Et voilà, une nouvelle fic sur Les Nombrils. Comme pour la précédente, tout ceci n'appartient pas à mon humble personne, mais à Maryse Dubuc et Marc Delaf. Cette histoire couvre en majeure partie des évènements antérieurs aux six tomes canoniques sortis à ce jour mais les rejoint à partir d'un certain point. Il y aura donc de nombreux spoilers.
Pareillement à Miss Vitriol, cette fanfic a été écrite avant que ne soit publié le tome 7, et par conséquent, certains éléments n'ayant pas encore été révélés à l'époque ne sont pas pris en compte, ce qui donne lieu à des interprétations de personnages que je ne peux plus avoir à l'heure actuelle.
Je tiens à signaler que si Miss Vitriol était plus ou moins dans la lignée du canon et jouait beaucoup sur l'humour et la légèreté, cette fic-ci est beaucoup plus dramatique et trash, ce qui était inévitable étant donné les sujets traités et le point de vue choisi : celui de Vinko. Ce personnage n'est pas positif. Il n'a rien d'un héros. Ne venez pas croire que je cautionne ce qu'il fait. Je ne fais nullement l'apologie de tels actes. C'était simplement un exercice intéressant que de prendre le point de vue d'un salaud et de tout décrire à travers son « filtre ». Aussi, lui et ses potes ont tendance à : boire, fumer des joints, se prendre pour Kurt Cobain, et plein d'autres trucs que ta maman dirait que c'est pas bien. Ainsi s'explique le rating élevé. Et si vous êtes fans de Vicky...ne vous attendez pas à la voir décrite sous son meilleur jour. C'est un personnage que personnellement j'aime beaucoup, mais à travers un tel point de vue, elle ne pouvait que prendre très cher!
Bonne lecture !
Jeter un pavé dans la mare
1. Sympathique comme une porte de prison
Puisque j'ai droit à un bloc de feuilles de papier et à un stylo, je vais écrire. De toutes façons, je m'ennuie comme un rat mort, alors autant m'occuper. Je vais d'ailleurs m'ennuyer encore longtemps, vu le nombre d'interminables années qu'il me reste à passer ici. Et tout ça, quand on y réfléchit, c'est de la faute de Vicky. Mais je vous parlerai de cette pétasse plus tard. C'est une histoire qui commence bien avant qu'elle ne vienne foutre le bordel dans ma vie qui était devenue presque idéale.
En fait, je ne sais pas par où commencer. Peut-être par une anecdote marrante ? Vous saviez que Gary portait des caleçons Bob l'Éponge ? Mouais, bof, plutôt moyen comme anecdote. Non, en fait, je pense que s'il faut un début, ce devrait être le jour où je l'ai rencontré. Non, pas Gary ! Le jour où j'ai rencontré celui que j'ai tué. Enfin, essayé de tuer, car il a survécu à ce qu'il paraît. Enfin, il n'est pas ma seule et unique victime, mais il n'y a que pour lui que j'ai éprouvé de la peine quand le couteau s'est enfoncé dans son ventre…D'accord, c'est vrai que j'ai utilisé ce modus operandi uniquement pour lui, mais le couteau n'a rien à voir. Si j'avais tenté d'éventrer cette truie de Vicky avec, je crois que j'aurais trouvé ça plaisant. Avec lui, j'avais la sensation de gaspiller. Ne venez pas croire que je suis juste un psychopathe assoiffé de sang. Je ne tue pas pour le plaisir, mais parce que je veux rendre service à l'Humanité en la débarrassant de la vermine, des intimidateurs. Il faut bien que quelqu'un s'en charge, mais trop peu de monde semble s'en préoccuper. Bien que je dois reconnaître qu'il y a un côté gratifiant à exécuter les salauds, et ça s'apparente à du plaisir.
Quoi qu'il en soit, j'étais un petit garçon tout ce qu'il y a plus doux et gentil et je ne savais pas ce qui m'attendait.
Dès le premier jour dans ma nouvelle école, on me fit comprendre que certaines choses étaient impardonnables, même si ce n'était absolument pas logique. Ma famille était originaire d'un pays d'Europe de l'Est, même si je suis né ici et y ai toujours vécu. Je ne parle même pas la langue dans laquelle s'exprimait ma grand-mère quand elle vivait toujours avec nous. Mais je l'aimais bien, ma Baboushka, elle me donnait des biscuits dont les emballages étaient recouverts de caractères cyrilliques. J'ai appris plus tard qu'en réalité ils étaient périmés car elle les gardait depuis la seconde guerre mondiale. Cela dit, je n'ai jamais été malade en les mangeant…J'allais avoir onze ans quand nous avons déménagé. On m'a inscrit dans l'école la plus proche de notre nouveau foyer et je m'y suis rendu allégrement le premier jour. À peine avais-je franchi le portail que je fus interpellé par un groupe de garçons (et même quelques filles qui gloussaient comme des dindons).
« Eh, t'es un nouveau ?
— Oui, je viens d'emménager avec ma famille.
— Comment tu t'appelles ?
— Vinko. »
Cela provoqua l'hilarité de la bande. Je savais que mon prénom sonnait bizarre à une oreille francophone, mais je n'imaginais pas qu'il puisse être risible à ce point. Je tins à compléter mon identité en leur donnant mon nom de famille. Grave erreur. Cela les fit rire encore plus, il y avait trop de consonnes. Ils comparèrent mon patronyme à un bruit de pet. Je m'étais de toute évidence fait plein d'amis. Youpie. Je notai mentalement de ne jamais leur révéler que j'appelais ma grand-mère « Baboushka ».
Comme dans tous les groupes de petites brutes moqueuses, il y avait un leader. En l'occurrence, il s'agissait d'un garçon blond avec des oreilles à suggérer un lien de parenté avec Gainsbourg —ou Dumbo. À côté de lui, il y avait un petit brun avec le nez aplati comme s'il s'était pris une porte vitrée en pleine gueule. Il ricanait à chaque phrase du blond en reniflant comme un goret. Je remarquai alors que ces deux-là tenaient dans leurs bras des vêtements. Le blond surprit mon regard.
« Eh, Bingo, tu veux bien garder ça pour nous ?
— Euh…ben… »
Je n'eus pas le temps de donner mon avis qu'ils transférèrent les fringues dans mes bras. Ce après quoi la bande toute entière partit d'un pas pressé tout en retenant des rires derrière leurs mains.
« Et ne t'inquiète pas, Bingo, il a l'air un peu effrayant, mais il ne l'est pas ! me cria le blond au loin.
— Hin hin ! renchérit le goret.
— Qui ça, « il » ? Et puis d'abord, c'est Vinko, pas Bingo ! » m'écriai-je en les regardant partir.
Je baissai les yeux sur le tas de vêtements dont j'avais hérité.
« Mais c'est à qui, ça ?
—À moi. »
Je sursautai. Le garçon qui venait d'apparaître dans l'angle du couloir avait une voix tellement glaciale que je crus que mes tympans allaient se transformer en sorbets au citron. Quand il disait être le propriétaire des vêtements, je voulais bien le croire, pour la simple raison qu'il se tenait là devant moi, complètement nu. Mais ce n'était pas le plus surprenant le concernant.
« Ces crétins voulaient vérifier si j'étais blanc partout. Ce n'est pas la première fois qu'ils font ça, mais à notre âge, on commence à avoir des poils, alors ils ont dû se demander si j'en avais qui poussaient à cet endroit-là, et de quelle couleur ils étaient…quelle bande d'abrutis ! À votre avis, de quelle couleur ? Vert fluo peut-être ? »
Je ne pus m'empêcher de regarder à l'endroit susnommé. Avant de détourner le regard, complètement gêné. La vache ! C'était vrai qu'ils étaient blancs en plus ! Aussi blancs que ses cheveux, qui avaient par ailleurs la particularité de comporter deux mèches rebelles parfaitement symétriques.
« Ce sont mes vêtements, répéta-t-il, dardant sur moi un regard de félin mécontent.
— C'est pas moi ! J'ai rien fait ! explosai-je, honteux.
— T'es con ou quoi ? Je le sais que c'est pas toi ! Même sans lunettes, j'y vois assez pour dire que je ne te connais pas et que tu n'étais pas avec eux. »
Sa nudité n'avait pas l'air de le perturber. Je songeai que ce garçon devait être habitué à l'humiliation. Sa voix était étrangement calme, et son ton désabusé, comme s'il se disait : « À quoi bon lutter ? » Il s'approcha de moi et me retira ses vêtements des bras.
« D'ailleurs, où elles sont, mes lunettes ? Ah, je te parie qu'ils les ont mises dans la poubelle après les avoir piétinées. Je vais devoir aller chez l'opticien. Encore.
— La poubelle ? Je vais aller voir pour toi !
— Ah, merci. »
J'avais surtout envie de m'éloigner de lui le temps qu'il se rhabille. Le fond d'une poubelle n'était pas un spectacle très ragoûtant, mais au moins ça ne me donnait pas envie de regarder ailleurs en sifflant. Et puis, je me la posais quand même sincèrement, la fameuse question : « Mais enfin, pourquoi il est tout blanc ? » Je n'avais jamais vu d'albinos de ma vie, et je ne savais que vaguement ce que c'était. Pour moi, c'était plus ou moins un phénomène qui touchait les rongeurs dans les laboratoires. Mais là, c'était un humain. Un gars de mon âge. Et à poil. Je n'osais pas trop le regarder, comme avec les handicapés. J'avais peur de le contrarier si je le dévisageais trop à son goût.
« J'ai trouvé tes lunettes ! lui annonçai-je.
— Ah. »
Je les lui tendis en tentant de ne pas le reluquer, mais cela ne fonctionna pas, mes yeux se posèrent sur lui malgré moi alors qu'il posait les lunettes sur les siens. La monture était légèrement tordue mais les verres n'étaient pas cassés. En constatant cela, il fit un commentaire comme quoi c'était un jour de chance. Ma chance à moi, c'était qu'il s'était habillé. Enfin presque.
« Mmmh, ils ne t'ont pas rendu mes chaussures, je suppose ?
— Non. Et je n'ai rien vu dans la poubelle. »
Il soupira.
« Eh bien, je vais passer le restant de la journée pieds nus, c'est pas grave. »
Dans un haussement d'épaules, il passa à côté de moi sans m'adresser le moindre intérêt et se dirigea vers la salle de classe. Il restait environ vingt minutes avant que le cours ne commence, mais il ne semblait pas avoir envie de jouer avec les autres dans la cour. Ce qui n'était pas incompréhensible au fond. Je passai ces vingt minutes à attendre dans un coin. Je repensais à ce qui venait de se passer et je fus pris de vertige : si c'était moi qu'on avait déshabillé et humilié comme ça, j'aurais crié, hurlé, pleuré toutes les larmes de mon corps et j'aurais terminé en sanglotant roulé en boule. Lui, il avait pris ça presque avec nonchalance.
Quand la classe commença, l'institutrice, Mademoiselle Julie, me présenta à la cantonade. Mes nom et prénom firent sensation. Quand on me demanda de préciser mes racines, je leur donnai le nom du pays où je n'avais jamais mis les pieds mais qui peuplait chaque ligne des histoires que me racontait Baboushka en me bordant dans mon lit. Il s'avéra que presque personne n'était capable de situer ma patrie d'origine sur une carte d'Europe. Pas même Mademoiselle Julie, qui était plus rouge qu'une merguez quand elle essaya de le trouver en faisant tournoyer son index devant le grand panneau. Je ne m'en formalisai pas, j'avais l'habitude, ma famille venait d'un endroit ésotérique. Et puis, j'ai connu pire depuis. Une dizaine d'années plus tard, j'allais faire la connaissance d'une véritable demeurée rousse croyant dur comme fer que l'Europe était non pas un continent mais un pays…
Quand je dis que presque personne n'y arrivait, c'était pour préciser que bien sûr lui savait. Il ne m'avait prêté aucune attention durant ma présentation à la classe, comme si j'étais la personne la plus barbante de l'univers. Après avoir laissé notre institutrice s'emberlificoter avec la géographie, il avait lentement levé la main.
« Moi, je peux vous dire où c'est, c'est juste à côté de…
— Oh ! Fais pas le malin, Alain ! explosa-t-elle.
— Alain-qui-fait-le-malin ! ricana un élève.
— Ça rime en plus !
— Qui fait le malin, tombe dans le ravin !
— Hin hin ! »
Mademoiselle Julie n'appréciait pas d'être moins savante qu'un albinos sans chaussure. Et quand elle remarqua qu'il n'en portait pas, elle demanda une explication, rougeaude.
« Je ne sais pas où elles sont, il faut poser la question à cette bande d'australopithèques. » lâcha-t-il en désignant nos charmants camarades.
Charmants camarades qui, bien qu'ignorant ce qu'était un australopithèque, avaient compris que ce n'était pas un compliment, et se mirent à le fustiger d'insultes et de quolibets. Mademoiselle Julie les gronda pour leur grossièreté, mais Alain fut le seul à qui elle demanda de venir la voir après les cours. Il prit la chose comme il semblait tout prendre : avec l'air de s'ennuyer. Voyant qu'on m'avait oublié, je demandai timidement si je pouvais m'asseoir. Je trouvai une place près d'Alain (il y avait peu de gens autour de lui). Le cours commença.
Je me fis une réflexion absurde : si Alain était une tête de Turc, c'était parce que c'était un petit intello premier de la classe, le genre Monsieur Je-Sais-Tout. Comme si c'était pour ça. Mais ça ne l'aidait pas. Pourtant, il n'était pas assis au premier rang et préférait regarder par la fenêtre que de répondre aux questions, indifférent aux boulettes de papier lancées dans sa direction. En revanche, il y avait une gamine abominable installée juste devant le bureau de Mademoiselle Julie, et dont le doigt se levait tellement vite et tellement souvent que je la soupçonnais d'être un cyborg. Marlène était une maigrichonne avec des incisives comme des planches à voile et rien ne semblait lui faire plus plaisir que de réciter ses leçons apprises par cœur comme une petite oie savante. Elle n'était cependant pas la plus douée, ni la plus rapide. Environ une seconde avant chacune de ses réponses, j'entendais Alain la devancer, dans un grommellement peu audible. Sans pour autant détacher son regard de la fenêtre. Ce mec donnait vraiment l'impression de se faire chier grave.
Dès la récréation, je tentai d'en savoir plus sur le mystère ambulant.
« Tu connaissais toutes les réponses, alors pourquoi tu ne les as pas dites ?
— Parce que ça ne m'intéressait pas.
— Tu as peur que les autres t'embêtent encore si tu fais ton intello, c'est ça ? »
Il roula des yeux avant de se planter devant moi. Bien que je mesurais environ une demi-tête de plus que lui, j'avais l'impression de me ratatiner sur place face à son regard pénétrant.
« Mais oui, je suis un intello ! lâcha-t-il acerbement, Je peux te réciter le nombre pi jusqu'à la cinquantième décimale, j'ai lu À la recherche du temps perdu sans m'endormir et je connais les composants d'un vaisseau spatial jusqu'au moindre boulon !
— Euh…c'est vrai ?
— Bien sûr que non ! Tu crois vraiment tout ce qu'on te dit ?
— Tu sais que tu n'es pas très gentil ? Un vrai glaçon ! »
Je trouvais sa réaction exagérée. J'avais juste essayé d'être sympa et il me parlait comme si j'étais le dernier des débiles. Clairement, il ne voulait pas de moi dans son sillage. Il allait à nouveau se mettre à m'ignorer comme il le faisait si bien quand l'institutrice l'interpella pour lui parler en privé. J'en profitai pour sortir dans la cour. Le petit groupe du matin était à nouveau rassemblé dans un coin, ils étaient occupés à bombarder Marlène de berlingots de jus de fruit. Ce qui, à voir leurs mines réjouies, était une activité très drôle (sauf pour Marlène). Je m'approchai timidement.
« Eh, Bingo ! Tu sais où est Alain ? me demanda le blond à grandes oreilles.
— Il est avec la prof.
— Ah. J'espère qu'il va bientôt sortir, on a prévu un truc super pour lui.
— Ouais, on va le tirer par les pieds et le traîner dans les escaliers ! exulta un autre gosse.
— Hin hin ! fit le goret.
— J'espère qu'on arrivera à le faire pleurer, reprit le blond, il ne le fait plus depuis quelques mois, du coup c'est moins marrant.
— Moi j'aimerais qu'il pleure après sa maman, suggéra une fille de manière sadique.
— Impossible, sa mère doit lui faire subir la même chose à la maison. Parce qu'elle a honte de l'avoir fait.
— Normal, elle l'a pas fini. Elle a oublié de le colorier… »
Alors qu'ils discutaient, Marlène en profita pour prendre la tangente. Le blond aux incroyables feuilles de chou s'en aperçut et lui balança un dernier berlingot, à moitié plein, qui vint s'écraser aux pieds de la fillette et éclaboussa le bas de sa jupe de jus de cassis. Nouvelle salve de rires.
« Bien fait pour cette sale intellotte !
— Hin hin !
— Au fait, je m'appelle Jérémy, dit le blond, mais tout le monde dit Jérém'… »
Sans savoir ce qui me prenait, je serrai la main qu'il me tendit. Il me présenta toute la bande. Le goret s'appelait Antoine, mais on le surnommait « Moineau ». Pas parce qu'il ressemblait à un moineau, mais parce qu'il aimait manger des vers de terre vivants pour impressionner ses copains.
« Alors, que penses-tu d'Alain ? demanda Jérém'.
— Euh…ben…il est aussi sympathique qu'une porte de prison ! »
Je savais que ce n'était pas très gentil, mais c'était vrai. Il s'était montré plus que inamical envers moi et je ne l'avais pas digéré. L'ironie, dans tout ça, c'est que je suis à l'heure actuelle capable de déterminer le niveau de sympathie d'une porte de prison, puisque j'en ai une devant moi alors que j'écris ces lignes.
« Faut pas t'attacher à lui, il est pas normal, dit Jérém'.
— Ouais, on le déteste ! renchérit Moineau.
— Qu'est-ce qu'il a fait de si grave ? demandai-je.
— Il existe. »
Je trouvais ça un peu fort de café. Mademoiselle Julie émergea du bâtiment, Alain sur les talons. Elle tapa dans ses mains pour attirer l'attention et gueula un bon coup contre tout le monde.
« Où sont les chaussures d'Alain ? Qui les lui a prises ?
— C'est pas moi ! » hurlèrent en chœur le tas d'hypocrites.
L'institutrice mit ses poings sur ses hanches et nous toisa tous d'un regard sévère.
« Elles ne se sont pas envolées, répliqua-t-elle, Alors…j'attends ?
— Le sale petit cafard, grinça Moineau entre ses dents, il a osé cafter !
— T'inquiète, je vais arranger ça. » annonça Jérém'.
Sans attendre, il s'avança vers Alain et Mademoiselle Julie et déclara avec un sourire mielleux :
« Mais enfin, Alain, tu n'as pas compris le principe du jeu ?
— Comment ça un jeu ? interrogea l'institutrice en se radoucissant.
— Ben oui, 'moiselle, on joue à cacher des trucs et à les retrouver, comme une chasse au trésor ! Mais Alain a pas compris que c'est pour de faux, il croit qu'on le fait exprès pour l'emmerd…euh l'ennuyer !
— Ah bon ? »
Alain adressa un regard haineux à Jérémy qui affichait à présent un air faussement angélique. Je n'en croyais ni mes yeux ni mes oreilles devant ce spectacle : Mademoiselle Julie gobait cette histoire !
« C'est pas vrai, protesta Alain en croisant les bras. Ça n'avait rien d'un jeu.
— Mais enfin, se défendit Jérémy d'un ton offusqué, moi je voulais être ami avec toi, mais tu veux jamais jouer, tu ne comprends même pas l'humour !
— Tout ce que tu me fais subir n'a rien d'amusant !
— Ça suffit ! intervint Mademoiselle Julie, Ne vous battez pas ! Jérémy, rends-lui ses chaussures. Et toi Alain, essaie un peu de faire un effort pour aller vers les autres, plutôt que de toujours te croire persécuté! »
J'hallucinais. Le petit tyran s'en sortait la tête haute. Il se dirigea vers l'intérieur du bâtiment scolaire et y disparut. Mademoiselle Julie poussa Alain dans le groupe d'élèves en l'encourageant à s'intégrer avant de retourner en classe préparer la leçon suivante. Une fois qu'elle fut hors de vue, ils se rassemblèrent autour de lui comme des prédateurs autour de leur futur repas.
« Tu crois qu'on va te pardonner ça ? commença Moineau, Tu sais que les cafteurs n'ont pas d'amis ?
— Elle m'a demandé où étaient mes chaussures, que voulais-tu que je réponde à part la vérité ?
— T'as quand même pas osé lui dire qu'on t'avait foutu à poil au moins ?
— Non, elle n'a rien demandé car elle ne sait pas… »
Il faisait de son mieux pour parler avec le même aplomb que quelques minutes plus tôt, mais je sentais clairement que sa voix était moins assurée. Il se savait en danger. À ce moment, le fils illégitime de Gainsbourg revint avec son butin. À l'état trempé des chaussures, et à l'odeur qui s'en dégageait, on devinait où il les avait cachées. Il les déposa sans la moindre douceur devant Alain. Quelque chose de rose sortit de la chaussure droite. Un éclat de pastille désodorisante pour urinoir que Jérémy ramassa aussitôt.
« Il va falloir te punir pour ta trahison ! assena-t-il, Tu comprends qu'on ne peut pas accepter un cafteur ?
— Tu me punis quasiment tous les jours, répliqua Alain, et sans que je fasse quoi que ce soit pour le mériter. Alors, dis-moi ce que ça changerait, que je mente ou non à la prof pour te couvrir ? »
Jérémy plissa son nez de dégoût et, furieux, il colla le morceau de pastille sur le visage d'Alain.
« Bouffe ! »
Je préfère ne pas détailler la scène qui suivit. Laissez-moi juste dire que ce jour-là, Alain rentra chez lui avec un sale goût en bouche et des chaussures qui sentaient l'ammoniac.
Quand je regagnai mon propre toit, bien entendu, on me demanda comment s'était déroulé mon premier jour dans ma nouvelle école. Je racontai un ramassis de banalités et évitai soigneusement de mentionner l'étrange garçon aussi blanc et aussi froid qu'une statue de glace. Mon père voulut savoir si j'avais déjà appris quelque chose de nouveau. La réponse était oui mais je n'osai pas en parler. J'avais appris que j'étais un lâche de première. Je n'avais pas levé le petit doigt pour défendre un innocent et je n'en étais pas fier. La vérité était que j'avais eu trop peur de devenir un souffre-douleur à mon tour si je faisais mine d'être de son côté. Jérémy et sa bande se moquaient déjà de moi à cause de mon nom, que se passerait-il si en plus je fréquentais le paria de la classe ?
Ce ne fut pas là la première manifestation de ma lâcheté, ni la pire.
Les jours, les semaines et les mois défilèrent et je commençais à bien m'entendre avec la petite bande. Enfin, tant que je ne bronchais pas à l'entente du mot « Bingo » et que je ne contrariais pas sa Majesté Toute Puissante Jérémy, on me laissait tranquille. Jérém' était un véritable cancre en classe, et le genre à se prendre pour Denis la malice à faire les quatre cents coups. Chaque fois qu'il faisait une bêtise quelconque, il considérait cela comme le sommet de la gloire et se pavanait devant son public qui l'acclamait pour être une brute indisciplinée. La seule qui ne semblait pas apprécier était sa mère, une mégère à qui il ne manquait que le rouleau à pâtisserie et les bigoudis. Chaque fois qu'elle venait rechercher son fils après les cours et qu'il ramenait une mauvaise note, elle n'attendait pas de rentrer chez eux pour l'enguirlander devant tout le monde. Et là, Jérémy faisait moins le coq, surtout qu'elle n'hésitait pas à lui flanquer des baffes et à le menacer de « l'envoyer chez les gogoles » s'il ne s'améliorait pas. Mais le reste du temps, il faisait la loi et moi je lui obéissais par peur d'être sa prochaine cible.
Moineau était le bouffon du roi. Il relevait tous les défis stupides et ou dangereux que Jérémy lui lançait, comme de grimper sur le toit de l'école pour pisser dans la gouttière. C'était en relevant un pari du même tonneau qu'il avait gagné sa réputation et son surnom. J'eus moi-même l'occasion de le voir à l'œuvre, même si le spectacle me répugnait. C'était une sorte d'attraction locale : Moineau, le fabuleux gobeur de lombrics ! Aujourd'hui, j'ai encore du mal à croire que je m'aplatissais devant ces deux crétins pour entrer dans leurs bonnes grâces. Quelle lavette pathétique j'étais !
Je ne regrette vraiment pas de les avoir poussés dans le fleuve, en tous cas.
Rétrospectivement, j'aurais bien mieux fait de traîner avec Alain. Mais à l'époque, je n'en avais pas envie. J'avais beau compatir pour lui, je redoutais sa compagnie, et pas seulement parce qu'elle menaçait mon intégration sociale. Chaque fois que j'avais essayé de l'approcher et de lui parler, il se montrait pour le moins antipathique, voire imbuvable. Un chat sauvage toutes griffes dehors ! Si j'insistais trop, il me feulait à la figure. J'en avais presque fini par penser qu'il méritait toutes les atrocités qu'on lui faisait subir. Et il en subissait énormément. En plus d'être albinos et de s'y connaître en géographie européenne, il s'avéra qu'il s'appelait Alain Delon, comme l'acteur qui parle de lui à la troisième personne. Il était maudit. Les pastilles pour urinoir n'étaient pas la seule denrée farfelue que la bande à Jérém' aimait lui faire bouffer. Dans le but de le « soigner », ils concoctaient toutes sortes de soi-disant potions magiques destinées à le rendre coloré. Et qu'il le veuille ou non, il se voyait forcé de manger ou boire leurs étranges médicaments. Durant les quelques mois que je passai dans cette école, jusqu'au triste épisode de l'incendie, je vis Alain Delon avaler des mixtures composées de fruits pourris, de dentifrice, de Whiskas, de sauces périmées, de mauvaises herbes ramassées sur le bord du trottoir, des graines pour oiseau, du contenu du seau du concierge, de poussière de craie, et d'autres trucs de cet acabit. Ils avaient même envisagé de lui faire ingérer une crotte de chien, par chance, quand Jérém' envoya son larbin en quête de l'ingrédient miracle, celui-ci fit chou blanc.
Je tentai de sympathiser avec Marlène, la seule qui ne faisait pas partie de la bande et qui se faisait persécuter aussi, quoi que moins souvent qu'Alain. Elle se révéla insupportable. Convaincue d'être la personne la plus intelligente au monde, elle n'hésitait pas à souligner la stupidité des autres de la façon la plus condescendante et pédante possible. Et elle avait un esprit de compétition terrifiant. Chaque fois qu'Alain obtenait une note supérieure à la sienne, elle l'accusait de l'avoir fait exprès, d'avoir triché, et lui lançait des regards noirs, comme s'il avait égorgé toute sa famille. Je ne préfère pas imaginer ce que cette furie serait devenue à l'université, style dans une section avec numerus closus. Heureusement, j'ai fait en sorte qu'elle n'ait jamais l'occasion de faire des études supérieures, si vous voyez ce que je veux dire…
Un jour, je surpris Alain seul dans les toilettes. En pleurs. Il avait beau se cacher derrière son bouclier de glace, tout ça l'affectait énormément. Le fait que je l'aie vu le rendit gêné et furieux. Il s'enfuit le plus loin de moi. Je me sentis très mal. Le voir pleurer était plus indécent que de le voir nu. J'avais profané son intimité.
L'année scolaire se termina. Les vacances d'été s'éclipsèrent en un clin d'œil. Une autre année scolaire commença, les jours passaient et rien ne changeait. Au mois de décembre, l'école organisa une semaine de classe de neige. Une semaine à se promener en montagne, à faire du ski de fond et à observer les stalactites. Mes parents me larguèrent le jour J devant le car qui devait nous emmener avec mes bagages, une réserve de biscuits périmés de Baboushka, ma Game Boy et Pokémon Cristal.
La première bonne nouvelle fut que Marlène ne pouvait pas venir, elle avait chopé je-ne-sais-plus-quelle maladie et était exemptée de classe de neige. Tant mieux, je n'avais pas envie qu'elle nous bassine durant tout le séjour en récitant la liste de la faune et la flore qu'on croisait en altitude, en ponctuant chaque phrase par des « Moi je sais que… ». Ensuite, j'eus l'occasion d'apercevoir les parents d'Alain lui dire au revoir. Le père était un grand séché aux cheveux d'un noir de jais qui faisant tout le contraste avec ceux de son fils. La mère était une beauté blonde éthérée qui semblait avoir été peinte par van Eyck, même si je ne connaissais pas cet artiste à l'époque. Je les entendis dire à Alain que tout allait bien se passer et qu'il n'avait aucune raison de craindre l'idée de se retrouver avec ses camarades de classe pendant une semaine…S'ils avaient su ! Une fois dans le car, je voulus m'asseoir à côté de lui. Pas que j'en mourrais d'envie, mais c'était la dernière place qu'il restait. La faute en revenait à ma mère qui avait tenu à me serrer dans ses bras en me couvrant de baisers avant de partir, me foutant la honte du siècle au passage. Résultat, tout le monde était déjà installé quand je parvins enfin à m'échapper de son étreinte. Alain avait mis un livre sur le siège à côté de lui, comme s'il voulait dire « Cette place est prise, c'est celle de mon bouquin, va voir ailleurs ! »
« Hem, s'il te plait…je ne vais pas m'asseoir par terre dans le couloir ! »
De mauvaise grâce, il s'empara de l'ouvrage et je pus m'installer. C'est à ce moment que je réalisai qui avait pris place sur les deux sièges devant nous. Je vous laisse deviner…Les deux débiles, évidemment !
Le car démarra. Les élèves se précipitaient aux fenêtres pour faire « coucou » à leurs géniteurs. Parmi ces derniers, certains ignoraient que c'était la dernière fois qu'ils voyaient leur progéniture avant sa carbonisation. Et c'était la dernière fois que ma mère avait pu embrasser ma joue droite.
Mademoiselle Julie décréta que c'était le moment approprié pour lancer une chanson. Au milieu de l'allée, elle agitait ses bras de manière ridicule pour encourager les mioches qui ânonnaient une comptine de maternelle parlant de forêt, de voyage et de petits lapins. Moi, j'avais onze ans et je trouvais ça nul. Elle nous prenait pour des bébés ou quoi ? Le paysage défilait par la fenêtre, Alain lisait son bouquin pendant que je me faisais harceler par les Ratatas dans les haute-herbes. Quand je relevais la tête de ma Game Boy, j'avais les immenses oreilles de Jérémy en point de mire. Bien que concentré sur mon jeu, j'entendais sa conversation avec Moineau :
« Les boules ! En ramenant mon dernier bulletin, la mère a flippé ! Déjà que j'ai failli redoubler l'année passée… Elle va vraiment m'envoyer chez les gogoles si ça continue !
— Les boules ! répéta son sous-fifre.
— Au moins, je pourrai penser à autre chose pendant une semaine…
— Ouais, mais elle est trop naze, sa chanson, à la prof. On s'emmerde !
— Bah, tu sais comment on va s'occuper ? »
Je n'eus pas besoin de les voir esquisser un sourire sadique pour deviner ce qu'ils avaient en tête. Ils se tournèrent sur leurs sièges et se mirent à genoux, leurs faciès de Greemlins émergèrent de derrière le dossier.
« Saluuut, Alain, çaaaa vaaaa ?
— Mais qu'est-ce que c'est que ça ? fit Jérémy en désignant le bouquin.
— Ça s'appelle un « livre », maugréa Alain, on en trouve plein dans un endroit nommé « bibliothèque » ! Je suis certain que tu avais déjà vus avant… »
Avant qu'il ne puisse réagir, Jérémy s'était emparé de sa lecture. Il tenta de déchiffrer le titre avant de réaliser qu'il tenait l'ouvrage à l'envers. Cela dit, il ne se débrouillait pas mieux une fois qu'il l'eut remis à l'endroit.
« Le…mei…lleur…des…mon…des…Al…dous…
— Le meilleur des mondes, de Aldous Huxley, c'est un roman de science-fiction qui raconte ce qu'est devenu l'Humanité selon une dystopie où…»
Jérémy lui avait jeté le livre à la figure pour le faire taire. Il s'en beurrait les miches, des dystopies.
« Un monde meilleur ? ricana-t-il, Pourquoi, il te plait pas celui qu'on a ? »
Moineau crut utile de rajouter « Hin hin ! ». Les deux andouilles passèrent l'entièreté du voyage à bombarder Alain avec le contenu des poubelles. Bien entendu, quand l'un des projectiles me touchait, ils s'en contrefichaient.
« Le premier qui parvient à faire tomber ses lunettes a gagné ! Sinon, cinq points pour la tête, dix pour l'épaule, et puis… »
Ça n'en finissait pas. Je fus soulagé quand, après une journée de voyage, le car s'arrêta enfin à destination. Jérémy et Moineau sortirent comme des fusées pour se dégourdir les pattes. Alain referma son roman, dont certaines pages avaient été rendues poisseuses par les ordures dont on l'avait canardé.
« Alors, c'est intéressant, ton truc ? demandai-je.
— Fiche-moi la paix ! »
Je ne tins plus :
« Oh, arrête un peu de te braquer comme ça ! Je sais que beaucoup de gens ne pensent qu'à te persécuter, mais il y en a aussi qui ne te veulent aucun mal ! Et tu les fais tous fuir avec ton sale caractère ! »
Il ne répondit rien. Il se contenta de me dévisager avec des yeux ronds. Je tournai les talons et sortis du car. Je me demandais si je l'avais ébranlé, pour autant qu'il puisse l'être. Il fut le dernier à émerger du véhicule, aussi pâle que la neige qui s'amassait un peu partout autour de nous. Jérémy lui suggéra de ne pas s'aventurer trop loin, car s'il se perdait, personne ne le retrouverait jamais dans un décor aussi blanc. Je me demandai si c'était vraiment impossible, vu la taille des congères au bord de la route.
Mademoiselle Julie fut accueillie par un moniteur qui nous fit faire un brin de marche pour nous mener à notre séjour temporaire, un ravissant chalet en bois niché au cœur des montagnes. La pièce la plus grande était destinée à devenir notre dortoir. Il était décoré d'un sapin de Noël et une chaudière y diffusait une agréable chaleur. Après y avoir déposé nos bagages, on nous entassa dans l'autre pièce principale, le réfectoire. C'était l'heure du repas du soir. Au moment de m'asseoir, j'eus ma réponse : oui, j'avais bien ébranlé Alain Delon et son visage de marbre. Il vint me trouver, son plateau dans les mains :
« Je m'excuse, déclara-t-il, debout face à moi.
— Hein ?
— J'ai réfléchi, et tu as raison. Je ne devrais pas réagir comme ça. »
Son ton était formel. Contrairement à la majorité des gens, présenter des excuses ne lui donnait pas l'air misérable.
« Tu veux t'asseoir près de moi ? »
Il ne se fit pas prier.
« En échange, je te file ma part de dessert, décida-t-il.
— T'es pas obligé.
— J'insiste…Dis…c'est vrai que je suis un glaçon ?
— Ben…t'es pas très chaleureux, faut avouer.
— D'accord. Merci. »
Il sourit. C'était inhabituel. Et là, il arrivait à être chaleureux. Une part de moi se sentit fier, j'avais le sentiment d'avoir accompli quelque chose. Mais d'un autre côté, j'angoissais : et si les autres m'avaient vu en train de sympathiser avec celui qu'il ne fallait pas ?
En allant me coucher ce soir-là, alors que je m'enroulais dans mes draps, je l'entendis murmurer :
« Bonne nuit, Vinko. »
Je réalisai que pour la première fois depuis que j'avais intégré cette école, un autre enfant m'avait appelé par mon vrai prénom.
Le lendemain, le moniteur attaqua en force avec son super-programme : une longue randonnée toute la journée, avec pique-nique dans les bois enneigés. La matinée se déroula sans encombre, au milieu des conifères qui embaumaient. Un gars de la classe signala que ça sentait le sapin. Commentaire involontairement prémonitoire. À midi, pour le pique-nique, je m'installai sur le même rocher qu'Alain. Alors qu'on dégustait nos sandwiches, il tenta de m'expliquer Le meilleur des mondes. Je ne compris rien, mais je fis semblant. Avant de repartir, je dus aller faire pipi dans un coin discret. À mon retour, j'avais perdu Alain de vue et j'en conclus qu'il avait simplement pris de l'avance. Ce fut au bout de quelques minutes que je compris que quelque chose clochait. Je ne le voyais nulle part. J'en parlai autour de moi, mais les autres élèves n'en avaient cure. Ils me répondaient que c'était normal, que les albinos devenaient invisibles dans la neige. Au terme d'une demi-heure, j'étais trop inquiet et je signalai l'affaire à l'institutrice qui devint aussitôt hystérique à l'idée d'être traitée d'irresponsable par l'Association de Parents d'Élèves. Le moniteur nous ordonna de rester à l'attendre pendant qu'il partait à la recherche d'Alain. En remontant sur nos pas, il n'eût aucun mal à le retrouver : Jérémy et Moineau l'avaient ligoté à un arbre et bâillonné pour qu'il ne puisse pas crier.
« Merde, c'est raté ! On n'a pas réussi à se débarrasser de l'anormal ! » maugréa le gogole.
Pour le coup, j'eus au moins le mérite d'avoir agi comme il le fallait. Sans mon intervention, Mademoiselle Julie n'aurait peut-être pas remarqué son absence avant le retour au chalet, et il aurait pu passer toute la nuit dehors à attendre qu'on le retrouve, incapable d'appeler à l'aide. Mais il fût parmi nous cette fameuse nuit, et cela donna lieu à une tragédie. Ce fut cette nuit que je commis mon pire acte de lâcheté, celui que j'allais regretter pour le reste de ma vie.
Le duo de crétins avait prévu un menu chargé. J'étais en train de me brosser les dents avant d'aller au lit quand j'entendis crier. La bouche pleine de dentifrice, je tournai la tête et aperçus Moineau sortir des toilettes, affichant un sourire goguenard et tentant de remonter son pantalon de pyjama.
« Hin hin ! nasilla-t-il, J'ai voulu m'asseoir sur le WC, mais j'avais pas vu qu'il y était déjà…faut dire qu'il a la même couleur que la cuvette ! Hin hin ! »
Ça commençait fort ! Alain sortit des toilettes à son tour, probablement traumatisé par la vue imprenable qu'il venait d'avoir sur le fondement de l'autre idiot. Je me rinçai la bouche et je le suivis jusqu'au dortoir. Moineau devait en réalité faire diversion pendant que son complice accomplissait son délit suivant : sortir tous les affaires d'Alain de sa valise et les éparpiller partout sur le plancher. Le pauvre devait maintenant tout ranger avant de pouvoir dormir. Je décidai que j'en avais marre et je l'aidai à ramasser, et tant pis pour l'opinion des autres !
« Eh, Bingo, si tu veux, on peut balancer tes trucs par terre aussi ! »
Je leur envoyai un regard noir qui ne fit que les encourager à rire. Pendant que nous rangions, plusieurs élèves se plaignirent que nous faisions trop de bruit et que ça les empêchait de dormir. Ensuite, nous nous mîmes au lit. Je commençais à somnoler quand ils lancèrent leur nouvel assaut. Je fus tiré de ma torpeur par un bruit de cascade. Ils avaient renversé le contenu d'un seau d'eau sur le lit d'Alain. Celui-ci, réveillé en sursaut, tenta d'éponger sa couverture tandis que les Greemlins se gaussaient. Encore un peu, je les aurais imaginé éructer « Guizmo glouglou ! »
« Je ne peux pas dormir dans des draps mouillés… » marmonna Alain.
Il se leva et alla trouver Mademoiselle Julie qui dormait dans la pièce à côté.
« On va mettre ça dans son lit ! dit Jérémy.
— Hin hin ! »
Mais c'est pas bientôt fini ? je pensai très fort, Sérieusement, ils n'en ont pas marre de s'acharner sur lui comme ça ?
Mais j'allais apprendre que l'intimidation devait agir comme une drogue sur les simples d'esprit, et que certains ne pouvaient plus s'arrêter une fois qu'ils avaient commencé. Je me redressai dans mon lit pour voir ce qu'ils préparaient cette fois. Je déglutis avec difficulté quand je vis Jérémy sortir de la chaudière une spatule à charbon chargée de braises incandescentes. C'était donc ça qu'ils comptaient mettre dans le lit d'Alain ? Les inconscients ! Ils allaient trop loin !
Je me levai et me précipitai vers eux :
« Eh, les gars, c'est dangereux votre truc ! Vous pourriez…
— Qu'est-ce t'as, Bingo, t'en veux dans ton slip ?
— Hin hin !
— Euh… »
La perspective d'avoir des charbons ardents sur les fesses n'avait rien de très réjouissant, mais à la réflexion, j'aurais dû me camper devant eux et les défier plutôt que de faire ce que je fis : battre en retraite et me recroqueviller dans ma couverture comme une larve pathétique dans son cocon. Alain revint, et visiblement Mademoiselle Julie n'avait pas accédé à sa requête pour avoir de la literie de rechange, car je l'entendis murmurer pour lui-même, tâchant de se convaincre par la méthode Coué :
« Je peux dormir dans des draps mouillés… »
Je n'osais pas regarder dans sa direction. Mais je devinais la scène à l'ouïe : les deux idiots bondirent comme des fauves et jetèrent leur cargaison brûlante sur leur victime qui laissa échapper un jappement d'animal blessé. Il sauta hors de son lit. Il tenta de s'enfuir et fut acculé devant la porte du dehors, menacé de recevoir une nouvelle salve de charbons dans la figure. La porte s'ouvrit. J'entendis le bruit d'un meuble qu'on poussait sur le parquet.
Je fermais les yeux, je m'enroulais sur moi-même. La mâchoire crispée, j'attendais que ça passe. Je m'efforçais de penser à des chiots mignons pour oublier que mon nouveau copain était probablement coincé dehors, pieds nus et avec un pyjama mouillé. Vu la température au dehors, il pouvait mourir de froid et on le retrouverait congelé façon Hibernatus le lendemain. Moi qui le trouvais glacial, pour une fois, ce ne serait pas de sa faute ! Je songeai à attendre que les deux autres se soient endormis pour aller le délivrer.
Peu à peu, mes muscles se détendirent. J'étais au chaud, bien au chaud.
Trop chaud.
Je sursautai. J'avais fermé les yeux trop longtemps, je m'étais peut-être même endormi, mais pendant combien de temps ? Beaucoup plus que je ne l'avais cru.
Autour de moi, j'entendais des sons étranges. L'esprit tout engourdi de sommeil, je percevais une certaine agitation, comme si j'étais couché au milieu d'un troupeau qui chargeait. Je ne compris ce qu'il se passait qu'en ouvrant les yeux. Le monde était devenu rouge-orangé, et d'une clarté éclatante. J'eus l'impression d'avoir été jeté vivant dans la chaudière.
Je me redressai sur les coudes. Les élèves s'agitaient dans tous les sens, toussaient à cause de la fumée. Le feu ! Il y a le feu ! Je vis ce qu'il restait du sapin de Noël devenu buisson ardent s'effondrer sur le sol. Les flammes mangeaient tout le bois qu'elles trouvaient sur leur passage, elles étincelaient, crépitaient. Cette fois bien éveillé, je sentais la panique monter en moi et battre dans ma jugulaire. Bordel, qu'est-ce qui se passe ? Aucune trace de Mademoiselle Julie. Je vis avec horreur une silhouette enflammée. Je ne sus jamais de qui il s'agissait, mais il ou elle était en train de mourir dans d'atroces souffrances. La fumée entrait dans mes poumons et m'irritait les yeux, je pleurais et je suffoquais.
Je m'extirpai hors des couvertures, le visage mouillé et salé, l'odeur âcre me piquait le nez. Tout autour de moi, c'était l'enfer, ça hurlait, mais les cris me parvenaient parfois lointains. C'est de la faute de Jérémy et Moineau, songeai-je, comprenant enfin, leurs fichues braises ont mis le feu aux draps d'Alain et maintenant le chalet brûle à cause de leur stupide blague ! Je rampai jusqu'à la porte, épuisé par la fatigue et par la morsure de la chaleur. La porte qui, à mon grand malheur, avait été condamnée par le meuble que Jérémy et Moineau avaient poussé devant pour enfermer Alain dehors. Je jetai un œil par la fenêtre et je le vis. Il tambourinait à la vitre, les yeux ruisselants de larmes. Impuissant, il criait quelque chose que je ne pouvais pas entendre. Le meuble flamboyait également, impossible de gagner la sortie. Aveuglé par la fumée, je ne parvenais plus à me redresser au-delà de trente centimètres. La chaleur et le manque d'oxygène diminuaient mes forces. Je ne songeais même plus aux autres prisonniers de la cage de flammes, trop faible pour penser à quelqu'un d'autre qu'à moi. Mais j'avais la certitude que c'était l'horreur, que certains souffraient de manière abominable.
À force d'être rongé par le feu, le squelette de bois qui soutenait le chalet se démantela et bientôt le toit se mit à s'effondrer. Beaucoup de gens autour de moi s'étaient évanouis. J'entendis un craquement au-dessus de ma tête. Une poutre tomba à trois centimètres de moi. Mais le choc fut nécessaire pour me river au sol sans espoir de pouvoir me relever, la poutre enflammée chutait trop vite vers moi.
Le dernier souvenir que je pus enregistrer avant de perdre conscience, ce fut l'impression qu'on m'écorchait vif le côté droit du visage et du dessus de mon corps. Des centaines de milliers d'aiguilles de feu me transperçaient, ma peau et ma chair disparaissaient couche par couche. Je songeai que c'était fini, que j'allais mourir. Adieu Vinko ! Game over ! Je perdis la notion du temps. Pendant ce qui me sembla une éternité, il n'y eu plus qu'une seule vérité : j'étais devenu du magma ! Je devenais fou, je délirais. J'avais l'hallucination qu'une puissance supérieure me faisait endurer la plus cruelle des tortures, je ne savais plus qui j'étais, comment je m'appelais, j'étais juste l'incarnation de la souffrance. J'ignore si on m'entendit crier, ou même si je criais.
Quand je repris connaissance, un millénaire plus tard, j'entraperçus un ciel noir parsemé de nuages sordides. Pas la moindre étoile. Je n'étais que douleur.
« Celui-ci est vivant ! Il respire ! » dit une voix.
On me souleva et on me transporta jusqu'à un brancard. Je perçus des lumières bleues et rouges qui clignotaient avant d'à nouveau sombrer dans les ténèbres.
