— Mikaela !
— Je suis là, Dorothy, que se passe-t-il ?
— Rien de grave, je me demandais si vous veniez partager mon déjeuner, aujourd'hui ?

Mikaela regarda les dossiers étalés sur son bureau, pinça les lèvres puis, d'un geste franc, ferma le dossier ouvert devant elle et se leva.

— Allons-y, dit-elle. J'ai besoin d'une pause.

La propriétaire de la gazette de la ville sourit largement puis offrit son bras à sa meilleure amie et toutes deux prirent la direction du Café de Grace, le seul restaurant de la ville qui, même s'il était tenu par une femme noire, n'en était pas moins bondé à chaque repas et excellent !

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— Je vais vous prendre les épis de Maïs, Grace.
— Et moi, la soupe de chevreuil, dit Mikaela en souriant.

Grace lui renvoya un sourire plein de dents blanches parfaitement alignées et se détourna en notant la commande sur le carnet accroché à sa ceinture.

Se frottant les mains, Dorothy eut un frisson. Elle resserra son châle en grosse laine bleue et Mikaela ajusta les pans de sa demi-cape de cuir tanné.

— L'hiver approche, dit-elle. J'ai de plus en plus de refroidissements à traiter. Avant que vous n'arriviez, Monsieur Baker m'a quittée avec un rhume carabiné. Je lui ai prescrit quelques boissons chaudes, un peu d'alcool et de la quinine, et de surtout rester bien au chaud chez lui.

Dorothy sourit.

— Malgré les années, j'ai toujours du mal à imaginer ce que cela fait d'être une femme qui prodigue des soins, dit-elle doucement. Je n'ai jamais cherché à savoir, d'ailleurs...

Mikaela haussa un sourcil.

— C'est vrai, cela ! Vous ne m'avez jamais interviewée !
— Non ? Jamais ?
— Non, non, pas une seule fois depuis que je suis arrivée ici.
— Ah bon ? Vous êtes sûre ?

La femme médecin sourit en hochant la tête et soudain, on se posa lourdement près d'elle. Elle sursauta et fronça les sourcils comme son ainé, adopté, Matthew, l'embrassait sur la joue en retirant ses gants.

— Bonjour, Maman, dit-il. Dorothy...
— Bonjour, Matthew, répondit la rousse. Tu reviens d'où ainsi ?
— De la ferme des Jenkins, je répare leur toit avant l'hiver.
— Ah, quelle bonne initiative, dit aussitôt sa mère.
— C'est le père Jenkins qui me l'a demandé, il m'a vu crapahuter sur le toit de ma maison alors il m'a demandé si je pouvais faire ça sur le sien, répondit Matthew. Un pain de viande, Grace ! s'exclama-t-il alors en levant le bras.

Les deux femmes près de lui soupirèrent profondément.

— As-tu vu ta sœur ou ton frère, depuis ce matin ? demanda alors Mikaela.
— Nope ! Personne vu !

Grace s'approcha alors et déposa un pichet d'hydromel sur la table et un panier de pain. Matthew s'empara aussitôt des deux et se servit sous le regard désespéré de sa mère et amusé de Dorothy.

— Ais-je commis une faute en l'élevant ? demanda la première.
— Mais non voyons, répondit la seconde en souriant. Il est jeune et plein de vie, qu'il en profite !
— Jeune et plein de vie... Un ours, oui ! Comme son père !
— Oh je vous en prie, Docteur Mike, dit Matthew. Sully n'est pas un ours...
— Pas tout à fait, c'est vrai...

Dorothy pouffa dans sa main et s'excusa aussitôt. Elle ne parvint cependant pas à cesser de rire et elle agita sa main devant son visage, prise d'un fou rire. Jake Slicker s'approcha, intrigué, avec sa femme, visiblement amusée.

— Que se passe-t-il ici ? demanda le Maire de la ville. Vous êtes bien joyeuse, Dorothy...
— Je suis désolée, Mikaela, dit Dorothy en hoquetant. C'est plus fort que moi !

Elle se retourna soudain sur le banc et éclata franchement de rire. Elle parvint cependant à se calmer rapidement et, les larmes aux yeux, revint vers la table comme Grace lui déposait son repas, amusée, elle aussi.

— On peut se joindre à vous ? demanda Theresa.
— Oui, bien entendu, dit Mikaela en souriant.

Elle récupéra son chapeau près d'elle et la femme de Jake s'installa. Son époux prit place près de Dorothy à qui il tendit son mouchoir pour s'essuyer les yeux. La femme rousse le remercia d'un sourire puis les deux invités commandèrent et Jake relança la conversation.

— Dites Dr Mike, il y a Thanksgiving qui approche, dit-il. À votre avis, une petite fête est-elle la bienvenue ?
— Et pourquoi ne le serait-elle pas ? demanda Theresa, surprise. Jake, nous la faisons tous les ans et...
— Oui, mais il a raison de demander, coupa Mikaela. Cette année, la sécheresse a considérablement réduit les récoltes...
— Oui, acquiesça alors Theresa. Il est vrai que nous avons peu récolté... Cependant, je ne pense pas qu'il faille se priver de Thanksgiving pour cela ! Faisons un grand repas en commun, ou tout le monde apporte ce qu'il peut, sans obligation, bien évidemment.

Jake regarda sa femme, surpris. Mikaela, elle, semblait réfléchir.

— Pourquoi pas ? dit-elle alors. Ce serait une bonne définition de la fête de Thanksgiving ! Le partage...

Du pain dans la bouche, Matthew hocha la tête. Grace déposa son pain de viande devant lui et il se mit aussitôt à dévorer. En cinq minutes, il avait descendu le plat et comme il se levait pour partir, sa mère le retint par le bras et il se rassit sans protester comme elle continuait de discuter tout en mangeant l'épaisse soupe de viande et de légumes qu'elle avait commandée.

— Tu peux y aller, dit soudain Mikaela au milieu d'une phrase.
— Merci.

Matthew l'embrassa sur la joue puis salua les autres avant de filer vers son cheval. L'hiver approchant, il n'avait pas de temps à perdre, mais s'obligeait déjà à retourner en ville pour déjeuner alors que Mme Jenkins lui avait proposé de le faire manger le midi.

— Il va m'user avant l'âge... soupira Mikaela comme son aîné partait au galop vers les plaines.
— Mais non, c'est de son âge, dit Theresa en souriant. À ce propos...

Elle jeta un regard à Jake qui secoua aussitôt la tête. Leur échange intrigua Dorothy et son amie qui se consultèrent en silence et soudain Mikaela se tourna vers la jeune mexicaine. Elle lui prit les mains et son sourire remplaça la phrase toute faite, tout comme le hochement de tête vif que lui fit Theresa en retour remplaça la réponse à haute voix.

— Magnifique ! s'exclama alors Dorothy en frappant dans ses mains. Quelle joie !
— Je suis contente pour vous ! dit Mikaela en prenant la brune dans ses bras. Quel bonheur ! Depuis le temps que vous désiriez !
— Oui, dit Theresa en prenant la main de Jake. Plus de dix ans... Dix ans de tentatives toutes soldées par de douloureux échecs... J'ai cru que je n'aurais jamais d'enfant !
— Je vous ai examinée à de nombreuses reprises pourtant et vous êtes en parfaite santé, répondit Mikaela. Mais cela ne devait pas venir de vous...
— Eh ! s'exclama aussitôt Jake. Je vous défends de...
— Reconnaissez que vous avez bien maltraité votre corps ces dernières années, Jake, dit Dorothy sur un ton grondant. La boisson n'arrange pas la fertilité, vous savez ?

Le Maire se renfrogna aussitôt et marmonna. Il était sobre depuis des années, aussi Mikaela sourit. Elle posa une main sur son bras et il la regarda avant de rougir et de regarder ailleurs. Malgré toutes les misères que cette femme avait subies à cause de lui et des autres hommes de la ville, elle continuait à être amène avec tout le monde, même la pire des racailles comme Hank Lawson.

Relevant la tête, Jake parcourut des yeux la foule dense agglutinée dans le restaurant et chercha la tignasse blonde bouclée de son meilleur ami, sans la trouver.

— Dites, mesdames, dit-il. Quelqu'un a vu Hank récemment ?

Les trois femmes se regardèrent.

— Euh, non, dit Theresa. Pourquoi dis-tu cela ?

Jake se tourna vers elles.

— Je ne l'ai pas vu depuis trois jours et il n'est pas partit chasser, son cheval est là...

Tous jetèrent un œil vers le Saloon et en effet, le grand cheval alezan était dans le corral attenant, paisiblement en train de mâchonner du foin. Le Maire fronça les sourcils et soudain, récupéra son chapeau et se leva.

— Je vais faire un tour au Saloon, dit-il. Son absence m'intrigue...
— Hum, il est vrai que c'est bizarre, admit Dorothy. En général, il est toujours sous son porche... Allons, mangeons, sinon cela va être froid !

Laissant Jake partir, les trois femmes se mirent à leurs repas tout en discutant gaiement chiffons et layette.