Le soleil était à peine levé en cette belle matinée de mai, alors que Jack Morrison, lui, était déjà debout depuis un moment. Après avoir fait ses exercices matinaux et pris une bonne douche, il avait revêtu son peignoir favori et ses lunettes, et traversait à présent la pelouse soigneusement tondue de son jardin de devant, jetant un regard attendri sur son barbecue fraîchement sorti du garage –qui bientôt reprendrait du service avec le retour des beaux jours- et un autre regard, plus sévère, sur l'écureuil replet qui dévorait les graines destinées aux oiseaux dans la mangeoire prétendument à l'épreuve des rongeurs arboricoles.

Le journal, comme d'habitude avait été jeté avec une certaine habileté sur l'allée pavée de dalles de pierre, et attendait paisiblement qu'on vienne le chercher. Ayant ramassé l'épais cahier de papier et humé l'odeur de l'encre fraîche, Jack releva les yeux, et fronça les sourcils lorsque son regard croisa celui de son voisin d'en face, de l'autre côté de la rue.

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Gabriel Reyes, en tenue d'intérieur sous son épais manteau de cuir –la matinée était fraîche- avisa son ancien frère d'armes dès qu'il ouvrit la porte de sa demeure de style colonial. Et lui aussi se renfrogna, un rictus déformant le coin de sa bouche.

Les deux hommes, figés, se défièrent du regard quelques secondes, puis Jack se détourna, calant avec défiance son journal sous son bras. Gabriel attendit que le vétéran à lunettes ait refermé sa porte pour descendre les trois marches du perron et aller à son tour chercher son quotidien. Fouillant le jardin des yeux, le Latino finit par le découvrir –atterri dans une des plates-bandes. Avec une édition normale, il aurait pu le pardonner. Mais le poids rajouté par les cahiers du week-end avait rendu le journal assez lourd pour qu'il brise sans pitié aucune la tige de deux malheureuses tulipes s'étant trouvées en-dessous suite au lancer du livreur.

Avec un soupir navré, Gabriel s'accroupit près du parterre et considéra les fleurs. Fichues. Il se résigna à les couper avec son fidèle couteau de combat –qui ne le quittait jamais- dans l'optique de les mettre dans un vase sur la table du petit-déjeuner, et se promit à la fois de revenir ôter les bulbes plus tard, et de se lever plus tôt encore le lundi suivant pour alpaguer le petit livreur boutonneux et lui expliquer une bonne fois pour toutes que la boîte aux lettres était là pour une raison…

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« Hana, réveille-toi. »

La voix douce mais néanmoins impérative de son père tira la jeune femme de son profond sommeil –enfin, juste assez pour qu'elle l'entrevoie se découper en contre-jour dans la lumière éblouissante qui émanait du couloir, derrière lui. Plissant les paupières, Hana roula sur le côté en maugréant quelque chose d'indistinct, ramenant la couverture sur elle. Couverture qui s'envola soudainement, tirée sans ménagement. La jeune femme se recroquevilla, un courant d'air frais l'assaillant.

« Papa, on est samedi… » grogna-t-elle.

« Exact, et il est hors de question que je te laisse encore une fois faire la grasse matinée. Debout, soldat ! »

« Sérieux, t'as vu l'heure ? » geignit Hana en réponse après avoir consulté son smartphone.

« L'avenir appartient… »

« …À ceux qui se lèvent tôt. »

Ils avaient terminé la phrase en chœur, avec conviction pour Morrison, avec lassitude pour Hana.

« Tout à fait », appuya le vétéran. « Je veux bien t'accorder le temps qu'il me faudra pour redescendre à la cuisine et cuire deux œufs. Passé ce délai, je reviens te chercher, et avec le clairon s'il le faut ! »

Et sur ces bonnes paroles, il tourna les talons, ne prenant même pas la peine de refermer la porte de la chambre derrière lui. Avec un profond soupir, la jeune femme décida qu'il valait mieux obtempérer. Il était sérieux, et elle avait déjà de très mauvais souvenirs de réveils au son de la petite trompette que Jack avait achetée dans un vide-grenier quelques années auparavant.

Lorsqu'elle arriva dans la cuisine, le carrelage froid lui fit regretter de ne pas avoir mis de chaussettes. Jack, la voyant, retira la poêle du feu à gaz et l'amena sur la table, déjà dressée comme à l'accoutumée, avec les serviettes bien pliées en triangle et les couverts alignés avec un soin maniaque sur la droite des deux assiettes.

« Excellent timing, jeune fille » approuva-t-il. « Mais tu aurais pu t'habiller un peu… »

Dans le short et le T-shirt informe qui lui servaient de pyjama, Hana pouffa.

« C'est toi qui me dis ça ? » se moqua-t-elle gentiment, considérant d'un regard ostentatoire le tablier que son père avait revêtu, et sur lequel on pouvait lire Kiss the Cook.

Arborant un air faussement outré alors qu'il lui servait ses œufs brouillés, le vétéran déclara :

« Ce n'est pas de ma faute si ce tablier est pratique, et c'était ton cadeau, après tout ! »

Hana remercia l'homme grisonnant, et ne put se départir de son sourire alors qu'il s'asseyait face à elle et se versait ce qui était sans doute son deuxième ou troisième café long de la matinée. Ces petits cadeaux, comme le tablier ou la tasse qu'il utilisait presque exclusivement (sur la céramique de laquelle de grosses lettres rouges déclamaient World's #1 Dad) étaient presque toujours achetés en guise de blague gentillette, mais Hana était toujours terriblement touchée par le fait que son père les utilise réellement, et ne les stocke pas bêtement dans un coin.

Mordant dans un toast pour étouffer son sourire en coin, la jeune femme demanda ensuite :

« Mais sans rire, pourquoi tu m'as levée aussi tôt un samedi ? »

Jack la regarda avec incrédulité, haussant un épais sourcil.

« Tu as vraiment oublié ? » s'étonna-t-il.

Faisant un effort pour réorganiser ses pensées encore un peu embrumées de sommeil, Hana réalisa soudain où il voulait en venir : la voiture !

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Cela faisait des mois maintenant qu'elle avait demandé à Jack si elle pouvait avoir sa propre voiture, même d'occasion, même un tacot, du moment que ce soit la sienne. Il n'avait pas été d'accord au début, assurant que la Buick reconvertie qu'ils utilisaient était plus que suffisante. Elle avait argué que cela lui apporterait plus de responsabilités, plus d'indépendance. Un pas de plus vers une certaine liberté. Elle avait oublié qu'elle était sa petite princesse, son enfant chérie, et qu'il pouvait parfois se montrer un brin trop protecteur et strict sur certains sujets –dont les gens qu'elle fréquentait, en particulier les garçons- : l'argument s'était donc retourné contre elle.

Mais, à force d'insister, de promettre, de supplier même, Jack avait cédé. Cependant, il avait été intraitable sur un point : ce serait à elle de réunir l'argent nécessaire, car il n'avancerait pas un centime pour ce véhicule. Au lieu de rester assise devant ses jeux vidéo adorés, Hana avait donc passé ses vacances d'hiver à travailler à la caisse d'un supermarché et à distribuer des prospectus pour telle ou telle fête de Noël. À Pâques, ç'avait été la même chose : elle avait même accepté de se déguiser en lapin pour divertir des enfants –ce qui, quand on connaissait son manque de patience vis-à-vis des marmots, soulignait bien sa détermination.

Et enfin, la veille, la jeune femme avait étalé et compté ses revenus durement acquis sur la table du salon. Mille deux-cents quarante dollars. Une belle somme, en tout cas suffisante pour son projet. Car, s'étant rendu compte de la difficulté d'économiser ses salaires, elle avait abandonné l'idée de s'acheter une voiture neuve. Jack avait reconnu son engagement, et lui avait promis de l'accompagner le lendemain samedi à la casse voisine pour récupérer un véhicule à portée de sa bourse.

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Réalisant qu'elle allait enfin pouvoir avoir sa propre automobile, payée à la sueur de son front, Hana émit un cri de joie strident et jeta les bras en l'air, puis se leva d'un bond pour aller se pendre au cou de son père –lequel, passée la peur de choir de sa propre chaise sous l'assaut, lui rendit son étreinte en lui caressant affectueusement les cheveux.

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Lorsque père et fille sortirent de chez eux un peu plus tard, ils furent interpellés depuis le jardin voisin.

« Bonjour, M. Morrison, bonjour Hana ! »

C'était Genji Shimada, le cadet de la fratrie qui habitait la maison à côté de la leur, et la première du cul-de-sac circulaire que formait le bout de Gibraltar Lane. Un jeune homme charmant et poli, plus souvent enclin à discuter que son frère aîné, Hanzo. Mais ces qualités ne l'empêchaient pas de figurer sur la liste des personnes que Jack gardait à l'œil dans l'entourage de sa fille. Parce que, eh bien, c'était un garçon proche de la trentaine, célibataire et –de l'avis de Hana- « plutôt craquant ». Il ne comprenait pas bien en quoi les cheveux teints en vert et les tenues parfois excentriques de ce fils d'immigrés japonais pouvaient avoir de « craquant », mais bon…

« Salut, Genji ! » le salua la jeune femme en retour, s'approchant de la barrière qui séparait les deux jardins.

« Salut, la jeunesse » lâcha Jack avec un geste distrait de la main à son attention alors qu'il levait le verrouillage de sa Buick.

« Si je peux me permettre, te voilà bien matinale, voisine » ne put s'empêcher de remarquer l'Asiatique.

Hana sourit, amusée. Comme l'anglais n'était pas la langue maternelle des frères Shimada, ceux-ci utilisaient parfois des tournures de phrases alambiquées, voire solennelles.

« Ouais, on va chercher une voiture pour moi. Ma propre voiture, enfin ! Tu te rends compte ? J'étais tellement excitée que je n'en ai pas fermé l'œil de la nuit ! »

Jack, qui suivait la conversation d'une oreille, se retint de faire un commentaire quant à cette dernière affirmation.

Au lieu de cela, il se tourna vers sa fille et annonça bien haut :

« D'ailleurs, si Mademoiselle veut bien se donner la peine, son carrosse est avancé… parce qu'elle doit encore passer son permis. »

Hana soupira, vaguement gênée. Genji éclata de rire, un rire franc et, comme à son habitude, jamais moqueur.

« Je vois ! » s'exclama-t-il. « Pas de honte à avoir, je devrais moi-même songer à étudier pour cela ! »

« Tu ne conduis pas ? » s'étonna la jeune femme.

« Jamais. Nous avons une moto, mais c'est mon frère qui tient le guidon. Je me contente de m'accrocher de mon mieux derrière lui quand il doit me déposer quelque part. »

« J'imagine la scène » pouffa Hana.

« Allez, en voiture » intervint Jack, qui s'impatientait. « Tu auras tout le temps de flirter quand on sera revenus. »

Avec un salut de la main, les deux jeunes gens se séparèrent. Genji ne put en être sûr, mais il lui sembla que le regard de M. Morrison le fixait une seconde de trop derrière ses lunettes fumées alors qu'il refermait la portière derrière sa fille…

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Une fois que Jack eut démarré, et qu'ils se furent engagés dans l'avenue qui quittait le quartier, Hana, un sourire en coin, demanda :

« Du temps pour flirter, vraiment ? Venant de ta part, ça me surprend… »

« J'ai dit ça comme ça » soupira le vétéran, « mais je te préviens : tu n'as pas intérêt à me prendre au pied de la lettre ! »