PARTIE I CHAPITRE 1
Mai 1663 (Bella 20 ans)
Perchée en haut de la vigile, je regarde le soleil se lever sur l'océan Atlantique. Dix jours ! Dix jours que j'ai été enrôlée au sein l'équipage de l'Olympia. Dix jours que nous avons quitté La Rochelle ! Dix jours que je n'ai pas revu les côtes du Royaume de France. Assise contre l'extrémité du mât principal, il n'y a qu'ici où je peux laisser vagabonder mes pensées.
Qui suis-je ? Cela dépend de la personne en face de moi.
Pour tous les hommes de ce navire, sans exception, je suis Nathanaël, orphelin de la mer, vingt ans avec comme signe de reconnaissance particulier une cicatrice qui barre ma joue gauche. Pas très doué comme matelot mais sans pareil avec sabre ou un pistolet dans les mains. Le sang ne me rebute pas et massacrer sans vergogne n'est pas un problème à mes yeux. Je suis cordelier sur ce bâtiment sous le commandement du capitaine Edward Masen et son second Jasper Whitlock. Mais l'Olympia n'est pas un navire comme les autres, c'est un bateau pirate, totalement hors la loi, alors savoir se battre est une compétence assez appréciée. L'ensemble de l'équipage me regarde assez bizarrement, sûrement mon physique androgyne, et me surnomme « le Bleu ».
Pour le commun des mortels, je suis le vicomte d'Esplas, lieutenant de la compagnie des Cadets du Roi, plus communément appelés les Mousquetaires. Actuellement, je suis en opération d'infiltration, ordonnée par les plus hauts responsables du royaume. Les hommes de mon escadron m'attendent sur la terre ferme pour la suite de la mission.
Enfin, pour le registre paroissial, mes deux frères, Jacques Black de Comminges, le capitaine général d'Artagnan et le Roi, je suis mademoiselle Isabelle Marie-Josèphe Nathalie Louise Anne de Baldy de Montbuisson d'Esplas de Vermon. Fille aînée du Marquis de Vermon et de la Marquise née Elisabeth d'Aldévier, née le 13 septembre 1642 et orpheline. Aujourd'hui, mon frère, Alméric, est le marquis, pair du royaume et détenteur de l'Ordre du Saint Esprit ; et Théobald, mon second frère, est le comte de Montbuisson, colonel auprès du Roi, Louis le Quatorzième.
Je dois rester le plus calme si je veux arriver au bout de la mission que sa majesté m'a confiée et pour laquelle j'ai bataillé dur depuis la mort du Cardinal Mazarin pour qu'elle se réalise. Mais je ne pensais pas faire face à mon passé à ce point, déjà que je dois protéger mon identité de femme et de mousquetaire…
La première partie de ma mission est très simple : rassembler suffisamment d'éléments de preuve pour soutenir que le capitaine Masen et ses hommes sont des adeptes de la piraterie. Je crois qu'après les deux abordages, l'un sur un galion espagnol et l'autre sur un navire arborant le pavillon de la royale, j'ai largement de quoi les faire pendre tous haut et court.
Mais le problème ne vient pas de là, mon angoisse c'est le capitaine lui-même : fantôme d'un passé que je croyais avoir enterré. Pourtant quand son regard vert océan a croisé le mien, je ne savais que je ne pouvais pas me tromper, j'avais trop aimé ces yeux pour totalement les oublier. J'ai prié pour qu'il ne me reconnaisse pas et j'ai l'impression que ma nouvelle apparence a bien fonctionné.
Plafonnant à un mètre soixante-cinq, mes yeux ont perdu de leur clarté noisette d'antan pour s'assombrir au fil des épreuves. Mes cheveux passés du châtain au brun masquent la partie droite de ma figure mettant la grande cicatrice qui barre ma joue gauche bien en évidence. Mon visage est devenu impassible et seuls mes frères et Jacques me font encore rire.
Non, il est impossible qu'il fasse le rapprochement…
Octobre 1649 (Bella 7 ans)
- Mademoiselle ! Mademoiselle ! Crie du haut du perron Francine, la femme de chambre de ma mère.
Lâchant le bâton que retient Alfé, un des chiens de la maison, je me redresse et époussette ma robe qui est pleine de poussière et de tâches de boue. Du haut des mes sept ans, je toise la domestique et me mets à courir, alors qu'une jeune demoiselle de bonne famille ne doit pas courir. Mais ce sont nos derniers jours au château de Seich avant que nous n'allions rejoindre nos quartiers d'hiver à l'hôtel particulier Baldy à Toulouse. Ainsi, je profite du parc le plus longtemps possible.
- Mon Dieu, dans quel état vous êtes vous encore mise Mademoiselle ! Dépêchez-vous, Monsieur le Marquis vous attend dans son cabinet.
Avis de tempête ! Quand mon père me convoque dans son cabinet c'est pour me réprimander suite à une quelconque bêtise. Pourtant, je n'ai rien fait dernièrement qui mérite d'être blâmé. Je me présente, essoufflée, devant la porte et frappe doucement.
- Entrez ! Répond la voix du Marquis.
Je passe la porte sans faire de bruit et la ferme derrière moi. Mon père, le Marquis de Vermon, est assis à sa table de travail en train de lire une missive. Ma mère, installée près de la fenêtre, a fermé son livre et me regarde.
- Vous m'avez fait mander, Père ?
A ce moment, mon frère Alméric m'interrompt et entre dans la pièce sans frapper, il a encore du mal avec cette règle, après tout il n'a cinq ans que depuis quelques jours.
- Bien, maintenant que vous êtes là, tous les deux je vais pouvoir vous expliquer.
Père se redresse er nous sourit, les réprimandes ne seront pas pour aujourd'hui.
- Ce soir vont arriver la cousine anglaise de votre mère, son époux et leurs deux fils. En ce moment, les troubles en Angleterre sont importants et pour plus de sécurité, ils vont s'installer avec nous pendant quelques temps.
- Comment devrons-nous les appeler ? Demande-je.
- Ils sont votre oncle et votre tante, nommez les en conséquence.
- Et quel est leur nom ? Enchaîne mon frère.
- Il s'agit de Lord et Lady Cullen, comte et comtesse Mountbatten. Et vos cousins se prénomment James et Edward. Ils sont plus âgés que vous puisqu'ils ont douze et dix ans. Je souhaite que vous les accueilliez comme il se doit car ils vivent une situation difficile.
- Je leur prêterai mon cheval de bois ! Répond Albéric dans un grand sourire.
Père nous donne encore quelques consignes avant de nous signifier notre congé. La journée s'écoule tranquillement et alors que je promène dans l'allée Théobald dans sa calèche d'enfant, je vois arriver trois lourds carrosses. C'est dans le premier que j'aperçois le visage pâle d'un garçon qui me fixe de ses yeux verts.
Sans me préoccuper du confort de mon petit frère de deux ans, je cours en direction du château en poussant la calèche. Heureusement pour moi, cela le ravi et il rit aux éclats en criant « Encore, encore »
- Isabelle, je vous ai déjà rappelé plusieurs fois qu'une demoiselle ne doit pas courir !
- Oui Mère, pardonnez moi.
C'est en marchant que nous rejoignons le salon de musique, je tiens Théobald par la main et fait la révérence pour saluer nos invités. Après avoir souhaité la bienvenue à mon oncle et à ma tante, je me tourne vers mes cousins. L'aîné est James, plutôt grand, les mêmes cheveux blonds que Lord Cullen, mais je n'ai pas l'air de l'intéresser outre mesure. Je ne crois pas qu'il jouera beaucoup avec moi, son bonjour est plein de dédain. Le cadet est celui que j'ai aperçu dans le carrosse, ce regard vert et triste. Je ne peux m'empêcher de lui adresser un grand sourire auquel il répond timidement.
- Mère, puis-je montrer leur chambre à mes cousins ?
- Bien sûr, ils seront installés dans la chambre d'acajou.
Je lâche la main de Théobald qui se dandine vers Mère et attrape celle d'Edward. Je me retourne et fais une légère révérence à la limite de l'insolence avant de me précipiter dans les escaliers, en vérifiant que James nous suive.
- Je suis sûre que nous pourrions le semer, es-tu intéressé ?
Edward jette un coup d'œil derrière lui et me répond un faible « Oui ». Alors, je mets à courir entraînant mon plus jeune cousin à ma suite pour disparaître au détour d'un couloir. Cachés dans une antichambre, nous rions doucement en regardant par la porte entrebâillée James nous chercher.
Mai 1663
- Hey ! Le Bleu ! Descends immédiatement de ton perchoir !
Ce cri me ramène à la réalité, m'accrochant à l'échelle de corde, je redescends sur le pont.
- Il faut réparer les bouts de la voile d'appoint, exécution !
Je ne réponds rien et me mets au travail. Que de temps ont passé depuis le jour où les Cullen ont franchi les grilles de Seich. Remontant dans les voiles avec les cordages autour des épaules, je vois le capitaine sortir de sa cabine : il a pris de la carrure depuis la dernière fois que je l'ai vu il y a cinq ans. Je sais qu'il est en train d'observer tous les membres de son équipage les uns après les autres comme chaque matin. Je continue mon ouvrage quand je sens son regard sur moi. Tout en gardant un visage impassible, je baisse les yeux vers lui et fais un bref hochement de tête pour le saluer. Retournant mon attention sur mes cordes, je sais qu'il continue à me fixer. Il me regarde plus longtemps qu'aucun autre homme sur son navire, je l'intrigue, je le sais et cela me donne des sueurs froides.
- Galion à tribord ! Crie la vigile
