Chapitre 1, La schizophrénie de la solitude et le Singe cyborg :

Quand j'étais adolescent, je me souviens que j'avais l'habitude de ne dormir que trois-quatre heures par nuit. Au fond, ça m'avait donné l'occasion de me parfaire : quand on peut avaler le double de savoirs par rapport à son entourage, on ne s'en prive pas. J'avais un but qui plus est : gravir les échelons, grimper jusqu'au podium de génie du mal et maître du monde – et m'assurer d'y rester.

Ce que j'ignorais en ce temps-là, c'était que j'allais continuer de subir ces insomnies jusqu'à ce que mort s'en suivent. Car si pour l'époque, il s'agissait d'une bénédiction, c'est aujourd'hui très clairement une malédiction qui me cloue devant mon PC, à ne plus savoir quel dessin animé ou reportage animalier regarder pour enfin tomber dans les bras de Morphée.

J'entends un bip au loin, qui me sort de la contemplation quasi-mystique dans laquelle m'a plongé un épisode de Bob l'Éponge : mon réveil, à, gros maximum, un mètre de moi, vient de sonner, histoire de fêter la bonne nouvelle qu'est l'arrivée des 6 heures du matin. Génial. Une journée de plus que je passerai dans mon lit plutôt que sur les bancs de l'université. Je m'étire, je baille à m'en décrocher la mâchoire. La lumière du réverbère cesse de filtrer à travers mon store : de tout évidence, le soleil est de retour, et avec lui, le sommeil. A croire que c'est un complot.

« D'une humeur massacrante, hein Spicer ? », murmuré-je à mon reflet dans le miroir. Une splendide larve albinos, plus pâle et aux yeux plus rouges que jamais. Vieillir ne me réussit définitivement pas. En caleçon rose à tête de panda, l'eye-liner dégoulinant des yeux, la peau plus grise que blanche, j'ai l'air d'un cosplay gothique raté, plutôt que d'un étudiant de 24 ans. Peu importe. Dormir. Et ronfler à en réveiller les morts jusqu'à 14h, minimum syndical

...

... J'imagine qu'on peut dire que l'heure est grave quand, croyant dormir une petite heure, l'on réalise que l'on a dormi 24 heures et que par conséquent l'on est, petit un : affamé, petit deux : à la bourre. Je tombe du lit en réalisant l'heure qu'il est. Alors je me lève, me cogne contre l'angle de mon bureau, me prend la porte de la salle de bain, glisse dans la douche et tombe à la renverse après avoir langoureusement enlacé le rideau.

- Oh bon sang...

L'heure de mon rituel du matin finit par arriver. Je me hisse sur mon lavabo, la tête menaçant de se cogner contre le miroir à tout moment, et applique sous mes yeux plusieurs couches de crayon noir. Chaque coup de crayon sonne dans ma tête comme le gong de l'absurdité.

Mais ça me va si bien.

Mais je ne devrais pas me maquiller.

Mais je me sens si bien.

Mais on va encore m'enfoncer à cause de ma tête.

Mais j'ai de toute manière une tête pas banale.

Mais j'aime ça être original.

Mais les gens originaux sont seuls.

Je rate le crochet que j'ajoute habituellement sous mon œil gauche. Peu importe, j'ai déjà disparu de l'appartement de toute manière.

C'est épuisé que je suis rentré ce soir, quand bien même j'ai passé la veille à dormir comme un loir. Journée interminable à la con. Mon sac est balancé dans un coin de la pièce et vient percuter une pile de pièces de robot avec une grande série de Clong ! Je grimace sous la cacophonie, et adresse un regard inquiet au tas de ferraille, avant de me réfugier dans la salle de bain.

J'ai vraiment l'impression d'entendre sa satanée voix partout. « Jack, Jack », oui c'est mon nom ! Mais tu es morte, foutue sorcière, foutu fantôme, et le reste avec. Ah, Chine ! je vous laisse la chasse au Sheng Gong Wu, les joies des arts martiaux, fantômes du passé. Je suis un génie du mal, je suis fait pour construire des robots démoniaques, pas pour jouer à la ballerine, merde !

J'éclate mon front contre le miroir. Mon iris rouge s'observe minutieusement. Qu'est-ce que je fous là ? Qu'est-ce qui me motive déjà, hein ? Mais oui « Jack, Jack », j'entends bien, mais qu'est-ce que tu me veux à la fin ? Mon reflet me regarde, tout aussi ingénu que moi.

- Mais qu'est-ce que tu veux toi ?

Parler à son reflet, début de la dégénérescence mentale. Bon sang que je me sens seul.

J'ai quitté la Chine sur un coup de tête. Parfois je me dis que si j'y étais resté, j'aurais au moins eu des rivaux pour motiver quelque peu mon existence. Mais une telle relation était malsaine, et m'aurait rappelé, à chaque retour dans la cave de mes parents, ma solitude. Mon atroce solitude.

-Tu n'es pas même capable de réussir comme génie du mal...

Et mon reflet n'a pas tort! Pourtant, j'ai ça dans le sang! Mais il y a toujours un moment où ça foire. Où les scrupules arrivent. L'ennui, c'est que ça ne fait pas pour autant de moi un génie du bien. Je tremblote devant mon miroir. Merde Jack, tu es parti dans une nouvelle ville, une nouvelle vie! Du nerf!

Mais cette ville m'emmerde. Nu devant le miroir, j'observe les cernes qui me maquillent de violet. Cette ville ne m'apporte rien, et son université non plus. Je me glisse dans la douche, m'appuie contre le mur. Ne rien pouvoir fabriquer d'autres que des grilles-pains m'emmerde. Et me retrouver toujours aussi esseulé m'agace au plus haut point. À croire qu'ils sentent ma nature démoniaque à des kilomètres à la ronde je me demande bien comment.

Mes pensées sombres s'arrêtent là, car mon bas-ventre lui aussi tient à bien me rappeler que je suis seul. Je ferme les yeux en levant la tête vers le jet d'eau de la douche. Mince, même mon corps me trahit pour le coup.

Je n'ai pourtant pas longtemps mené ma petite affaire, qu'une nouvelle fois, la voix vient résonner dans toute la pièce.

-Townsville, Jaaack...

Je retire aussitôt ma main et la plaque contre le mur, comme pris en plein délit. Tourne la tête à gauche, à droite. Je n'ai toujours pas refixé le rideau de douche, et je constate bien qu'il n'y a rien dans cette pièce. Townsville?

Coupé dans mon élan, je m'assois sous le jet d'eau chaude et me contente de méditer. Le cœur n'y serait plus. Townsville, c'est où ça?

La voix de la sorcière résonne encore à mes oreilles. Bon sang, on ne peut plus avoir d'intimité! Je me pince l'arrête du nez.

-Raaah, Wuya...

...

Il y a bel et bien une université, à Townsville. Bien cotée en sciences en plus. Pas mal, pas mal... Après, je doute que ce soit pour son programme universitaire que l'esprit de Wuya me harcèle avec Townsville... Disons que c'est mon subconscient qui a parlé. D'ailleurs, ce nom me dit vraiment quelque chose. Peut-être une ville touristique? Quant à savoir ce qu'elle peut bien avoir de spécial...

Je m'étire en arrière sur ma chaise de bureau. Google a parlé, j'irais skyper mes parents, histoire de m'assurer une petite place dans cet établissement pour le prochain semestre. Un petit coup de pouce parental, ce n'est pas triché, voyons. Mais non.

Un mal de crâne atroce m'a martyrisé jusqu'à ce que je me mette à chercher un appartement sur Townsville. Wuya se fout de ma gueule, il n'y a pas d'autre explication.

...

Townsville, de loin, c'est la carte postale banale d'une ville américaine standard. De plus près, on y trouve un volcan coiffé d'un observatoire, des gangs de jeunes à la peau verdâtre et on peut s'y balader avec une armée de Jack-Bots déménageurs sans que le moindre passant ne paraisse ne serait-ce que surpris. Autant dire que cette ville me plaît déjà bien.

L'appartement est un vrai clone de l'ancien : une chambre, une salle de bain, et un placard m'accueillent aimablement, avec pour cadeau de bienvenue un micro-onde cassé, abandonné au milieu de la chambre.

-Jack-Bot, à l'attaque !

Les robots, parfaitement synchronisés, lâchent un à un le matériel qu'ils avaient entre les mains pour charger leurs armes et achever le malheureux micro-ondes.

-Euh... je voulais dire... au boulot !

...

J'avais pour projet de vous raconter que cette ville était aussi paisible que ma région d'origine, et à quel point le soleil brille sur Townsville. Le fait est qu'une adolescente en robe rose vient de s'écraser dans l'immeuble au dessus de ma tête, et que je suis trop occupé à courir au milieu de la rue, en priant pour qu'aucun débris ne me tombe dessus. Non, je ne crie pas comme une pucelle affolée.

-HIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !

Bon, juste un petit peu. Mais puisque je viens de quitter le sol, dans les bras de l'adolescente de toute à l'heure, qui désormais vole dans tous les sens, on va dire que tout est permis, okay ?

-Ne vous en faites pas, je vais vous déposer à l'abri.

Mince, cette voix me fait tiquer. Plutôt que de continuer de fixer le monde qui bouge sous mes pieds à toute vitesse, mon regard s'attarde sur mon héros du jour. Une rouquine, aux très grands yeux roses. Va vraiment falloir que tu passes aux somnifères, mon vieux : le manque de sommeil arrange pas les choses.

Mais c'est qu'elle est vraiment pas mal, pour une gamine. Elle a un beau visage, et un de ces regards...

J'ai à peine le temps de me dire ça que la dite gamine me dépose au sol dans un coin de Townsville que je ne connais absolument pas. J'ai les jambes qui flageolent : au sol, je regarde mes mains en essayant de me calmer. Ma respiration s'accélère, l'adrénaline monte, je serre le poing. Bon sang, cette situation, cette gamine...

-... est juste génial !

J'ai des étoiles pleins les yeux, une envie de courir dans tous les sens, en portant une mini-jupe et en secouant de gros pompons. Mais n'ayant pas la matériel adéquat sur moi, je me contente de déclencher mes héli-bots, planqués dans mon sac à dos et me propulse dans le sillage rose fluo de la jeune fille.

Je l'ai déjà vu, j'en mettrais ma main à couper – bon, la droite dans le doute. J'ai déjà vu ce sillage rose, cette frimousse de rouquine et ces yeux. Surtout ces yeux. Zut, mais où ? Je n'ai pas le moindre moyen de me rappeler. Me voilà à nouveau dans une séance intense de réflexion, le genre qui me coupe totalement du monde et heureusement pour moi, je conserve de bon réflexe, m'empêchant de m'écraser contre le singe mécanique qui trône fièrement en haut de l'immeuble.

Le singe méca-quoi ?

Je fais volte-face. Oui, oui, parfaitement, il y a une espèce de robot singe en haut de cette immeuble, qui tire de partout avec un laser et que Dieu sait comment je suis parvenu à esquiver. Aaaah, cette ville me plaît vraiment bien.

Une autre gamine est proche de moi et esquive les lasers du singe. Une blonde, en mini-jupe, qui flotte dans les airs. Je hausse un sourcil, sceptique vis-à-vis de la géniale idée de voler en mini-jupe. Elle se lance dans un milliard de sauts périlleux et de tourbillons dans les airs, esquivant les tirs, tentant de frapper le singe qui esquive à son tour : si j'avais eu un compteur à petite culotte dans le crâne, ça fait belle lurette qu'il aurait explosé.

-C'est qui ce mec !?

Mon dieu qu'elle est grave cette voix, pour une si douce petite blondinette. Je me détourne d'elle, à la recherche de ma rouquine : c'est une brunette, vêtue de vert qui apparaît dans mon champ de vision. D'un pantalon kaki, plus précisément. Ma parole, je vais avoir droit à tout l'arc-en-ciel ?

Ma rouquine réapparaît, derrière le singe, je pousse une acclamation de joie, très débile de ma part, puisque c'est désormais moi que vise le macaque.

-JACK-BOOOOOOOOOTS !

Deux de mes robots apparaissent devant moi et se prennent les rayons en pleine face. Je bas des bras en fuyant, espérant ainsi accélérer la vitesse de propulsions de mes hélices. Derrière moi, des BOUM, BAM et POW de comics retentissent.

-Attention, ça va expl... !

Je devine aisément la fin de la phrase en me retournant, pour me retrouver propulser à toutes vitesses en arrière, la rouquine écrasée contre moi. Je pousse encore un cri – pas si aigu que ça, cette fois ! - et m'écrase au sol avec la gamine sur moi.

...

Bon sang... j'ai pas les yeux en face des trous. Un milliard de cloches résonnent dans mon crâne. Le soleil me brûle la rétine, ma vision se trouble, je vois des arc-en-ciels de partout. Et des poneys. Du moins, je crois que ce sont des poneys. Ou alors des bébés lapins. Je rigole sans trop savoir pourquoi.

Une éclipse surgit alors. Une éclipse rose et orange. Avec de gros yeux.

-Hey... est-ce que ça va ?

Je me marre comme un gorille, en ponctuant le tout d'un « yeaaah... ».

-Hum... merci d'avoir amorti ma chute.

Et d'un coup, tout est clair. D'un coup, je comprends et ma présence ici, et cette air de déjà-vu, et ces gamines qui volent, et la présence de poneys dans mon crâne. Tout me parait limpide comme de l'eau de roche.

L'adolescente a une mine inquiète. Hm, rassurons-la. Alors je lui sors mon sourire le plus charmeur, les yeux mi-clos. J'attire sa tête contre la mienne – l'inverse aurait été impossible, mon squelette doit être en puzzle – et lui susurre à l'oreille :

« Je t'avais bien dit qu'on se reverrait dans dix ans... »