De sa monture, l'homme observait les navires se dessinant dans le crépuscule. Les rayons du soleil couchant qui embrasaient le ciel auraient ravi l'âme d'un peintre, mais cet homme-là n'avait rien d'un artiste et ce spectacle n'éveillait en lui qu'une sourde inquiétude. Bientôt la mer serait d'un noir d'encre et il serait aveugle face à un ennemi éventuel.
- Votre Éminence, je ne saurais trop vous recommander d'attendre demain pour vous embarquer, dit-il se penchant à la fenêtre du carrosse. Avec une si mauvaise visibilité, nous ne pourrons pas garantir votre sécurité en pleine mer.
- Il n'en est pas question ! répliqua le voyageur. Les ministres des Provinces Unies nous attendent au large dès ce soir et nos affaires ne peuvent attendre ! À vous et à vos hommes de veiller à ma sécurité ! En venant ainsi incognito, je vous facilite grandement la tâche, chargez-vous du reste !
L'homme serra les poings. Cela faisait plus de dix ans qu'il était au service de Son Éminence, il avait risqué sa vie pour lui un nombre incalculable de fois, il avait été le seul à lui rester fidèle au moment de sa disgrâce, il lui sacrifierait volontiers son œil valide. Son maître le savait pertinemment, néanmoins il le traitait toujours comme un sous-fifre. L'homme était un aristocrate et un soldat, il avait été élevé dans la fierté de son nom, prêt à tirer son épée pour une parole hasardeuse puis à vingt ans, il avait rencontré Armand Jean du Plessis alors évêque de Luçon. Il avait été immédiatement fasciné par cet ecclésiastique au regard de glace. Luçon était froid et méprisant et son âme semblait inaccessible à la pitié. Alors proche de la Reine mère, il possédait déjà cette autorité et ce charisme qui lui permettait aujourd'hui de gérer d'une main de fer le royaume de France. Il y avait du génie chez cet évêque au corps grêle et le comte de Rochefort avait aussitôt compris qu'être l'esclave d'un tel personnage valait mieux que d'avoir une armée entière sous ses ordres. À l'époque, il était jeune et idéaliste, depuis il avait accompli des actes condamnables au regard de la morale et n'avait pas toujours suivi la voie de l'honneur. Cependant s'il avait perdu bien des illusions, il avait conservé la foi. Celui qui était devenu le cardinal de Richelieu était sans conteste le plus grand homme de France, et il permettrait à son pays d'atteindre un rayonnement tel qu'il n'en avait encore jamais connu. Avec lui, la France serait enfin un royaume fort et unifié. Elle ne serait plus à la merci des seigneurs féodaux ni déchirée par les guerres de religion. Ils abaisseraient la puissante Espagne, démantèleraient ce qui restait de l'Empire de Charles Quint ainsi la France serait le plus puissant pays d'Europe. Participer à un tel projet valait bien toutes les entailles que souffrait son orgueil.
En cette soirée de mai 1629, le ministre allait secrètement rencontrer les ministres des Provinces unies. Leurs pays avaient assurément un intérêt commun : celui d'affaiblir la mainmise de l'Espagne sur les Pays-Bas. Cependant la France était agitée par des troubles avec les seigneurs protestants et bien que le Cardinal ne fût pas un fervent catholique, il aurait été malvenu pour lui d'afficher son soutien aux calvinistes néerlandais. Aussi avaient-ils convenu d'une entrevue sur un navire au large du port de Dunkerque. Le Cardinal avait revêtu des vêtements civils et son attelage, certes élégant, ne se distinguait guère de celui d'un riche bourgeois. La route depuis Paris s'était écoulée sans encombre cependant Rochefort n'était pas rassuré. Richelieu avait de nombreux ennemis, il suffisait qu'un seul ait eu vent de ce voyage. Il demeurait aux aguets, une main sur la garde de sa rapière alors qu'ils grimpaient sur la modeste embarcation qui devait les mener au vaisseau hollandais.
La mer était calme et très vite ils n'entendirent plus les bruits du port. Le soleil avait disparu à l'horizon et seules les lumières de Dunkerque miroitaient faiblement. Le comte ajusta sa cape sur ses épaules Un vent froid et chargé d'embruns soufflait sur le pont. Le Cardinal s'était aussitôt installé au chaud dans la seule cabine, mais il n'était pas question qu'il le rejoignît. Il lui fallait être d'autant plus vigilant qu'il n'aurait pas voir un ennemi à plus de deux mètres. Cette obscurité était traîtresse. Vivement qu'ils soient arrivés !
Un des marins étendait la voile non loin de lui.
- Sommes-nous encore loin des Hollandais ? lui demanda-t-il.
- Non, avec ce vent, nous les rejoindrons dans moins d'une demi-heure, messire. On ne tardera pas à apercevoir leur navire à tribord.
Rochefort s'appuya sur la rambarde dans l'espoir de discerner les premières lueurs du vaisseau. Le marin jura bruyamment… sans doute avait-il eu un geste maladroit en manipulant sa voile. Puis un craquement retentit. Le comte saisit aussitôt son épée et fit volte-face, mais il était déjà trop tard. Une lourde poutre s'abattit sur lui, la douleur fut si violente qu'il perdit connaissance.
Il frissonna puis gémit sourdement. Sa tête était comme prise dans un étau. Le visage écrasé contre le pont de bois, ses lèvres avaient un goût de sel et ses cheveux étaient humides… Pardieu ! Son Éminence était en danger ! Il tendit la main vers sa ceinture… Il se mordit les lèvres pour étouffer un cri de douleur et de rage. Ces brigands l'avaient dépouillé de ses armes ! Il devait pourtant agir ! Il devait sauver le Cardinal… Seigneur ! Son crâne lui semblait peser une tonne. À chaque mouvement, il menaçait de se disloquer.
- Que fait-on du soldat, madame ? fit une voix d'homme non loin de lui.
- Tuez-le, répondit froidement la femme qui l'accompagnait. Je le connais, il ne nous causera que des ennuis, il vaut mieux nous en débarrasser tout de suite.
Dans un sursaut, Rochefort parvint à attraper la cheville de son assaillant et le fit tomber au sol. Cette riposte fut malheureusement vaine. Il était trop affaibli pour combattre et le coquin furieux appela aussitôt deux de ses sbires.
- Je vous avais dit de vous méfier ! déclara la femme.
Le comte esquiva le poignard que brandissait un des brigands et roula sur le pont. Il tenta de se relever en s'appuyant au bastingage, mais le troisième assaillant se jeta sur lui. Le sol se déroba sous ses pieds et il bascula par dessus le garde-fou. Il hurla quand son dos heurta l'onde.
La mer était glacée. Les vagues étaient autant de lames de rasoir lacérant sa chair et ses membres engourdis peinaient à le maintenir à la surface de l'eau. Le bateau s'éloignait… Il devait le rattraper… Ces lâches maintenaient le Cardinal prisonnier. Ils seraient capables de lui prendre la vie… Il repensa à cette femme mystérieuse. Elle avait affirmé le connaître et effectivement sa voix lui était familière… Où donc l'avait-il entendue ?
La nuit rampa sur les flots engloutissant ses dernières étincelles de vigueur.
