Je me réveille tandis que tout est bruyant dans mon esprit. Comme une voix qui parle sans cesse mais qui ne me parvient que par des bourdonnements, des mots brouillés comme s'ils traversaient du coton.
J'éprouve une sensation étrange, comme un malaise. Je me sens compressée, repoussée fermement vers des abîmes sombres par une force invisible. Il fait noir et je ne peux rien faire. Je ne parviens pas même à percevoir mon corps.
Je hurle alors silencieusement, dans ma tête. Ce hurlement paraît presque résonner contre les parois de mon crâne. À mon plus grand étonnement, un silence de plomb s'installe.
Une voix parvient alors jusqu'à mes oreilles. Tous mes sens sont en alerte.
– Laissons-lui le temps de se réveiller. Cela risque d'être déboussolant pour elle, dit une voix de femme avec douceur à quelqu'un d'autre qui reste silencieux.
Où est-ce que je suis ? Que s'est-il passé ? Où est Mina ?
La panique me gagne tandis que le souvenir venant répondre à mes questions émerge et me coupe le souffle.
Mina est blottie contre moi. Nous sommes allongées sur notre campement de fortune, sous une couverture que je suis parvenue à voler tandis qu'elle séchait dans un jardin. Ça et une robe à la taille de Mina qui lui a mis des étoiles plein les yeux. Ce sourire m'a fait tant de bien. Le simple fait d'y repenser me réchauffe le cœur. Pourtant, bien que je m'efforce de ne pas y songer, je sais que la situation est grave. Plus grave qu'elle ne l'a jamais été.
Depuis ce jour où nous avons manqué de très près d'être prises par les envahisseurs, nous vivons sur le fil. Une semaine s'est écoulée depuis ce moment. Nous nous sommes repliées comme nous l'avons pu. La sensation d'être prise dans les fils d'une araignée ne me quitte pas. Au fond de moi, je pressens que le danger est plus présent que jamais. Il s'approche à chaque instant.
La fragilité de notre situation m'a poussée à prendre de plus en plus de risques. Je ne contrôle plus rien, bien que je fasse mon possible pour le cacher à Mina. À cette pensée, j'embrasse le sommet du crâne de ma petite sœur. Ne plus être en mesure de la protéger m'effraie. Ma petite sœur est tout ce qu'il me reste et je suis tout ce qu'il lui reste. Elle est ma responsabilité.
Un bruit retentit alors, saisissant dans ce silence d'église. Mon sang se glace tandis que je sens le souffle profond et régulier de Mina dans mon cou. Dans l'obscurité complète, j'entends le grincement de la vieille porte de la grange dans laquelle nous nous sommes abritées. Repliée dans un coin sombre de la pièce, je les vois alors. Ils sont trois : deux hommes et une femme. Ils ont des lampes et se mettent lentement à inspecter les environs. Ils avancent furtivement, en silence.
Au vu de la configuration des lieux, je sais déjà que nous ne pourrons par leur échapper. Il n'existe qu'une issue et nous ne serons jamais assez rapides. De plus, l'un des hommes – le plus massif – garde cette unique sortie de secours. Je sais que c'est fini. Après tous ces efforts, après ces années de fuite, c'est finalement terminé.
Je pense avant tout à Mina. Je ne veux pas qu'elle soit effrayée. Je les ai beaucoup observés, nos mystérieux envahisseurs. En dépit des actes horrifiants qu'ils commettent – ceux de voler nos corps pour les habiter – ils ne semblent jamais agir cruellement. Au contraire, quand bien même personne ne les observe, ils agissent toujours avec bienveillance. Jamais je ne les ai vu être violents avec qui que ce soit, l'un des leurs ou même un humain. Pourtant, j'ai assisté impuissante à plusieurs enlèvements de mes congénères. C'est toujours les humains qui sont violents – et à raison au vu de ce qui les attend. Mais les envahisseurs répondent pacifiquement à cette violence. Ils se contentent d'immobiliser les humains à l'aide d'une substance issue de leur technologie. Cela ne semble pas douloureux. A partir du moment où la brume touche le visage, on s'endort purement et simplement. En tout cas, c'est ce que j'ai pu en voir.
Me basant sur ces présomptions à leur sujet que j'espère plus que tout correctes, je sais ce qu'il me reste à faire. Je sais que nous ne serons pas épargnées. Ils prennent chaque humain de ce monde, pourquoi feraient-ils une exception pour nous ? Je ne peux faire qu'une simple et unique chose pour Mina désormais. Ne pas me battre en vain, sachant que le combat est perdu d'avance, et m'assurer que les choses se déroulent le plus paisiblement possible. Mina ne doit se rendre compte de rien. Elle serait morte de peur si c'était le cas. Je ne veux pas qu'elle ait peur.
Très doucement, je repousse Mina et me lève. Je lève les bras en l'air tandis que nos traqueurs m'apercoivent.
– Nous ne vous voulons aucun mal, me dit immédiatement l'homme aux cheveux blonds avec calme et douceur.
– Je me rends, dis-je en le coupant, sans hausser la voix pour ne pas réveiller ma petite sœur endormie. Je ne vous demande qu'une chose.
– Laquelle ? me demande la femme en me souriant.
Le fait même qu'elle me sourie au vu des circonstances me fait frissonner. Ne se rendent-ils donc pas compte du mal qu'ils font ?
– Ma petite sœur. Elle est endormie. Je ne veux pas qu'elle se rende compte de ce qu'il se passe. Je ne veux pas qu'elle ait peur.
–Aucun mal ne vous sera fait, vous n'avez aucune raison d'avoir peur, me dit l'homme.
– Nous n'avons pas la même définition de « mal », je réplique. Écoutez, tout ce que je veux, c'est qu'elle reste endormie...
– Bien sûr, nous y veillerons, reprend la femme avec un sourire compatissant. Tout va bien se passer.
La femme s'approche de moi doucement et je ne cherche pas à la repousser. Je me suis résignée à mon sort. Elle pose une main qui se veut rassurante sur mon épaule et un frisson me traverse. Je dois lutter contre mon instinct qui me hurle de la frapper, de fuir. La femme m'observe avec une telle bienveillance, qu'une fois de plus, je me questionne sur leurs intentions. Ils semblent si sincères et altruistes. Comment peuvent-ils faire des choses si atroces ?
L'homme aux cheveux blonds s'approche de Mina et des larmes se mettent à couler le long de mes joues. Un nouvel élan traverse mon corps. Je veux me jeter sur lui, le frapper, le griffer, protéger ma sœur à tout prix. Seulement, je sais qu'ils m'immobiliseraient en un rien de temps, malgré leurs airs inoffensifs. De plus, je dois garder en mémoire ce qui est le mieux pour Mina. Que cela se passe paisiblement afin qu'elle ne se rende compte de rien.
Je vois l'homme sortir un mystérieux pulvérisateur rectangulaire de l'une de ses poches. Celui que j'ai déjà vu auparavant, celui qui endort. Il l'active face au visage de Mina. Rien ne se passe mais je suppose que cela la maintiendra endormie. Cela m'apporte un profond soulagement.
Le cœur serré, je suis la femme qui me fait signe d'avancer. Elle a toujours le sourire aux lèvres, ce qui me fait frémir. Les traqueurs m'entraînent vers un véhicule. J'y grimpe sans faire de difficultés tandis qu'on installe Mina à mes côtés. Les larmes dégoulinent sur mon visage alors que je prends pleinement la mesure de la situation. J'ai échoué. Je n'ai pas su protéger ma petite sœur. Mon cœur se serre un peu plus alors que des sanglots me traversent le corps.
La femme, assise à côté de moi, m'observe avec curiosité.
– Pouvez-vous me faire la même chose qu'à elle ? j'articule péniblement. Pouvez-vous m'endormir ?
Je veux en finir, je veux que tout cesse. La douleur m'est insupportable. J'ai si peur de notre sort, à moi et à Mina. J'espère simplement que cela ne fait pas mal. Je ne veux pas que Mina souffre d'une quelconque façon.
Alors que le produit mystérieux entre en contact avec mon visage, ma conscience s'évapore. Toutes mes inquiétudes disparaissent comme par magie. Ma dernière pensée est pour Mina. Mina et son dernier sourire. D'autres larmes coulent sur mes joues tandis que les bras de Morphée m'entraînent loin de ce monde.
Une vague de tristesse me submerge quand cet événement se rappelle à moi. Cette piqûre de rappel s'insinue en moi comme un poison. Que s'est-il passé depuis que je me suis évanouie ? Je devrais avoir disparue maintenant. N'est-ce donc pas encore fini ? Et Mina ? Oh, Mina...
Sans aucun contrôle de ma part, mes yeux s'ouvrent alors en grand. La luminosité agresse mes pupilles. Je perçois mon corps allongé sur une paillasse, ma tête sur un oreiller moelleux, la plissure de mes paupières en réaction à la lumière. Je réalise avec horreur que c'est tout ce que je peux faire, percevoir. Pour le reste, c'est comme si j'étais paralysée, comme si j'étais une simple spectatrice dans mon corps.
– Vous êtes réveillée, constate la femme à la voix douce de tout à l'heure.
Mon regard se tourne vers elle, encore une fois malgré moi. Elle a un visage rond et de grands yeux bleus. Elle semble sympathique, mais ne le semblent-ils pas tous ? Car je sais que c'est l'une d'entre eux, pas une humaine. Le reflet argenté dansant au fond de ses yeux me le prouve. Ils ont beau sembler sympathique, cela n'efface pas leurs actes. Cela ne change rien au fait qu'ils ont volé notre planète et nos corps.
– Comment vous sentez-vous ? demande-t-elle.
« Pourquoi suis-je encore là ? » ai-je envie de demander, mais aucun mot ne sort de ma bouche.
Après plusieurs secondes de silence, des paroles retentissent.
– Bien, je crois, prononce ma voix avec hésitation et labeur.
Les mots ont du mal à sortir de ma bouche. Comme si je n'avais jamais parlé, comme si c'était la première fois. Mais ne ce sont pas vraiment mes mots et c'est ce qui m'effraie le plus.
– Comment dois-je vous appeler ? poursuit la femme avec douceur.
Un bourdonnement se met à retentir dans ma tête. Ce bruissement confus ressemble à des mots mais, comme précédemment, je ne parviens pas à les décrypter. La sensation est insupportable et j'ai de nouveau envie de crier.
– Je ne sais pas, répond ma voix, toujours indépendamment de ma volonté.
– Prenez votre temps, les mots et leur signification peuvent mettre un moment à venir. Vous aurez besoin d'un temps d'adaptation, pour ça et pour toutes ces émotions que vous devez ressentir. Les émotions humaines peuvent sembler bien perturbantes pour qui les découvre pour la première fois.
C'est alors que je comprend ce qu'il se passe. Tout est bel et bien fini. L'un d'entre eux est dans mon corps. L'insertion a eu lieu. Mais... Pourquoi suis-je toujours consciente ? Je croyais que je disparaîtrai, purement et simplement. Cela ne devait pas se passer comme ça. Je n'en avais aucune idée. Cela veut dire que... Mina va se réveiller sans comprendre ce qu'il lui arrive. Et ce sera ma faute. Je croyais l'épargner mais j'ai fais tout le contraire.
Une immense vague de culpabilité et de désarroi m'envahit. L'idée d'une Mina paralysée dans son propre corps m'horrifie. Une Mina sans aucun moyen d'action, une Mina hurlant à tue-tête sans personne pour entendre sa détresse...
Je sens mon corps frissonner et se redresser en sursaut.
– Mina... murmure ma voix.
– Que dites-vous ? intervient la femme avec intérêt. Vous ne devriez pas vous lever si vite, il va vous falloir un peu de temps pour vous adapter à ce nouveau corps.
« C'est mon corps ! » je hurle.
Une fois n'est pas coutume, aucun son ne sort de ma bouche. J'entends néanmoins un hoquet de surprise en sortir. Mes yeux se mettent à parcourir la pièce avec frénésie, accompagnés d'un halètement paniqué. La femme au visage rond m'observe avec inquiétude.
– Je vais vous aider à dormir, je crois que vous en avez besoin. C'était déjà beaucoup d'émotion pour vous aujourd'hui. Vous êtes désorientée et c'est parfaitement compréhensible. Reposez-vous, nous nous reparlerons plus tard, d'accord ?
Sur ces mots, elle place un pulvérisateur devant mon visage. La brume entre en contact avec mon visage et je sens ma conscience s'évanouir lentement. Je sombre une fois de plus.
