1.

Rien n'a changé dans ma petite chambre d'enfance. Mes livres, que j'effleure du bout de l'indexe, minutieusement rangés, ma petite collection de poupées en porcelaine qui orne le plus haut rayon, celle de mes romans préférés classés selon un ordre que seul moi peut comprendre ou encore celle de mes oursons en peluche disposés sur mon lit, le long du mur, alternant petit et gros… Tout est soigneusement gardé en ordre, rien n'a été altéré, déplacé.

Je suis arrivée dans la soirée d'hier, j'ai dormi toute la nuit et une bonne partie de la matinée et ce n'est que maintenant que je réalise vraiment que je me trouve à nouveau dans mon ancienne chambre, celle de mon enfance et de mon adolescence. J'en suis émue. Mes yeux font le tour de la pièce, enchantés. Les toiles accrochées aux murs – de vieilles aquarelles, faites de ma main pour la pluparts – sont fraichement dépoussiérées, les meubles entretenus avec soin, le lit recouvert de mon archi-vieux – mais ô combien aimé – édredon rose et dans lequel je me suis pelotonnée avec joie. Je m'assieds sur le matelas avec une tendre pensée à ma mère. Elle tâche de garder ma chambre impeccable malgré que je ne réside plus dans la maison familiale que pendant les vacances. Sans doute parce que ne plus le faire la forcerait à admettre que je ne vis plus avec eux désormais, pensée à laquelle elle a du mal à s'habituer. Cela fait trois ans maintenant que je vis à Londres, où je poursuis des études d'infographie à la Royal College of Art. Je ne suis pas encore sûre de ce que je veux faire dans le futur et à l'approche imminente de la fin de mon cursus (plus qu'un an pour obtenir mon diplôme !) la question est de plus en plus récurrente dans mon esprit.

Je me lève et regarde par l'unique fenêtre de la pièce, qui donne sur le jardin, à l'arrière de la maison. Il fait incroyablement beau aujourd'hui. Mes parents habitent un minuscule village de Bretagne. Le climat y est plutôt doux d'ordinaire, mais là il fait réellement bon le ciel est d'un bleu éclatant, la brise qui me fouette délicieusement le visage est un mélange suave d'iode et de senteurs florales, le bruissement du feuillage des arbres se mêle au gazouillement des oiseaux. Cette douceur estivale me fait du bien, elle me réconforte, m'inspire, me ressource, me réchauffe le corps et le cœur et c'est avec une énergie toute nouvelle que je quitte la pièce à la recherche de ma mère.

Notre maison n'est pas très grande, l'architecture est typiquement bretonne, les pièces, bourrées d'objets de toute sorte, se succèdent les unes aux autres. J'entends un brouhaha indescriptible provenant du séjour, une combinaison de piaillements, de gloussements et de rires tonitruants.

Ma mère anime un atelier sur les « métiers de l'aiguille », une sorte de club de broderie, tricot et autres qui lui offre l'occasion de réunir, trois après-midi par semaine, ses amies et voisines autour d'un ouvrage manuel.

Six dames d'âges différents (au fait ils varient entre cinquante et soixante-dix ans) sont installées dans notre petite salle à manger attenante au séjour. Ma mère vient de déposer un plateau avec une cafetière encore fumante et une assiette de petits gâteaux au centre de la table ovale. Elle lève les yeux de son morceau de lin à l'instant où je pénètre dans la pièce.

Anne, ma chérie, tu es là !

Son visage ridé s'est illuminé. Ses yeux verts brillent et le sourire qui fend son visage est contagieux. Une bouffée de chaleur m'inonde. Je suis vraiment contente d'être à la maison.

Anne ! Anne !

Le boucan devient infernal, des exclamations suraiguës accueillent mon entrée, et je dois me résigner à recevoir les ardentes embrassades de six paires de bras. Puis je m'assieds et dois subir l'incontournable interrogatoire de bienvenue. Qu'as-tu fait cette année à Londres ? Y as-tu rencontré une personnalité intéressante ? As-tu aperçu l'un des membres de la famille royale ? As-tu pu voir le tout nouveau prince Georges ? N'est-il pas mignon comme tout, ce bout d'ange ?

Pitié !

Comment leur expliquer que Londres fait vingt fois la surface de notre village perdu ? Qu'on n'y connait pas forcément tout de tout le monde ? Que la famille royale ne fréquente certainement pas les lieux que je fréquente ? Que le « petit bout d'ange » a été le dernier de mes soucis cette année ?

Six mines surexcitées attendent impatiemment mes réponses, des « révélations » qui leur donneraient de quoi cancaner durant les six prochains mois. Au moins. J'essaye, avec le plus de tact possible, de leur illustrer ce qu'est ma vie à Londres, à savoir, études, études et encore études. Je leur dis que mon train de vie ne me permet pas vraiment de rencontrer beaucoup de gens nouveaux et que mis à part ma colocataire et quelques amis de fac, je ne connais personne d'autre de vraiment « intéressant ». La déception et un soupçon d'incrédulité se lisent sur leurs traits mais très vite la conversation se ranime. Je comprends assez vite qu'une toute nouvelle rumeur titille leur curiosité inépuisable.

Une propriété voisine vient d'être louée (ou achetée, on n'en n'est pas encore certains) par, dit-on, une star de cinéma. Au fait l'habitation, celle que nous surnommons tous « la maison perchée » est une demeure complètement isolée, séparée de notre village par un petit bois, juchée de surcroît au sommet d'un rocher qui s'élève à pic au-dessus de la mer.

Etes-vous sûres de cette information ? interroge ma mère, visiblement perplexe.

J'ai moi-même beaucoup de mal à croire à ce « on dit ». Quel fou envisagerait de venir vivre dans un coin si reculé, de louer ou d'acheter cette vieille bicoque loin de tout, ceinturée d'arbres et ayant la mer pour toute perspective ?

Les stars ont plutôt l'habitude de fréquenter la côte d'Azur, fais-je remarquer. Le climat y est tellement plus clément. Ils y louent ou achètent de magnifiques propriétés.

Six paires d'yeux me fusillent d'un regard unanimement réprobateur. Le peu de crédit que je donne à la rumeur semble carrément les offenser. Le débat reprend de plus belle. Ces dames persistent et continuent. Elles m'assurent que l'info leur vient du boucher du village, qui s'avère être le mari de la sœur de la femme que la dite vedette a engagée à travers une agence, il y a de cela quelques mois, afin de garder la maison propre et prête pour le futur emménagement.

La discussion continue bon train. Je me sauve au bout de quelques minutes, fatiguée par le torrent de paroles, et vais me réfugier dans la cuisine où je me prépare une tasse de café bien chaud. Je n'ai jamais adhéré à l'habitude anglaise de la « tea hour » que je trouve franchement infect. Je viens d'attaquer un petit biscuit lorsque mon père débouche dans la pièce. Il vient de finir sa partie de pétanque quotidienne. Je ne peux m'empêcher d'étreindre fort ce petit bout de bonhomme au dos courbé et aux cheveux de coton que j'aime d'un amour inconditionnel.

Ces vieilles pies n'ont donc pas fini de bavasser ? marmonne-t-il en faisant un signe de tête en direction de la salle à manger.

Nous échangeons un regard entendu et pouffons ensemble. J'admire et respecte profondément cet homme. Le passage du temps l'a beaucoup fatigué mais il a su garder sa lucidité, sa droiture, son sens de l'humour et surtout, c'est l'homme le plus gentil et le plus tolérant que je connaisse.

Et ce n'est pas encore prêt de finir, dis-je en m'attablant à ses côtés.

Ah bon, et quelle nouvelle misère a eu l'honneur d'enchanter aujourd'hui cette bande de commères ? ricane-t-il amèrement.

Parait-il qu'un acteur… ou actrice, au fait je ne suis pas sûre, bref qu'une personnalité très connue de Hollywood vient d'emménager à la « maison perchée ».

Ah.

Mon père se tait ce qui excite ma curiosité.

Aurais-tu entendu quelque chose à ce propos ?

Ben…oui. Au fait tout le village ne fait que parler de ça. C'est la femme de charge qui s'occupe de la maison qui a déclenchée toute cette histoire.

Un instant, j'imagine que cette rumeur s'avère être véridique et l'idée qu'une vraie V.I.P. puisse habiter à quelques centaines de mètres de nous me fait rêver. Qui cela pourrait-il bien être ? Mon esprit divague entre Brad Pitt et Leonardo Dicaprio. L'idée n'est peut-être pas aussi saugrenue que ça… Après tout, Johnny Deep réside bien régulièrement en France… Oui mais notre village est si isolé… Non, décidément je ne peux m'empêcher de douter de la véracité de ces balivernes tant cela me semble improbable.

Mais, est-ce sûr ?

Sait-on jamais ! fait mon père en haussant les épaules. Je n'y crois, pour ma part, qu'à moitié à ces salades. Mais le temps nous le dira.

La discussion en reste là et nous finissons notre café dans un silence complice. Mon père n'est pas du genre bavard, trait de caractère dont j'ai hérité. Entre-temps les amies de ma mère sont parties. Cette dernière vient nous tenir compagnie en affichant une mine enjouée. C'est une femme très énergique, pleine de bon sens et de vivacité d'esprit. Elle tournoie autour de nous tout en fredonnant, débarrasse la table, arrose ses plantes qui prolifèrent un peu partout dans la maison, me caresse les cheveux en passant, range ses ouvrages dans une corbeille en osier puis finit par venir siroter une tasse de café avec nous.

Julie a appelé ce matin pour me demander de tes nouvelles, me dit-elle entre deux gorgées. Je lui ai dit que tu dormais encore et elle m'a dit qu'elle passerait ce soir pour te voir avec Adrien et les enfants.

Je souris mais je ne me sens pas très à l'aise. La relation que j'ai avec ma sœur aînée de huit ans, Julie, n'a rien d'un long fleuve tranquille. Les heures passent et j'ai presque oublié sa venue lorsqu'on sonne à la porte d'entrée. Mon cœur se serre, un malaise s'est emparé de moi. Ma mère va ouvrir. Ce sont mes petits et adorables neveux que je vois en premier. Tomas, petite tempête de dix ans, bouscule tout le monde et entre en courant en poussant des exclamations aigues.

Annie ! Annie ! claironne-t-il joyeusement.

Il se jette dans mes bras et fourre son petit nez rosi par le froid dans mon cou. Je le serre fort contre mon cœur puis je l'écarte, le tiens à bout de bras pour mieux l'examiner. Je suis stupéfaite par le nombre de centimètres qu'il a gagné en une seule année.

Par-dessus son épaule j'aperçois une ravissante petite tête blonde. Deux grands yeux bleus me fixent avec un mélange de méfiance et de timidité.

Zoé, dis-je en tendant les bras vers elle.

Mais la fillette, qui n'a que quatre ans et demi, va se cacher derrière les jambes de sa maman.

Elle ne se souvient plus très bien de toi, explique Julie qui me regarde en affichant un petit sourire suffisant, celui qui veut clairement dire « eh oui, c'est moi la super maman, pas toi ».

Je tâche pourtant de me montrer polie et lui rends un sourire sincère. Le moment de commencer les hostilités n'est pas encore arrivé.

Julie, comment vas-tu ?

Très bien, merci.

Nous nous faisons la bise, sans plus, comme si nous venions de nous voir la veille, puis je me tourne vers Adrien, mon beau-frère.

Anne, quel plaisir de te revoir !

Le visage rouge et rondelet d'Adrien est fendu par un sourire jovial. C'est un homme grand, baraqué, et lorsqu'il vient vers moi c'est pour m'embrasser sur les deux joues tout en me serrant chaleureusement dans ses bras puissants, tel un frère qui retrouverait une sœur après une longue absence. Je reçois ces démonstrations d'affection avec émotion mais je suis un peu embarrassée, d'autant plus que je capte au passage le coup d'œil meurtrier que lui lance sa femme.

Nous nous installons ensuite dans le petit séjour et la première heure passe dans une ambiance très conviviale. Adrien me pose un tas de questions, sur ma vie, sur mes études, sur mes projets. C'est un plaisir de trouver quelqu'un avec qui converser. Adrien est infirmier, il travaille au village mais prête également ses services dans d'autres villages alentours. C'est un homme très gentil, extrêmement serviable et dont la simplicité et l'honnêteté font de lui l'une des personnes que j'apprécie le plus.

Julie ne m'a plus adressé la parole. Elle m'évite. Elle discute avec ma mère d'une recette qu'elle vient d'essayer, gronde Tomas, câline Zoé, nous jette des regards en biais à Adrien et à moi… Notre complicité l'a toujours exaspérée.

Nous dînons très tôt puis mon père s'empresse d'allumer la télé un match de football est sur le point de débuter et ni lui ni Adrien ne veut le rater. Ma mère a catégoriquement refusé de me laisser faire la vaisselle c'est elle qui s'en charge avec l'aide de ma sœur. Je me retrouve très vite désœuvrée et n'ai d'autre occupation que de tenir compagnie aux enfants. Tomas n'arrête pas de tourbillonner autour de moi. Zoé, qui a enfin consenti à venir s'assoir à mes côtés, n'ose toujours pas me parler. Son frère, en revanche ne s'est pas arrêté de babiller. L'imminente sortie aux cinémas de l'adaptation de son roman préféré le met dans un état de surexcitation incroyable. C'est l'histoire fantastique d'une petite fille, Emma, qui se découvre des dons de fée. Je connais assez bien le conte (Qui ne le connaitrait pas ? Les médias ne font qu'en parler et les enfants du monde entier en raffolent), mais je l'écoute patiemment me relater les moindres détails il est notamment en admiration devant l'un des personnages clés, à savoir le Grand Lord du monde des fées, dont le côté sombre le rend si énigmatique et fascinant à ses yeux.

Ce débordement est épuisant et je suis rapidement à bout de bonne volonté. J'ai besoin de prendre l'air, de m'isoler un peu. Je n'ai jamais été très douée avec les enfants.

Papa, est-ce que je peux emprunter ta voiture ?

Mon père, Adrien, ainsi que ma mère et Julie qui viennent de se joindre à eux me regardent tous avec des yeux ronds.

La voiture ? répète mon père. Tu veux sortir ? A cette heure-ci ?

J'ai… j'ai besoin d'acheter des trucs.

Les commerces sont quasiment tous fermés maintenant, intervient ma mère. A part peut-être le bistrot du vieux Jaques…

Merde… j'ai complètement zappé ce détail. Cette question ne se serait même pas posée à Londres, mais ici ce n'est pas pareil.

Tu as besoin de quelque chose en particulier ? me demande Adrien.

Euh… je veux acheter une carte postale, pour ma colocataire, Jenny. Elle en fait la collection et je lui ai promis de lui en envoyer une le plus tôt possible.

La librairie du village est fermée depuis longtemps mais la toute nouvelle supérette reste ouverte jusqu'à vingt-deux heures. Il y a un rayon papeterie tout à fait respectable, m'explique-t-il gentiment.

Julie le foudroie du regard. Mon père m'a ramené les clés de sa petite Clio. Tomas veut absolument m'accompagner, il s'accroche désespérément à moi et je finis par les prendre, sa sœur et lui, tout en promettant de vite rentrer.

La petite supérette, comme la plupart des autres commerces, donne sur la place centrale du village. Le trajet ne me prend qu'une dizaine de minutes. Le silence n'est rompu que par le vrombissement de la Clio. Je me sens presque coupable d'être dehors. J'imagine un instant Jenny, accoudée au bar de l'un des pubs bronchés de Londres, en train de déguster une bière, entourée par quelques spécimens masculins des plus sexy… La vision me fait rêver. C'est le week-end en plus ! Mais rien ne pourrait être plus différent de la capitale anglaise que mon petit village breton. Je ne m'en plains pas cependant. C'est dans la tranquillité de ses rues pavées, dans le calme du paysage qui l'entoure et la protège que je me retrouve et que je retrouve ma sérénité.

Les enfants sont restés sages, mais dès que j'ai franchi la porte vitrée, Tomas se lance telle une fusée vers le rayon des livres. Je crois qu'il a hérité de ma fibre littéraire. Ou peut-être que c'est ce roman si connu qui lui a donné le goût de la lecture.

Regarde Annie ! babille-t-il en désignant un étalage de bouquins où « Emma L'enchanteresse » règne en best-seller.

Je m'approche, examine les couvertures avec intérêt. Des posters promotionnels grandeur nature sont maintenus debout, juste à côté (Quel progrès pour un aussi petit village ! J'en suis stupéfaite.). Les acteurs qui campent les rôles des personnages principaux sont mis en avant dont, bien entendu, le si admiré Lord des fées. Ils sont tous plus ou moins connus mais je ne m'attarde pas plus longtemps. Zoé, qui est restée fermement accrochée à ma main, me tire doucement et me montre d'un timide signe de la tête le rayon des chocolats.

Allez, viens Tomas, on va acheter quelques douceurs, tu veux ?

Ah, s'il te plait, laisse-moi jeter un coup d'œil par ici ! me supplie-t-il. Il y a aussi un nouveau manga qui vient de sortir et que je n'ai pas encore lu, et maman refuse de me l'acheter…

J'y réfléchis une seconde.

Bon, d'accord, mais ne bouge surtout pas d'ici tant que je ne serai pas revenue te chercher, OK ?

Entendu !

Je le suis du regard un moment. Il s'est assis par terre et s'est directement plongé dans son livre. J'emmène sa sœur vers le rayon sucrerie tout en me promettant de le lui acheter avant de rentrer. Cela fera sans doute râler Julie… L'idée me fait sourire d'avance.

Je me rends soudain compte que la supérette est déserte. Le gérant, un vieux monsieur que je connais de vue, ne me remarque même pas. Il est absorbé par ses mots croisés. Les habitants du village n'ont pas pour habitude de trainer dehors à ces heures-ci de la nuit. Seuls quelques retardataires prennent un dernier verre au bistrot du coin. On n'est définitivement pas à Londres.

Je prends une corbeille où je mets quelques gourmandises puis je pars à la recherche du rayon papeterie. Je le localise en contournant le coin « détergents ». C'est tout à fait au fond du local. Et c'est à ce moment-là que je me rends soudainement compte que je ne suis finalement pas seule dans le magasin. Quelqu'un – un homme – vient de surgir d'un passage parallèle au mien et se dirige lui aussi vers le rayon papeterie. Je ne fais pas attention à lui car je viens de repérer une rangée de cartes-postales. L'inconnu s'est lui aussi arrêté il ne pas vue, il me tourne le dos et examine les étagères réservées au matériel de dessin et peinture. Je passe un moment assez long à choisir entre les différentes cartes exposées elles représentent pour la plupart les magnifiques paysages bretons. Je finis par en choisir une Jenny sera très contente, j'en suis certaine. C'est en pensant à elle que je vais me retourner lorsque je me retrouve brusquement avec le nez dans le torse de quelqu'un – de l'étranger. Je fais un bond en arrière.

Mon Dieu ! Excusez-mo…

Ma phrase demeure en suspend. Bouche ouverte, je regarde l'homme en face de moi lui aussi a fait deux pas en arrière.

Oh-mon-Dieu.

Oh-mon-Dieu, oh mon Dieu, OH MON DIEU !

J'ai du mal à croire ce que je vois.

Alex Richman se tient juste là, devant moi.

ALEX RICHMAN !

J'ai le vertige. J'ai vaguement conscience qu'il vient de balbutier des excuses – des excuses en anglais bien sûr. Dieu, qu'il est grand… Il a au moins une tête de plus que mon mètre soixante-cinq. Et sa voix… Dieu, que sa voix est grave, profonde… Elle est encore plus délicieusement caverneuse que ce que j'avais si souvent entendu dire à ce propos. J'en ai le souffle coupé. Je crois que je me suis carrément arrêtée de respirer. Je n'arrive plus à réagir. Toute pensée cohérente a momentanément déserté mon cerveau. Que suis-je sensée faire en pareille situation ? Sourire ? Parler ? Demander un autographe ? Je n'ai jamais rien vécu de tel !

Je vois son regard aller de mon visage à celui de Zoé. Cette dernière n'a pas prononcé un mot elle ne l'a pas reconnu et je ne sais pourquoi mais j'en suis quelque part soulagée. Je crois que lui aussi est soulagé. Je finis par comprendre qu'il devait s'attendre à nous voir hurler comme deux groupies exaltées. Sauf que je suis comme tétanisée. Lui a l'air hésitant mais il demeure aussi muet que moi. Une myriade d'émotions traverse son visage en une nanoseconde. La surprise et la confusion ont presque immédiatement cédé leur place à une sorte de panique mêlée de consternation. Un rictus sévère déforme désormais ses traits. Il a, à présent, la même allure que celle qu'il affiche sur le poster que je viens de voir en entrant avec Tomas…

Oh mon Dieu ! Tomas !

Annie ! Annie, Zoé, vous êtes où ?

La petite voix de mon neveu a si subitement retenti dans le silence absolu des lieux que j'en ai un haut le corps. Cette distraction inattendue a cependant l'avantage de me sortir de ma lamentable inertie. Alex Richman esquisse également un geste de recul. De l'effroi pur se lit maintenant sur son visage. Tomas ne doit se trouver que deux rangées plus loin. J'ouvre la bouche pour lui répondre mais une petite voix m'intime tout à coup de me taire. Une idée vient de me traverser l'esprit. J'hoche la tête à l'intention d'Alex Richman puis tourne les talons et m'enfuis à toutes jambes en entrainant avec moi la petite Zoé qui me lance des coups d'œil intrigués. Elle se demande sans doute ce qui ce passe. Je me le demande moi-même mais mes agissements ne sont dictés que par un étonnant réflexe auquel je ne comprends rien.

Tomas, je suis là !

Je l'ai trouvé qui allait contourner le rayon des détergents. Il a l'air profondément soulagé de nous avoir retrouvées.

Annie, où étiez-vous passées ?

On a rencontré un monsieur qui nous a regardées très méchamment, explique tranquillement Zoé.

Je la regarde, interdite. Mince alors. Elle a vraiment mal choisi le moment de se mettre à parler, cette petite !

Un homme ? répète son frère en fronçant les sourcils. Quel homme ? Il n'y a personne ici à part nous.

Non, il y a un inconnu, insiste Zoé en pointant le fond du magasin de son petit doigt potelé.

Tomas penche légèrement la tête et tente de regarder dans cette direction. Je me pousse sur le côté, lui bouche l'horizon.

Tomas, viens ! (ma voix est montée d'une octave). Montre-moi donc le manga dont tu me m'as parlé, je vais te l'acheter.

L'effet est immédiat. L'histoire de l'inconnu est oubliée comme par magie et laisse la place à la joyeuse perspective d'acquérir le précieux nouveau volume. Il fonce droit devant lui, et pour une fois sa sœur lâche ma main et le suit en trottant d'un petit pas menu. Je me retourne Richman se tient tout à fait au bout du couloir. Il est à moitié caché par la marchandise. Il semble guetter, me guetter. Je me retiens de rire tant son attitude me semble exagérée. Une nouvelle inspiration m'éclaire. Lançant un coup d'œil vers mes neveux, je constate que ceux-ci sont totalement absorbés par la relecture du manga en question. Richman se trouve dans une impasse, il va devoir obligatoirement emprunter le passage où je me trouve pour pouvoir accéder à la caisse. Je suis presque certaine que s'il passait maintenant, aucun de mes deux neveux ne le remarquerait. Oui, c'est jouable. Je me tourne à nouveau vers lui et lui fais signe. Il a l'air surpris mais je crois qu'il a compris ce que j'envisage de faire. Il acquiesce puis s'approche à pas de loup. Derechef je me mords la lèvre pour ne pas pouffer. Puis je m'écarte, m'approche davantage des enfants et essaye au maximum d'obstruer leur champs de vision au cas où ils relèveraient la tête. Mais ils ne le font pas et tout se passe comme prévu. Je me risque à lancer un furtif coup d'œil derrière mon épaule. Richman est en train de payer ses achats. Je me demande ce que peut bien acheter une personne comme lui dans une minuscule supérette comme la nôtre. Ça y est, il va sortir. Une étrange sensation s'empare de moi. Je me sens bizarrement frustrée mais je n'arrive pas à saisir le pourquoi de ce sentiment. Sans doute est-ce dû au cumul d'émotions. Il ouvre la porte vitrée, mon cœur se serre. Mon Dieu, il faut que je profite de cet ultime instant car je doute qu'un tel évènement puisse se reproduire une seconde fois dans ma vie. J'essaye de graver son image dans ma mémoire. Mais alors qu'il va refermer derrière lui, je le vois tourner la tête. Nos regards se croisent l'espace d'une seconde. Un sourire discret éclaire brièvement ses traits. Mon cœur fait un bond dans ma cage thoracique.

Alex Richman vient de me sourire. A moi. Je crois que je vais m'évanouir.

Ça y est, il a disparu, mais la vision de son sourire hante encore mon esprit alors que je m'apprête à régler mes menus achats. Le vieux gérant me rend ma monnaie et je vais sortir lorsqu'il me rappelle soudain.

Mademoiselle, vous avez oublié de prendre votre carte postale.

Ma carte postale ? Non, je l'ai prise, elle est là, dans mon sac.

Le vieillard me regarde sans comprendre. Il tient dans sa main une seconde carte postale qu'il fait osciller en l'air. Je m'approche, attrape le rectangle en carton, intriguée. C'est en effet une très belle carte postale, comme il y en a des dizaines dans le magasin. Je l'ouvre dans un geste machinal. Mon cœur s'emballe soudain. Quelques mots y sont inscrits d'une petite écriture presque illisible. C'est en anglais.

« Thank you. I owe my life to you. ».

Je reste un moment, interloquée, à lire et relire ces pattes de mouches. Alex Richman me remercie ? Il me doit la vie ? Décidément, ce type développe un sérieux côté parano. J'ai une irrépressible envie de rire mais c'est un ricanement nerveux qui sort de ma gorge. Je quitte le local avec l'impression de sortir d'un rêve.

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