n'était pas très large et la lumière était blafarde. Une porte lui faisait face à l'extrémité du couloir, et comme elle était entrouverte il supposa qu'il s'agissait de la pièce à vivre. Sur sa droite, il y avait deux portes. „Probablement la salle de bain et la chambre", songea-t-il. Sur sa gauche, une armoire à portes coulissantes dotées de miroirs le toisa. Il se vit, grand bonhomme, affublé d'un jean fatigué et d'un pull informe. Comme d'habitude, il ne se faisait pas à son visage de moldu et ne put retenir une grimace. Ce n'était pas lui. Il ôta l'amulette de son cou, et instantanément, les traits de son visage se brouillèrent, jusqu'à redevenir ceux qu'ils avaient toujours été. Son nez reprit sa forme caractéristique, sa bouche redevint une ligne fine, sa mâchoire devint plus dure. Ses yeux reprirent leurs paupières à demi-baissées tandis que ses sourcils redevenaient deux virgules sarcastiques.
- Ce genre d'amulettes est plutôt rare.
La Gryffondor était apparue à l'autre extrémité du couloir. Elle semblait redécouvrir son visage. Il baissa les yeux sur la pierre qu'il avait au creux de sa paume.
- Le gouvernement en a confisqué la plus grande partie après la Première Guerre… C'est moins puissant qu'un glamour, mais sur le long terme beaucoup plus discret. La signature magique est très faible, expliqua-t-il laconiquement.
Hermione hocha de la tête.
- Vos yeux vous trahissent, ajouta-t-elle après un silence. Quand on connait votre regard Snape…
- Je sais, dit-il durement. Mais je ne pouvais pas m'offrir le confort d'un Glamour. Ses amulettes ne font que rendre les traits quelconques, elles ne vous rendent pas méconnaissable, juste… moins voyant.
Elle n'ajouta rien, et après quelques secondes d'un nouveau silence, elle repartit dans le salon. Le son d'une bouteille qui tinta le sortit de sa torpeur. En quelques enjambées, il la rejoignit dans le salon. Si l'entrée était triste, ce salon était carrément dépressif. Une kitchenette à peine digne d'un étudiant occupait un petit coin. La majorité de la place était prise par un canapé qui avait l'air fatigué. Severus nota qu'une couverture était mise dessus, comme si l'habitante des lieux préférait dormir ici que dans un lit. Face au canapé, il y avait une petite table basse transparente et un peu sale, et encore en face, une télévision sur un petit meuble. Alors qu'il se demandait si Granger regardait la télé, son regard courut sur la prise – débranchée. Pour finir, une unique fenêtre, ouverte en ce moment, donnait sur la rue. Et c'était tout. Aucune affaire un tant soit peu personnelle ne semblait être présente. C'était comme un appartement témoin dans les magazines, mais en triste. Il allait poser une question quand Hermione se planta en face de lui, en tendant les mains. Il fronça les sourcils, et eut une moue d'incompréhension. Il allait esquisser un mouvement de recul, quand Granger ricana :
- Je veux juste les verres, expliqua-t-elle. Pour les rincer.
- Ha… Tenez, dit-il en lui mettant entre les mains sans ménagement.
Quelques secondes plus tard, le bruit d'un évier confirma ses dires. Il décida de s'approcher de la table basse, sur laquelle trônait la fameuse bouteille promise. Il s'en saisit délicatement – c'était probablement l'objet le plus proche de son ancienne vie qu'il avait l'occasion de revoir de près. Il fit courir son index le long de l'étiquette. Il relut le descriptif du spiritueux – un texte totalement vantard sur la supériorité de ce whisky – avec un petit sourire en coin. Très doucement, il fit tourner entre ses doigts le bouchon. Les odeurs du whisky vinrent chatouiller ses narines, et il sentit sa gorge se serrer un peu à l'évocation de tous les souvenirs qui, doucement, remontaient à la surface… mais le bruit de deux verres qu'on posa le sortit de sa torpeur douce-amère. Il foudroya la Gryffondor de ses deux onyx, qui ne lui offrit qu'un sourire amusé en réponse :
- J'ai eu à peu près la même réaction quand j'ai mangé une chocogrenouille, il y a deux ans.
Elle se laissa tomber sur le canapé, non sans avoir au préalable enlevé la couverture, et d'un geste éloquent, l'invita à s'assoir. Il accepta de mauvaise grâce, et fasse à ses regards insistants, entreprit de servir les deux verres. D'une longue main pâle, il lui tendit le sien, qu'elle récupéra avec un sourire très satisfait. Il considéra longuement la boisson en se demandant ce qu'il faisait ici.
- On trinque à quoi ? demanda-t-elle.
- A rien, répliqua-t-il durement en buvant une lapée d'ambre liquide.
- Ok. Au rien alors !
Et là, elle s'enquilla le verre entier, sans ciller. Severus plissa les yeux – il se souvenait d'une étudiante qui devenait pompette après deux biérauberres, et là, il avait devant lui une femme qui buvait cul sec un verre de whisky sans broncher. Alors, certes, les verres étaient petits. Mais d'ailleurs, elle n'avait que ses petits verres à shooter pour le service ?
- Vous avez cassé tous vos verres avant de m'inviter ? susurra-t-il moqueusement, en désignant l'objet de leur rencontre.
Elle haussa un sourcil et lança laconiquement :
- Il vous a semblé voir beaucoup de vaisselles dans cet appartement ?
Il se retourna vers l'espace kitchenette. Il n'y avait que des étagères, aucun placard. Et mis à part une petite casserole, une poêle, quelques couverts, il ne vit rien d'autre. Pas même une assiette. La personne vivant ici ne mangeait pas là, ou directement dans la casserole. Il refit volte-face vers la femme, en haussant un sourcil :
- Ça fait combien de temps que vous êtes ici ?
Elle leva son index et son majeur.
- Deux ? Jours ?
Cela pouvait expliquer ce sentiment impersonnel et ce manque d'objets du quotidien. Mais elle grimaça :
- Mois. Deux mois.
Son deuxième sourcil rejoignit le premier. Il allait continuer sur sa lancée, mais la Gryffondor claqua sa langue.
- Moi aussi j'ai des questions. Je vous propose un deal : on pose une question, chacun à son tour. On a le droit à… un véto disons.
Il hésita un instant. Qu'avait-il à gagner dans cette histoire ? Pas grand-chose. Il ferait mieux de rentrer chez lui, dans son petit train-train. Mais, cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas conversé en anglais… avec quelqu'un du même monde que lui ! Et avec un verre de whisky pur-feu dans la main. Le Serpentard n'était pas fou : si cette occasion ne s'était pas produite une seule fois en dix-neuf ans, peu de chances qu'elle revienne le mois prochain. Et puis qui sait, il pourrait peut-être s'amuser un peu – quitte à ce que ce soit aux dépends de Granger. Alors contre toute attente, il finit par acquiescer. Hermione prit une expression éberluée :
- Nan, sérieux ? Je vous ai convaincue ? Je pensais que ça serait un peu plus dur…
- Ne criez pas victoire trop vite non plus, lui susurra-t-il. Je me réserve le droit de partir sans aucune justification si cette conversation finit par trop m'agacer.
- Ca me parait tout à fait honnête, répondit-elle en se resservant un verre bien rempli.
Elle aspira bruyamment un peu d'alcool qui manqua de s'échapper.
- Cela fait combien de temps que vous êtes ici ? attaqua-t-elle en se remettant dans le fond de son canapé.
- Je suis ici depuis 2010. Je travaille dans cette supérette depuis 2012, précisa-t-il, en buvant à son tour une gorgée. A moi : par Merlin, qu'est-ce que vous foutez dans cette ville, Granger ?
Elle eut un reniflement amusé, en levant les yeux au plafond, comme si elle pouvait y lire une réponse. Elle lança sarcastiquement :
- Fut un temps où vous étiez plus attentif, Snape. Je vous l'ai dit dans l'ascenseur : moi aussi, j'ai dû disparaitre. Et plus précisément, j'ai choisi cette ville pour sa population sorcière éparse ; je me suis dit que ce serait plus malin que de se cacher à Paris. Et puis, le temps est agréable. Il faut croire que je ne suis pas la seule à en avoir tiré ses conclusions, dit-elle en terminant sur un petit rire à l'intention du Serpentard.
Touché. Il haussa légèrement les épaules en faisant tourner son verre pour observer les reflets dans le liquide ambré. Elle éludait la question, mais Severus avait quand même glané quelques informations.
- Pourquoi être parti quand vous avez été relaxé, suite à votre procès ?
Il serra fortement les lèvres. Voilà quelque chose qu'il n'avait jamais pu être en mesure d'expliquer à qui que soit. Il était parti, sans dire un mot et sans aucune indication. Seuls les gobelins de Gringotts pouvaient affirmer avec certitude qu'il était en vie – car oui, les gobelins utilisaient la magie du sang pour établir les contrats liant les comptes aux sorciers et étaient en général les premiers au courant du décès d'un client. On ne trompait pas les gobelins.
- Juste avant mon procès, je n'avais échappé à Azkaban que parce que j'étais cloué sur un lit, à Sainte-Mangouste. J'y ai passé six mois, traité comme le dernier des chiens. Tous les médicomages auraient voulu me voir mourir de ce foutu poison ; mais le gouvernement leur mettait beaucoup trop la pression pour que j'aille au procès. J'étais devenu un trophée de guerre. Il fallait que je sois le parfait exemple du Mangemort puni.
Il s'interrompit pour enlever une poussière de son pantalon, et continua son récit les yeux rivés sur sa jambe :
- Hélas, pour eux, rien ne s'est passé comme prévu. J'avais beau être immunisé au Veritaserum, les différents témoignages, preuves ont fini par me donner raison – avec les rebondissements que vous connaissez. Je suis sorti libre, avec un casier aussi vierge qu'un parchemin d'interrogation surprise – la comparaison fit glousser légèrement Hermione – mais la grande majorité de la population sorcière souhaitait me faire la peau, merci à la Gazette d'ailleurs. Alors… j'ai préféré partir. Sur le moment, c'est ce qu'il y avait de moins douloureux.
Il avait dit cette dernière phrase d'une manière très douce, pourtant, on sentant que tout son corps avait fini par se crisper. Il reprit un ton plus bas :
- Le poison m'avait laissé exsangue de magie… on avait brisé ma baguette à ma capture, rasé ma maison, l'idée de Poudlard me retournait l'estomac. Le procès me donnait droit à une babiole de Merlin sans importance et à une compensation en gallions… Vanité des vanités, tout n'est que vanité.
Il avait relevé son regard et avait accroché ses deux ambres. L'écho de ses mots tourna quelques minutes dans la pièce. Ce fut Hermione qui la première reprit vie :
- Pourquoi ne pas reven…
Un regard noir la dissuada de continuer sa phrase :
- Attention Granger, une question à la fois, c'est le deal.
Elle leva une main en signe de mea culpa. Il en profita pour reprendre contenance et se remettre le dos bien droit.
- Qu'est-ce que vous fuyez Granger ?
Elle garda ses lèvres fermement serrées. Severus ne lâcha pas l'affaire pour autant :
- Pourquoi vous avez fait des détours sur le chemin ? Vous avez peur d'être suivie ?
Ses lèvres tournaient au blanc mais le Serpentard continua d'une voix trainante :
- Alors Granger, ce n'est pas à moi que vous pouvez cacher ce genre de choses… Vous utilisez un faux nom en plus. Êtes-vous donc réellement devenue paranoïaque ?
- Vous savez ce qu'on dit Snape… Ce n'est pas de la paranoïa si des gens essaient effectivement d'attenter à votre vie.
Il plissa ses yeux, cherchant un trait d'humour sur le visage de la femme. Il n'y en avait pas. Elle but une lampée de whisky, et ils restèrent à s'observer en chiens de faïence un petit moment. Severus hésitait à insister il voyait bien qu'il y avait quelque chose à creuser, mais Granger ne semblait pas très coopérative soudainement – et ça ne servirait à rien de la braquer si tôt s'il voulait jouer. Il décida de prendre son mal en patience, une ouverture ferait bien son apparition à un moment ou un autre. Hermione mit ses pieds sous ses fesses et lança d'une voix qui tentait d'être maitrisée :
- J'imagine que vous n'avez gardé contact avec personne du monde magique ?
Il arqua un sourcil et balança :
- Granger, soyez sérieuse cinq minutes, par pitié… D'ailleurs, je vous appelle Granger... commença-t-il et il se mit à loucher sur sa main gauche, mais vous n'étiez pas entiché de ce Weasley ?
- Quand est-ce que vous avez lu la Gazette pour la dernière fois ? répliqua-t-elle aigrement.
- Je crois que j'ai continué à la lire jusqu'en 2002. Je crois d'ailleurs me souvenir que l'une des raisons qui m'ont poussé à arrêter à la recevoir était le fait que des pleines pages étaient consacrées à votre futur mariage, lança-t-il un brin goguenard.
Les doigts de la femme se serrèrent autour du verre. Mais Snape, trop amusé par son nouveau cheval de bataille, ne prêta pas attention aux avertissements corporels.
- Devrais-je plutôt vous appeler Madame Weasley ? siffla-t-il. Il n'y a pourtant pas d'anneau à votre main.
Elle murmura quelque chose de parfaitement inintelligible. Joueur, Severus se rapprocha, et alors qu'il allait lui demander de répéter, il se retrouva avec une baguette entre les deux yeux :
- Moquez-vous encore une fois sur ce sujet Snape, et je vous jure que les gobelins de Gringotts auront des nouvelles à transmettre demain.
Merde. Ses réflexes d'espion s'étaient quand même un peu émoussés. Il n'avait même imaginé qu'elle puisse avoir une baguette – il la pensait naïvement dans la même situation que lui, une simili-Cracmol. D'une voix outrée, il beugla :
- Mais d'où vous avez une baguette ? Pauvre folle, si vous vous cachez tant que ça, le gouvernement va être là d'une minute à l'autre si vous l'utilisez !
Elle émit un reniflement amusé.
- Une question à la fois Snape. Et ne me croyez pas si débile.
Elle retira la baguette du front de l'homme et le considéra un long moment en silence. Alors que Snape commençait à se dire qu'elle allait faire jouer son droit de véto, elle se mit à parler, d'une voix hachée et plutôt froide :
- Effectivement, nous nous sommes mariés début 2003 avec Ronald. Un beau mariage d'ailleurs, de l'avis de tout le monde.
Elle eut une grimace. Severus écoutait avec la plus grande attention et à distance respectueuse de la baguette. Il était intrigué – bien que le début de l'histoire n'était pas une surprise, la suite semblait plus prometteuse :
- Enfin, surtout du point de vue des Weasley, vu qu'ils étaient la seule famille des mariés présente, continua-t-elle sans le regarder une seule fois. Mes parents vont bien, ils sont en Australie, mais comme vous le savez… on n'inverse pas un sortilège Oubliettes aussi complexe que celui qu'ils ont subi.
Ses yeux se perdirent dans le vague quelques instants. Severus garda le silence. On lui avait demandé son avis sur le cas des parents de Granger – c'était lui qui avait détruit les espoirs de la jeune femme à l'époque. Même pour le standard Snape, avec du recul, il se trouva un peu odieux.
Bon, certes, les médicomages lui refusaient tout anti-douleur, ce qui l'avait rendu encore plus aigri sur le moment. Et la fin de la guerre avait mis les nerfs en pelote à tout le monde, mais peut-être que beugler dans Sainte-Mangouste que Granger était « une sorcière et une fille indigne si vous accomplissez des choix irréfléchis et définitifs en espérant que quelqu'un vous sauve la mise, comme à chaque fois ! », le tout en lui postillonnant copieusement dessus, oui, peut-être que ça avait été… excessif. Il abhorrait les gens comme Miss Parfaite – sur le moment, elle n'avait pas été très différente de Dumbledore pour lui. Il n'avait jamais eu le même cynisme que ce vieux glucosé, qui voyait toujours le plan final, qui ne voyait que cela d'ailleurs, et qui justifiait tout pour « le bien commun ». Severus, de son point de vue, était plus honnête : il sauvait d'abord et surtout sa peau, et si au passage ça sauvait le monde, tant mieux. Severus, par son rôle d'agent double, avait tout vu des guerres, bien loin des dossiers, des comptes rendus, des plans sur parchemins. Ces supports de bureaucrates tendaient à tout justifier, tout aplanir. Deux élèves de Poudlard n'étaient pas revenus de vacances en pleine guerre ? Bien, pas de problèmes, c'était marqué dans le rapport. Ca faisait partie d'un taux de perte acceptable.
C'était administrativement sous contrôle, donc c'était bon. « Tout se déroulait selon le plan. ». Cela l'avait toujours dégoûté. Comme si la rigueur administrative pouvait quantifier et exprimer l'horreur de la guerre. Un mouvement le sortit de ses réflexions ; c'était Hermione qui remettait une mèche en place. Elle s'humidifia les lèvres et reprit, toujours de la même voix :
- Bref, nous nous sommes mariés. Il était Auror, avec Harry – je crois qu'il l'est toujours d'ailleurs. Tout allait pour le mieux, au début.
Elle but une gorgée de whisky, en fermant les yeux. Il était clair que cette histoire l'affectait beaucoup ; aussi Severus se retint de tout commentaire formulé à voix haute – il avait au moins appris ça pendant ces vingt dernières années avec les Moldus.
- Mais… en tant que Née-Moldue, j'avais sous-estimé la puissance du mariage sorcier… Et, pour faire simple, quand j'ai voulu divorcer… Je me suis retrouvée seule, face au système. Mes économies ont fondu comme neige au soleil, je n'avais plus de famille, mes amis se comptaient sur les doigts d'une main. Il a fallu sept ans pour prononcer le divorce – que j'ai fini par obtenir, avec beaucoup de ténacité. Ronald était tellement en colère qu'il m'a clairement menacée de mort, et…
Sa phrase resta en suspens, mais elle reprit d'une voix plus étranglée :
- Disons que durant toutes ses années de mariages forcées, il ne m'a pas vraiment donné de raison de croire en sa grande mansuétude.
La bouche de Severus s'assécha. Un tic nerveux agita l'œil gauche d'Hermione, et Severus vit clairement la femme se mettre à trembler. Pas longtemps, une ou deux secondes tout au plus, mais le message était clair. Sa gorge à lui se serra, et il but une longue gorgée de whisky pour se réhydrater et reprendre contenance. Si on lui avait dit que le veau roux aux yeux bleus...
- C'est… une sacrée histoire, Miss Granger.
Il avait à peine desserré les dents. Hermione releva la tête, un brin suspicieuse.
- Pas de sarcasmes comme quoi je l'ai bien mérité ?
Severus eut l'impression de se prendre une gifle en pleine tête. Il ne dit rien, mais un regard noir prévint Hermione de ne pas trop tenter sa chance non plus avec les sarcasmes.
- C'est à cause de lui que vous vivez comme ça ? Avec un endroit à peine à vous ?
Silence. Il savait déjà la réponse. Les yeux d'Hermione s'assombrirent :
- Oui. Des amis m'ont prévenu qu'il avait retrouvé ma trace, alors j'ai changé d'endroit aussitôt.
Tout en disant cela du ton le plus détaché qu'elle pouvait, elle gigota, mal à l'aise, dans son canapé.
Il posa son verre sur la table basse et soupira longuement. Bon. Cela pouvait expliquer une certaine forme de paranoïa.
- Je suis désolée.
Il tourna vivement la tête vers la femme. Elle n'avait pas dit ça les yeux emplis de larmes, avec un air de victime. Non, elle avait le même regard dur qu'il lui avait vu sur le champ de bataille le même regard qu'à Sainte-Mangouste, pendant qu'il lui vociférait dessus. Il devait avoir l'air surpris, car elle explicita sa remarque :
- Je suis désolée de vous déballer mes problèmes Snape. Rien ne vous concerne et rien ne vous regarde.
- Vous savez, Miss Granger, j'ai posé la question après tout. Vous y avez simplement répondu… Cela a toujours été dans vos habitudes, d'ailleurs.
Les deux eurent un petit reniflement amusé. Que le temps de Poudlard paraissait loin, assis sur ce canapé miteux et inconfortable. Il resservit les verres et leva le sien :
- Finalement, je trinque à la paranoïa.
Hermione ne put retenir un rire :
- A la vôtre alors !
