Nouvelle fic, nouvelle aventure ! Elle m'a été inspirée pendant l'écriture de Praetorius. Je voulais la mettre de côté pour plus tard, mais elle ne voulait plus me lâcher. Alors… Elle ne devrait durer que quelques chapitres.
Chapitre 1 : All… that Jazz
"Come on, babe
Why don't we paint the town?
And all that jazz
I'm gonna rouge my knees
And roll my stockings down
And all that jazz
Start the car
I know a whoopee spot
Where the gin is cold
But the piano's hot!
It's just a noisy hall
Where there's a nightly brawl
And all that jazz"
oooOOOooo
Après sa garde du corps, Elizabeth Keen pénétra à son tour dans le club déserté à cette heure et descendit par un escalier sombre vers la salle principale, où un orchestre de jazz répétait sur la scène. Dans la pénombre, elle chercha des yeux Reddington sans le voir. Carole « Grizman » Clark, à présent accoudée au bar, lui indiqua du doigt avec un sourire l'endroit où le criminel se trouvait.
Elle tourna la tête et aperçut Red, assis au piano, avec son traditionnel gilet noir, les manches de sa chemise blanche relevées aux coudes, un cigare aux lèvres, en train de jouer avec entrain le Swanee River Boogie. Surprise, Elizabeth ouvrit de grands yeux. Visiblement, le Concierge du Crime s'éclatait et faisait une jam improvisée avec les musiciens du club qui étaient ravis d'avoir un pianiste amateur comme camarade.
Elle s'installa à une table près de l'estrade et l'observa. Les muscles des avant-bras du criminel jouaient sous sa peau alors que ses doigts volaient au-dessus du clavier avec une dextérité qu'elle ne lui connaissait pas. Le morceau choisi était entraînant et faisait la part belle au piano, en alternant les accords. Inconsciemment, au bout d'un moment, elle se mit à taper du pied et à dodeliner de la tête.
Ravi, le contrebassiste fit un signe à Reddington en l'enjoignant à jeter un œil vers la salle. Ce que le criminel fit. Red croisa le regard d'Elizabeth et le rictus qui tordait sa bouche autour du cigare s'élargit. Il ressemblait tellement à un vieux flibustier arrogant que Lizzie ne put s'empêcher de lui retourner un sourire qui fit apparaître ses deux adorables fossettes.
Des sifflets admiratifs s'élevèrent parmi les musiciens et Elizabeth secoua la tête, gênée de cette soudaine attention. Avec ce sourire qu'il savait irrésistible, Reddington posa le cigare près de son verre de scotch tout en continuant à jouer d'une main. Puis, il enchaîna quelques mesures de transition, avant d'entamer le thème de « Who's making love ? » du Christian McBride Trio, que les musiciens reprirent tous avec des hochements de tête appréciatifs.
Plus intimiste, la partition s'adressait clairement à un pianiste confirmé, à l'aise dans les variations et les changements de rythme, et Red n'eut aucun mal à faire vivre la musique, jusqu'à se faire plus discret et céder la place au contrebassiste pour l'accompagner sur les dernières mesures.
Quand le morceau toucha à sa fin, les musiciens poussèrent immédiatement des cris d'allégresse tout en s'applaudissant les uns, les autres. Chaleureusement, Elizabeth et Carole se joignirent à eux. Reddington se leva et alla frapper dans les mains de ses partenaires en les remerciant vivement et en plaisantant avec chacun d'entre eux.
Elizabeth les regarda faire et envia une fois de plus à Red, cette faculté qu'il avait de se lier avec de parfaits inconnus et d'être à l'aise en toutes circonstances. Sur un signe de son patron, Carole s'approcha de la scène et lui tendit une grande boîte en bois, sans doute des havanes que le criminel se procurait sous le manteau. Red la prit, puis la donna au contrebassiste, leader du groupe. Elizabeth n'entendait pas ce qu'ils se disaient mais la banane jusqu'aux oreilles de Red et son accolade virile lui en dirent suffisamment long pour qu'elle comprenne qu'ils étaient de vieux amis… L'homme en face connaissait aussi parfaitement la musique que lui jouait le criminel.
Reddington descendit avec souplesse de l'estrade avec son verre et son cigare, pendant que les musiciens quittaient la scène dans un joyeux brouhaha et les laissaient seuls. Tout sourire, il rejoignit Elizabeth à la table.
« Ah ! Ça fait du bien de se décrasser les oreilles ! » Dit-il en venant déposer spontanément un baiser sur la joue de Liz.
C'était une habitude qu'il avait prise quand ils étaient ensemble en Europe. Elizabeth respira avec plaisir son eau de toilette aux senteurs marines, mêlée aux effluves de tabac et de whisky, un mix de fragrances qui lui allaient comme un gant. Elle se rendit compte que cette simple marque d'affection lui avait terriblement manqué. Mentalement, elle remercia l'éclairage intimiste de la salle qui masquait son rougissement.
« Vous faites ça souvent ? » Dit-elle, en désignant la scène pour dissimuler son trouble.
« La dernière fois, c'était à la Nouvelle-Orléans, lors d'une soirée privée où il y avait de vraies jumelles qui dansaient en s'enroulant langoureusement autour d'une barre. Helena et Vanessa faisaient des contorsions dont j'ignorais l'existence jusqu'à les leur voir faire… »
Le regard du criminel se perdit dans le vague et il inclina la tête sur le côté, comme s'il revoyait la scène dans son esprit. Le sourire coquin qui accompagna sa brève absence, en disait long sur la façon dont la soirée en question s'était sans aucun doute terminée. Ils avaient dû pratiquer à trois les positions les plus improbables du Kâma-Sûtra, pensa Elizabeth.
« Reddington, vous ne m'avez pas fait venir ici pour me parler de la souplesse de deux strip-teaseuses ? »
Red sortit de sa rêverie momentanée et se concentra sur la jeune femme.
« Non, en effet… Ce soir, je vous convie à un dîner un peu particulier. »
« Un dîner un peu particulier ? Avec vous ? Je crains le pire… »
Son ton était clairement sarcastique. Red ne s'en formalisa pas et eut un sourire de conspirateur.
« Bien sûr, il y aura quelques personnes qui partagent avec moi les mêmes penchants criminels. »
Malgré les évolutions positives qui avaient résulté de leur fuite ensemble, Red et Elizabeth conservaient une certaine distance dans leurs relations, peut-être ou à cause de ce qui leur était arrivé et de ce qui les avaient rapprochés de façon forcée. Chacun d'eux s'était retrouvé fortement exposé au regard de l'autre, vulnérable, fragile, et très vite, leurs pudeurs naturelles avaient dressé des barrières invisibles entre eux pour les protéger.
Ni l'un, ni l'autre n'avaient été préparés à une telle promiscuité. Chacun avait eu peur de reconnaître ce que l'un représentait réellement pour l'autre, au-delà de cette affection qu'ils éprouvaient manifestement. Tous ces silences, ces regards, ces gestes qui en disaient plus que les mots... Ils n'étaient pas prêts. C'était un terrain miné sur lequel aucun ne voulait s'aventurer, de peur que tout leur explose à la figure.
La jeune femme observa le criminel un instant et elle se décida.
« Notre accord n'inclut pas de dîners pour socialiser, Reddington. »
« Connaissez-vous Werner Darcy ? »
« Le milliardaire excentrique ? »
« Oui, celui là même. »
« C'est un dangereux criminel ? »
« Darcy ? Non… » Red éclata de rire à cette idée qui lui sembla farfelue. « … Il est désespérément droit et ennuyeux dans ses affaires. En revanche, il est plutôt inventif lorsqu'il organise des soirées orgiaques à thème, qui sont réputées dans un certain milieu et sont l'occasion de rencontres surprenantes... »
« Je m'en doutais… » Elle se leva, prête à partir. « … Trouvez-vous une autre escorte… »
« Bien qu'elles soient hautement éducatives, ces soirées ne sont définitivement pas orientées selon mes goûts… » Il eut un sourire rassurant et la pria d'un geste de se rasseoir. « … Lizzie, il s'agit d'un dîner tout ce qu'il y a de plus ordinaire entre gens de bonnes compagnies. Werner a aussi l'habitude d'inviter des personnalités originales, là encore autour d'un thème… »
« Et quel est-il ce soir ? »
« Les tueurs professionnels. »
Elizabeth considéra Reddington comme s'il avait perdu la tête.
« Des gens de bonne compagnie, hein ? Ne me dites que ce type a invité des assassins à sa table ? »
« Si, c'est exactement ça. »
« Arrêtez-moi si je me trompe, mais ce n'est pas votre passe-temps favori, même si vous laissez des cadavres derrière vous comme s'il en pleuvait… »
Reddington ne releva pas la pique et tenta plutôt d'adoucir la jeune femme.
« Vous savez bien que je ne touche jamais à des innocents et que je ne tue pas pour le plaisir… »
« Pourquoi voulez-vous y aller alors ? »
« Vous avez déjà entendu parler de Gregory Handsen ? »
« Non. Qui est-ce ? »
« Le Moriarty du crime… Lennard Denton, ça vous dit quelque chose ? »
Elle secoua négativement la tête. Il poursuivit :
« Mallory Flanders ? Andrea Wilson ?... Non ? C'est bien ce qu'il me semblait. Ce sont les tueurs professionnels les plus habiles que je connaisse, tellement doués qu'ils n'existent pas… Et pourtant, Werner les a tous invités. Il les a appâtés et ils seront tous présents ce soir. »
Une alarme résonna dans la tête de Liz et elle fut immédiatement sur le qui-vive. Elle détestait quand il se mettait en danger.
« C'est vous l'appât, n'est-ce pas ? »
« Non, pas cette fois. »
« Alors pourquoi vous a-t-il invité ? »
« Il ne m'a pas invité, Lizzie… C'est vous qu'il a invité. C'est vous, l'appât. »
oooOOOooo
« Moi ? »Demanda Elizabeth Keen avec surprise. « Pourquoi moi ? »
« Vous intriguez Darcy parce que vous êtes la seule femme sur la liste des dix criminels les plus recherchés par le FBI, votre ancien employeur. Le fait que vous soyez soupçonnée d'être un agent infiltré au service de la Russie est aussi un plus. »
« Oh, Seigneur… »
Elizabeth ferma un bref instant les yeux et se frotta les tempes, sentant poindre le début d'une migraine. Voilà qu'elle était devenue un monstre de foire qu'on exhibait… Reddington hocha la tête, montrant qu'il comprenait ce qu'elle devait ressentir.
« Lizzie, il est important que vous identifiiez ces personnes et que vous les rencontriez. »
« La Cabale a fait appel à leurs services pour nous atteindre ? »
« C'est fort possible, mais ils ne tenteront rien ce soir. »
« Comment pouvez-vous en être si sûr ? »
« Une prudence excessive, voire maniaque, caractérise ces professionnels. Ils planifient toutes leurs opérations jusqu'aux moindres détails. Tous pensent qu'ils sont les seuls invités à un dîner privé et tous savent qu'ils vont vous rencontrer. La curiosité a été la plus forte. »
« Une curiosité malsaine. »
« Pas tant que ça, si vous les connaissiez... Lizzie, je ne vous exposerai pas ainsi si je pouvais faire autrement, mais il est vital que vous connaissiez les différents visages de l'ennemi. Et qu'ils sachent à qui ils ont affaire par la même occasion. »
Elizabeth hocha la tête à son tour, sachant combien il lui en coûtait de lui faire une pareille proposition. Depuis qu'ils avaient fui ensemble, Reddington était obsédé par sa sécurité. Elle se souvenait encore de son regard torturé quand il avait dû la quitter quelques semaines plus tôt pour aller secourir Dembé, alors en fâcheuse posture…
Cela la renvoya à ce qu'ils avaient vécu après le meurtre de Tom Connolly. Pendant les trois premières semaines, elle avait évolué dans un brouillard nébuleux, se reposant sur Red, et s'était cachée, allant de planques en planques, d'abord avec lui tout seul, puis accompagnée de Carole Clark, un ancien pilote d'hélicoptère des Navy Seals et sa garde du corps attitrée, qui la suivait maintenant comme un chien fidèle.
Depuis le départ de Reddington, partout où elle allait, Elizabeth était entourée des hommes du criminel qui veillaient jalousement sur elle. Régulièrement, Monsieur Kaplan appelait et donnait des nouvelles, en même temps que des instructions qu'elle devait suivre à la lettre. Elle n'avait pas parlé avec Red pendant près de cinq longues semaines mais elle savait que la réplique contre la Cabale avait été sanglante et violente. Il suffisait de parcourir les journaux et de lire entre les lignes.
Et voilà que Red reprenait contact avec elle, la faisant revenir à une réalité qu'elle assumait à présent, tout en essayant de la surmonter tant bien que mal, avec des hauts et des bas.
« Et si c'était un piège ?... » Reprit-elle. « … Darcy pourrait faire d'une pierre deux coups en nous faisant arrêter tous les deux, ou mieux, en nous livrant à la Cabale. »
« Non, Werner a toujours refusé de travailler pour eux. Sous ses airs excentriques, c'est quelqu'un d'intelligent qui refuse la contrainte et les menaces, et ne veut pas avoir à rendre des comptes… » Reddington but une gorgée de whisky. « … Savez-vous qu'il est l'un des principaux actionnaires du New York Times ?... Il a ses propres sources d'informations. A ses yeux, tout ce qui vous est arrivé, est trop beau pour être vrai. »
« Il sait…»
Reddington confirma en hochant la tête.
« Disons que son instinct lui crie que les choses ne sont pas ce qu'elles semblent être. Il soupçone aussi qu'un de ces reporters poursuit la piste que je lui ai donnée et fouille. Il le laisse faire et attend. »
« Et il veut juste satisfaire sa curiosité en me rencontrant ? »
« Oui. »
Elizabeth sentit des picotements lui parcourir la colonne vertébrale, un signe qu'elle avait appris à reconnaître au fil du temps. Elle observa le criminel attentivement. La lueur d'amusement avait disparu de ses yeux. Ou il était réellement inquiet, ou il se préparait à faire quelque chose de dangereux.
« Ces personnes présentes ce soir… font-elles partie de votre liste ? »
Il haussa les épaules. Même si la liste noire n'avait qu'un intérêt secondaire ces derniers temps, il s'était engagé à poursuivre ses activités avec le FBI et le groupe de Ressler, au travers de Dembé, ne serait-ce que pour occuper l'unité spéciale et éviter des poursuites à l'encontre d'Elizabeth. Ressler avait parfaitement compris la manœuvre et avait accepté de jouer le jeu de Reddington. Une situation de statu quo provisoire qui leur convenait, jusqu'à ce que les choses aillent mieux pour la jeune femme.
« Elles pourraient toutes potentiellement y figurer. »
Le visage de Reddington se ferma. Elizabeth reconnut les signes.
« Red, qu'y a-t-il ? Pourquoi est-ce important pour vous ? »
Il y eut un silence pendant lequel il soutint calmement son regard. Elizabeth sut qu'il n'allait pas lui répondre. Il termina tranquillement son verre et jeta un œil vers Carole qui surveillait les accès, puis reporta son attention sur la jeune femme.
« Madeline Pratt sera là aussi ce soir. Je lui ai demandé de nous accompagner pour veiller sur nos arrières. »
Elizabeth encaissa le choc et essaya froidement d'écarter l'aversion qu'elle ressentait pour la voleuse. En vain.
« Vous lui faites encore confiance après qu'elle vous ait livré aux Kings ?! »
« Non, je ne fais pas confiance à Madeline, mais il se trouve que nous avons un intérêt commun. Le business passe avant les considérations personnelles. »
« Red… Cette femme… »
« Je sais, Lizzie. C'était de bonne guerre et je ne lui en tiens pas rigueur. On ne piétine pas l'amour propre d'une femme amoureuse sans en payer le prix un jour ou l'autre. »
Pour le coup, Elizabeth le regarda avec étonnement.
« Je n'aurai jamais cru vous entendre dire ça. »
« Quoi ? Que je n'ai pas la moindre intention de me venger ? »
« Non, que vous admettiez qu'elle soit une de vos faiblesses… »
Une de mes faiblesses… pensa t-il avec ironie. Oh, Lizzie, sais-tu seulement que tu es l'unique que je m'autorise réellement ? Il eut un petit sourire ironique et décida de la titiller un peu.
« Maddie et moi partageons une histoire mouvementée, et au demeurant, je l'aime plutôt bien… Ça ne vous a pas échappé que j'entretiens des rapports cordiaux avec toutes mes ex ? »
« Vous n'avez pas de rapports cordiaux avec Madeline Pratt ! Elle a essayé de vous faire tuer ! »
« Oh ça !... »
Red balaya l'argument d'un geste, comme si c'était une peccadille.
« … Une simple mésentente ! Mais tout est arrangé maintenant… Le truc avec les anciennes conquêtes, c'est qu'il vaut mieux leur laisser des souvenirs agréables. On ne sait jamais de quoi demain sera fait… »
Le feu insidieux de la jalousie brûla Elizabeth qui cligna des yeux et détourna le regard, déstabilisée par l'intensité de sa réaction. Elle resta silencieuse un moment, essayant de surmonter le choc initial et de se raisonner, mais le mal était fait. Dans son esprit, Red avait renoué avec la voleuse de façon intime.
Un sentiment d'amertume laissa peu à peu la place au doute qui la rongeait. Après tout, qui était-elle pour s'insinuer dans sa vie sociale ? Elle n'avait aucun droit sur lui. Elle n'en aurait probablement jamais. A quoi bon se faire des illusions ? Il était insaisissable.
Elle releva finalement les yeux et tâcha de ne lui montrer que de l'indifférence car il l'observait, tel un chat aux aguets.
« Faites ce que vous voulez, j'aurai Madeline à l'œil. » Dit-elle d'une voix sourde.
« Ce n'est pas d'elle dont viendra le danger. Mais j'attends avec impatience de la voir se montrer à son avantage… »
« Si ça peut vous faire plaisir… » Commenta Elizabeth, avec un peu trop de rigidité.
« Oh, Lizzie… » Red secoua la tête et mit à rire doucement, en décidant de mettre fin à son petit jeu. « … Vous n'avez pas idée combien je trouve votre jalousie charmante… »
Elizabeth aurait pu être blessée par son amusement mais elle eut simplement un pincement au cœur. Ce rire aussi, ça lui avait manqué terriblement. Il était redevenu lui-même et était à nouveau en contrôle. Le voir ainsi en chair et en os la rassurait immensément et lui fit prendre conscience à quel point elle voulait le protéger, elle aussi. Mais il y avait une limite qu'elle ne parvenait pas à atteindre, qu'il l'empêchait de franchir. Il était quantité négligeable et refusait de la voir s'impliquer pour lui. Il ne comprenait pas que cette barrière qu'il dressait, lui était devenue insupportable à présent.
Il y avait tant de choses qu'elle aurait aimé lui dire en cet instant, mais ce n'était pas le moment. Derrière son air détendu, il maintenait une distance de convenance, tout à ses affaires et à son rôle de criminel. Elle aurait aimé lui raconter les changements de résidence, les voyages, les longues journées passées à attendre de ses nouvelles… à l'attendre, lui, les incertitudes et la peur qui en résultaient... Mais il n'était jamais revenu vers elle. Elizabeth avait alors pris conscience avec une terrible acuité combien son monde ne tournait plus qu'autour de lui, combien elle dépendait de lui… et à quel point elle s'était attachée à lui. Quelque chose qu'elle avait été forcée d'admettre, balancée entre espoir et angoisse… Surtout quand elle comprenait qu'il ne voulait pas d'elle à ses côtés, encore maintenant.
A cette idée, elle s'absorba dans la contemplation des dessins de la nappe et Red s'aperçut de son changement d'humeur. Au cours des semaines passées ensemble, il avait appris à lire dans ses silences, mais il se méprenait encore sur leurs origines.
« Lizzie… »
Elle releva les yeux et se força à sourire. Il avait repris son sérieux. Spontanément, il tendit la main vers elle.
« … Je ne laisserai personne vous faire du mal. »
Sans réfléchir, elle avança la main et leurs doigts s'entrecroisèrent, comme lorsqu'ils se réconfortaient au début de leur cohabitation forcée, quand ils n'allaient pas bien tous les deux. Sauf que cette fois, ce geste avait été dicté par le désir de le toucher, de se reconnecter avec lui, et non une véritable volonté d'être rassurés.
« Je sais. »
Leurs regards s'accrochèrent. Il y eut un silence que rompit Elizabeth d'une voix assourdie par l'émotion.
« Vous m'avez manqué. »
Il encaissa l'aveu et déglutit visiblement. Elizabeth hocha la tête et baissa les yeux, incapable de continuer à le dévisager, de peur de trahir ce qu'elle ressentait au plus profond d'elle-même. C'était une torture, cette restreinte qu'elle s'imposait, de peur d'essuyer un rejet. Jusqu'à quand pourraient-ils repousser l'attirance manifeste qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre ?
Reddington se mouilla les lèvres, prêt à dire quelque chose et se ravisa. Il détacha lentement sa main de la sienne et prit un air indifférent et absorbé. Voilà pourquoi il était parti loin d'elle. Parce que maintenir un semblant jour après jour était devenu de plus en plus dur, de plus en plus insurmontable, surtout quand il la voyait, essayant d'être brave et de faire face à la tempête courageusement, si forte et si fragile à la fois. Il n'avait qu'une envie alors : la prendre dans ses bras et la serrer follement contre lui, comme pour absorber son incertitude et son désenchantement.
Finalement, il préférait quand Elizabeth était en colère contre lui. Au moins, quand elle était furieuse, elle le bombardait de son mépris et le traitait comme il le méritait. C'était douloureux, mais pas autant que de la voir désormais le regarder avec ses yeux emplis de compassion, comme si elle ne le comprenait que trop bien… Tout avait changé en elle le jour où elle avait tiré sur Tom Connolly et s'était souvenu. Elizabeth croyait alors que c'était lui qui avait tué son père, alors qu'il n'avait cherché qu'à la protéger de l'horrible vérité. Ironie du sort, maintenant, il passait pour un saint aux yeux de la jeune femme alors qu'il avait échoué dans sa mission... Il avait échoué, bon sang !
Tous les deux avaient vécu des moments difficiles qui les avaient rapprochés, des moments où il avait baissé sa garde, épuisé physiquement par sa blessure à la poitrine et ruiné émotionnellement par la découverte d'Elizabeth sur son passé. Et la jeune femme avait vu au travers de lui, elle s'était précipitée comme une morte de faim pour s'emparer de sa douleur et oublier la sienne. Elle avait fait passer son bien-être à lui avant le sien, en se sentant redevable de lui. Un transfert dont elle n'avait pas même eu conscience et qu'il n'avait pas eu la force de repousser, trop étonné par sa réaction… trop flatté aussi. Son égo avait jubilé, jusqu'à ce que la honte le ramène à la raison.
Il ne méritait pas son attention, ni sa sollicitude. Elle croyait le connaître mais ne savait rien de lui, rien de l'être exécrable et manipulateur qu'il était devenu au fil du temps, rien de l'âme perdue qui s'enfonçait de plus en plus dans les ténèbres. Il avait vu bien trop d'horreurs, en avait commises encore plus, pour être sauvé. Personne ne pourrait rien y changer. Pas même elle.
Il n'avait qu'une peur : qu'elle vienne le chercher dans son enfer personnel, qu'elle se damne pour lui, qu'elle lui offre sa vie pour le ramener parmi les vivants. Il ne voulait pas qu'elle se sacrifie. Si elle faisait ça, il s'était promis qu'il l'obligerait à regarder en arrière, tel Orphée marchant devant sa bien-aimée Eurydice, afin qu'elle le voit tel qu'il était réellement et afin d'être à nouveau englouti dans les ténèbres.
Sa résolution de retour, Reddington éprouva le besoin d'un seconde verre. Il se leva et se rendit au bar où il se servit tout seul. Il reposa la bouteille et se planta à côté de Carole, puis lui parla doucement, sans la regarder :
« Comment va-t-elle ? »
« Elle fait aller. »
« Encore des cauchemars ? »
« Oui. »
« Et ? »
« Elle refuse d'en discuter. »
« Carole, je t'ai chargé de devenir son amie et sa confidente. »
« La loyauté ne s'acquiert pas sur un claquement de doigts, tu le sais... Elle n'a confiance qu'en toi, de toute façon. »
« Dis-moi ce qu'elle fait. »
La femme lui décrivit en détail le déroulement de ses journées – course à pieds, promenades, dessins, sieste, piscine ou close combat, dessins ou lecture, cours de cuisine…
« Cours de cuisine ? » Demanda t-il, surpris.
« Elle a insisté auprès de Rosetta, qui est ravie, bien entendu. »
« Elles se comprennent malgré la langue ? »
« Apparemment. Elle est en train d'apprendre le portugais. »
« Autre chose ? ».
« A part qu'elle est amoureuse de toi ?... Non. »
Reddington tourna la tête vers Carole et la dévisagea, les sourcils levés. C'était bien la dernière chose qu'il s'attendait à entendre de la part de la garde du corps.
« Tu m'as demandé, Raymond, je te réponds. »
Il eut un soupir exaspéré et but une gorgée de whisky. Ce n'était pas bon. Jamais il n'aurait dû écouter la petite voix égoïste qui lui soufflait de la revoir, une fois encore…
« Je ne t'ai jamais vu comme ça… » Reprit-elle, doucement, sachant que le sujet était délicat.
« Ce ne sont pas tes affaires, Grizman. » Dit-il d'un ton cassant.
« D'accord… » Elle haussa les épaules. « … Mais tu devrais lui parler. »
« Carole… »
La garde du corps leva les mains pour signifier qu'elle laissait tomber. Il y eut un silence entre eux.
Les pensées s'entrechoquaient dans la tête de Reddington et il jeta un œil en arrière vers Elizabeth qui semblait elle aussi, perdue dans les siennes. Etait-il déjà trop tard ? Pouvait-il encore faire marche arrière ?
« Pourquoi ? » Lui demanda Carole.
« Pourquoi, quoi ? »
« Pourquoi la traites-tu comme ça ? Elle n'attend qu'un geste de ta part. »
« Tu n'abandonnes jamais, hein ? » Demanda t-il, cette fois d'une voix aux intonations clairement hostiles.
Il adopta une posture menaçante, qui d'habitude, refroidissait même le plus enragé de ses ennemis. Mais la femme à ses côtés se contenta de le regarder calmement, sans ciller sous son regard. Elle le connaissait trop bien et depuis trop longtemps pour se formaliser.
« Je ne t'ai jamais vu reculer devant un obstacle, quel qu'il soit, et là, tu fais tout pour l'éviter. Depuis quand le grand Raymond Reddington se dérobe t'il et a t'il peur ? »
L'expression du visage de Red resta imperturbable et il continua à la fixer sans rien dire en espérant lui faire baisser le regard, ce qui finirait par arriver inévitablement.
Ce fut le bruit du verre brisé qui les fit sursauter tous les deux.
Elizabeth se leva et s'approcha du bar. Reddington regardait sa main droite, avec surprise. Il la secoua pour en faire tomber les morceaux de verre et déjà, le sang coulait et gouttait sur le comptoir.
« Raymond… » Commença Carole, avec reproche.
Elle contourna le comptoir pour lui apporter un torchon.
« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? » Demanda Elizabeth, inquiète.
Reddington s'apprêta à répondre quand Carole lui prit la main et commença à la tamponner.
« Il a voulu me montrer un tour que lui a appris un illusionniste. Sauf que Monsieur a oublié que les verres à whisky ne disparaissent pas comme ça… »
Elle n'insista pas quand, agacé, Red se dégagea pour le faire lui-même. La garde du corps secoua la tête en le désapprouvant.
« … De plus en plus immature… »
« Grizman, ça suffit… »
« Après tout, débrouilles-toi. Ce sont tes bêtises. »
Carole Clark reprit sa place sur le tabouret et continua sa surveillance des entrées de la salle, comme si de rien n'était. Sentant qu'il s'agissait d'autre chose, Elizabeth les regarda alternativement. Ce n'était pas la première fois qu'elle se rendait compte que ces deux là partageaient une histoire, mais aucun ne s'en était ouvert devant elle. Elle reporta son attention sur Reddington qui appuyait le torchon contre sa paume pour absorber le sang.
« Faites-moi voir. »
« Ce n'est rien, Lizzie… C'est ma faute. »
« Faites-moi voir, je vous dis ! »
A contrecœur, et parce qu'il savait qu'elle ne le lâcherait pas, Reddington s'exécuta et exposa sa main blessée.
« Il y a encore des morceaux de verre, vous voyez ? Je vais vous les enlever… »
Elizabeth se concentra sur sa main et retira un petit bout qui dépassait.
« Vous me dites si ça vous fait mal… »
Elle dit encore quelque chose mais Reddington ne l'écoutait déjà plus. Le sang lui battait aux tempes et il sentait son estomac se contracter délicieusement à cause de la proximité de la femme qu'il aimait. Elle aurait levé les yeux en cet instant vers lui, qu'elle aurait vu un homme perdu, subjugué, en proie à une émotion profonde.
Totalement ensorcelé, il arrivait à peine à respirer. Il observa les mèches de ses cheveux courts qui revenaient vers ses magnifiques yeux bleus la façon adorable dont elle fronçait les sourcils, concentrée sur sa tâche le grain de sa peau qu'il mourait d'envie de caresser pour éprouver sa douceur la courbe de son cou contre lequel il avait envie de poser ses lèvres…
Elizabeth sentit plus qu'elle ne vit, le regard intense que Reddington posait sur elle. Elle n'osa pas lever les yeux de peur… de peur de quoi ? De briser la magie de l'instant ?
Le silence entre eux devint pesant.
Reddington déglutit et ferma les yeux, en proie au tourment le plus délicieux et le plus terrible qu'il ait jamais connu. Lizzie mettait son contrôle à rude épreuve et il ne devait absolument pas écouter la petite voix qui lui susurrait de la prendre dans ses bras. Que devait-il faire ? Il sentit une vague soudaine de panique l'envahir. Il n'en avait absolument aucune idée.
Il se dégagea alors qu'Elizabeth émettait une protestation. Il l'ignora et ouvrit le robinet en passant sa main sous l'eau froide. Il avait besoin de réfléchir clairement, et ce n'était pas en restant si proche de la cause de son désarroi que ses idées allaient s'éclaircir.
« Fichue tête de mule… »
Red revint à la réalité quand il entendit Elizabeth murmurer ces mots. Il jeta un regard vers elle et vit qu'elle se retenait visiblement. La colère n'était pas loin. Bien. C'était mieux ainsi. La jeune femme se dirigea vers la table, prit son sac, pendant que Carole se tournait vers lui et lui adressait un regard qui en disait long sur ce qu'elle pensait de son attitude. Mais il s'en moquait.
En passant près d'elle au moment de partir, il lui glissa froidement :
« Sois sur tes gardes ce soir, Grizman. »
Le tout accompagné d'un regard significatif et menaçant. Le message fut parfaitement compris.
A suivre…
Ça, c'est le Reddington que j'aime, à la fois en contrôle, sûr de lui, séducteur, le criminel avec toujours trois coups d'avance, la façade sympathique et létale… et aussi l'homme vulnérable sous sa carapace, dès qu'il s'agit de Lizzie, qui doit gérer ses contradictions en jonglant entre ce que lui dicte la raison et les sentiments qu'il éprouve et qu'il tente d'étouffer, en pensant agir comme il le faut pour son bien-être à elle.
Jusqu'à quand pourra-t-il maintenir l'équilibre ? Et Lizzie n'a-t-elle pas son mot à dire, dans les choix qu'il fait à sa place ? A mon avis, son rapport à Elizabeth sera tout l'enjeu de la troisième saison pour lui. Et la clé, ce sera elle.
Merci pour vos commentaires.
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