Prologue

La jeune fille courait. Elle progressait à toute vitesse depuis un bon moment, ses fines bottes martelant le sol dans un battement régulier. Dans un geste éperdu elle leva la tête vers le ciel, y cherchant vainement un signe d'espoir, une étoile, un repère... Aucune lueur astrale ne semblait pouvoir percer le ciel sombre.

Les sens en éveil, elle s'autorisa un rapide regard en arrière sans cesser d'avancer. Ses poursuivants n'allaient pas tarder à apparaître. Elle les avait semé de peu et se savait incapable de reproduire pareil exploit. Ils risquaient même d'arriver d'une seconde à l'autre, leur long manteau noir claquant au vent et leurs sombres silhouettes se découpant dans la brume nocturne.

Une multitude de questions sans réponses envahirent son esprit tandis qu'elle accélérait, le souffle court. Qui étaient ces hommes ? Et surtout, que lui voulaient-ils ? Plongée dans ses pensées, elle s'engagea dans une ruelle au hasard. Elle s'était déconcentrée et trébucha soudainement. Elle failli tomber, se rattrapa in-extremis... Mais elle ne se faisait aucune illusion. Elle ne tiendrait plus longtemps à cette allure. Cette course était-elle sans fin ?

Les poumons proches de l'explosion, la respiration sifflante et les jambes en feu, elle manqua de s'écraser contre le mur sur lequel elle fonçait sans l'avoir remarqué. A la dernière seconde elle stoppa net devant en dérapage contrôlé, alors que son cerveau analysait la situation en passe de mal tourner. Sous le choc, l'air lui manqua soudainement. Une impasse. Elle se trouvait dans une impasse. Sans possibilité de revenir en arrière sous peine de se faire tranquillement cueillir par ses poursuivants. Et il était hors de question qu'elle leur facilite la tâche. Ses pires inquiétudes se confirmèrent lorsque des bruits de pas se firent entendre à l'autre bout de la ruelle. Catastrophée, elle écouta.. Cinq. Ils étaient au moins cinq. Elle n'avait aucune chance. A moins que...

L'idée qui venait de germer dans son esprit était aussi désespérée que miraculeuse, et si elle doutait de ses capacités dans sa réalisation le temps n'était plus à la réflexion. Un sourire crispé se forma sur ses lèvres, reflet de celui qu'elle voyait apparaître sur le visage du premier homme qui avançait vers elle, suivi de ses acolytes.

Sans prévenir, elle s'élança sur le mur qui se dressait derrière elle. Ses doigts crochetèrent une infime anfractuosité tandis qu'une imprécation retentissait du côté des hommes qui se mirent à courir. En équilibre plus qu'instable, elle bascula silencieusement en arrière... et dernier moment pris appui avec son pied sur le mur qui jouxtait le fond de l'impasse. Cet appui précaire aurait fait chuter nombre de personnes, mais ses compétences presque hors pair de grimpeuse avaient déjà pris le relais et il lui était suffisant pour ce qu'elle envisageait. Une fraction de seconde plus tard, elle se projetait sur le mur opposé d'une formidable détente. Volant littéralement au dessus de ses poursuivants, elle attrapa fébrilement la gouttière qu'elle visait et s'y agrippa immédiatement. Elle se dressa et continua aussitôt son ascension. En quelque bonds agiles, elle disparaissait sur le toit du bâtiment.

Hors d'atteinte, le jeune fille se dressa et regarda autour d'elle. Le brouillard se levait, faisant apparaître les infrastructures de la ville d'où étrangement aucun bruit n'émanait. Le ciel devint soudainement plus clair et se teinta de bleu. On aurait dit que la nuit avait laissé la place au jour sans que l'aube ne vienne faire la rayons de soleil hasardeux semblaient même s'enhardir à traverser les derniers nuages. Une rafale de vent fit voler les long cheveux de la fugitive tandis qu'elle se mettait à avancer rapidement mais prudemment. Au moment où elle s'apprêtait à sauter sur le toit d'une maison qui accolait celle sur laquelle elle se trouvait, une rafale plus puissante la fit trébucher se rétablissant au dernier moment pour ne pas être happée par le vide, elle se saisit d'un conduit de cheminée et soupira de soulagement.

Comme pour ne pas lui laisser le temps de se remettre, une ombre gigantesque recouvrit alors le paysage. Elle fronça les sourcils. L'ombre était si grande que le soleil semblait s'être retiré. Elle recouvrait absolument toute la ville, jusqu'à étendre son influence aux collines environnantes. Le cœur serré d'appréhension, la jeune fille leva lentement la tête... Ce qu'elle voyait était tellement immense qu'il lui fallut plusieurs secondes avant de comprendre : une île. Un morceau de terre incroyablement grand flottant dans le ciel à environ cinq cents mètre du sol. C'était une superbe île céleste dans ses moindres détails qui lévitait devant ses yeux incrédules et émerveillés. Sans qu'elle ne sache comment ni pourquoi, un mot se fraya un chemin jusqu'à son esprit : « Laputa ».

Ensuite, tout se passa très vite. Les rafales devinrent de plus en plus fortes tandis qu'une rangée de nuages noirs et de mauvais augure s'amoncelaient à l'horizon. En moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire, ces derniers avaient déjà envahi tout l'espace qui s'offrait à eux, faisant disparaître la magnifique île. C'était comme si elle retournait vers un royaume interdit, un royaume inaccessible ou aucun être ne pouvait l'apercevoir. Sauf que dans le cas présent les nuages semblait plutôt prendre sa place pour semer le malheur.

Étreinte par un mauvais pressentiment, la jeune fille tenta de se lever pour fuir, mais la tempête était déjà sur elle. Cachant son visage de ses bras dans une tentative de protection dérisoire, elle se recroquevilla sur elle même. Horrifiée, elle se sentit soudain soulevée dans les airs avec une force peu commune. Elle n'osa pas ouvrir les yeux mais se savait au cœur de la tornade. Malgré tout ses efforts pour rester en position fœtale, elle sentait ses membres faiblir à toute vitesse. Le vent était beaucoup trop fort, elle avait l'impression que son corps allait se disloquer. N'y tenant plus, elle poussa un hurlement de pure terreur, se sentant emportée toujours plus loin, toujours plus haut. Que lui arrivait-il ?!

Au bout d'une infinité de temps – à moins que ce ne soit que sa propre perception – elle s'écrasa contre quelque chose. La tempête semblait continuer de se déchaîner autour d'elle, mais elle ne bougeait plus. A demi inconsciente, il lui fallu un moment pour lever la tête et tenter de bouger ses membres engourdis. A sa grande surprise elle n'avait rien de cassé ce qu'elle venait de vivre lui avait donné l'impression de se faire déchiqueter en morceau. Malgré ses vêtements, elle était gelée et compris pourquoi quand elle vit au milieu de quoi elle se trouvait. Son atterrissage forcé s'était terminé sur un petit plateau de neige en pente. Il faisait extrêmement froid, et la tourmente n'arrangeait rien. Malgré la situation plus que dramatique, la jeune fille ne se découragea pourtant pas. C'était dans sans doute des moments comme cela, des moments désespérés, que l'on se découvrait une résistance incroyable décuplée par la volonté de vivre. Il fallait qu'elle bouge, sinon elle passerait de quasi-morte à défunte en un rien de temps. La conscience encore brumeuse, elle se retourna pour jeter un regard derrière elle et ce qu'elle vit la fit sursauter d'effroi. Prise d'un tremblement incontrôlable, elle n'arrivait pas à en détacher son regard. Le précipice. Un vide vertigineux, traversé seulement par les volutes de brouillard, poussés par le vent. Elle était à demi allongé au bord d'une gigantesque falaise effrayante de verticalité, soutenue par un glacier truffé de séracs et de crevasses béantes qu'elle pouvait deviner à travers la tempête. Les yeux écarquillés, elle restait momentanément incapable de toute réaction. Tout s'enchaînait trop vite.

Ce fut lorsqu'elle entendit un léger bruit derrière elle qu'elle se secoua. Se dressant à demi elle leva la tête et se sentit aussitôt figée sur place. Une onde glacée et douloureuse se propagea dans tout son corps avec l'intensité d'un courant électrique. La silhouette sombre d'un homme se découpait dans le brouillard. Lorsqu'il s'avança, la jeune fille eut l'impression que son cœur s'arrêtait. Un large chapeau noir cachant le haut de son visage, les mains dans les poches d'un long manteau de nuit, c'était le premier de ses poursuivants. Un sourire sardonique étira ses lèvres alors qu'il s'approchait d'elle. Elle recula, regarda le vide qui semblait prêt à l'engloutir, tourna des yeux affolés vers l'homme. Son cerveau travaillait à toute vitesse pour trouver une solution, mais il fallait se rendre à l'évidence : aucun échappatoire ne s'offrait. Encore une fraction de seconde et son poursuivant était sur elle. Terrifiée, elle effectua un pas de recul par réflexe avant de se rendre compte de ce qu'elle venait de faire. Trop tard...

Elle ouvrit la bouche pour un cri muet.

Un dernier appel.

Sa main se tendit dans un geste désespéré avant qu'elle ne bascule en arrière.

Chute silencieuse parmi les nuées.

Les nuages s'enroulent autour d'elle pour ne former plus qu'une seule entité.

Sourire en forme de promesse.

Elle devient nuage.

Néant.

Ilywen ouvrit les yeux et bondit hors de ses couvertures. Elle avait l'impression de sortir d'une noyade. A moins qu'elle soit sortie de la couche atmosphérique. Sa respiration était saccadée et ses poumons quémandaient de l'air. Elle se ceignit de ses bras, peinant à retrouver ses esprits. Un rêve. Ce n'était qu'un rêve. Ou plutôt un cauchemar.

La surprise passée, elle soupira d'accablement. Cela allait bientôt faire un an qu'elle faisait régulièrement plus ou moins le même rêve. Et si ses souvenirs étaient bons, il était survenu au moment ou elle avait commencé à évoquer l'existence de Laputa dans son imagination. Laputa. L'île volante légendaire, citée dans de nombreuses fictions comme les voyages de Gulliver. Une île abritant nombre de mythes et une civilisation si mystérieuse, qu'Ilywen s'était d'emblée senti attirée vers elle. Les récits qu'elle lisait dessus depuis son enfance décrivaient les merveilles de ce château dans le ciel et avaient fait naître en elle une passion et un intérêt grandissant pour ce monde au delà des nuages. Elle aurait tellement voulu que Laputa existe réellement qu'elle s'était inconsciemment mise à le croire. Et les cauchemars étaient apparus...

La jeune fille soupira de nouveau et se leva. Elle risquait de ne pas se rendormir très facilement à présent et de plus, l'aube semblait proche. Le contact du sol glacé de sa chambre avec la plante de ses pieds la fit frissonner. Sans allumer sa lampe de chevet, elle s'approcha silencieusement de la fenêtre. Presque par réflexe elle leva la tête vers le ciel qui s'éclaircissait à l'horizon. La lune éclairait un ciel sans nuages de sa pâle lumière blanche. C'était une belle journée qui s'annonçait avec un ciel pareil, et pourtant Ilywen aurait aimé qu'il y ait plus de nuages. Elle relativisa en se disant que les belles journées débutaient toujours ainsi en montagne. A l'aube, un ciel incroyablement pur. Puis, peu à peu, les nuages blancs et cotonneux venaient caresser les reliefs, s'accordant à la perfection avec les névés de neiges sur leur flancs. Ils se fondaient parfois si parfaitement avec les montagnes que l'on ne distinguait parfois plus où commençaient les uns et où finissaient les autres.

Elle avait toujours aimé regarder les nuages. Non pas qu'elle apprécia les ciels gris et uniformes qui caractérisaient le mauvais temps elle aimait les nuages de beau temps qui se déplaçait plus ou moins lentement dans le ciel azur. Elle les avait toujours trouvé impressionnant et magnifiques, avec leur mille nuances de couleurs qui s'intensifiaient au soleil couchant. Et la montagne les mettait en valeur. Elle se doutait aussi du fait que son amour pour les nuages venait de leurs similitudes avec l'univers de Laputa. Après tout si l'île existait – si tant est qu'elle existe – c'était là haut qu'elle se trouverait.

Ayant besoin d'air frais après son rêve mouvementé, la jeune fille ouvrit la fenêtre. Un vent glacial et revigorant pénétra à l'intérieur de la pièce, faisant voler les rideaux au passage. Le visage levé vers la voûte céleste, Ilywen ferma les yeux et sourit. Rêve ou pas, si Laputa existait ce ne serait pas quelques individus aux motivations bizarres qui allaient l'arrêter.

Quand elle rouvrit les yeux, ses yeux étincelaient. Là bas, au dessus du pic de l'AileFroide, un petit nuage rosé venait d'apparaître.