On pouvait sûrement reprocher bien des choses à Jack Sparrow, mais en tous cas, il n'y avait rien à redire à sa table. Surtout pas juste après avoir un tantinet pillé un riche galion espagnol et dévalisé la cambuse.
Chose curieuse, même Will n'avait rien dit et, à présent, il mangeait, riait et bavardait avec les autres sans paraître se souvenir du fait que les mets qui recouvraient la table avaient été volés. Elisabeth de son côté se sentait merveilleusement bien. Parfaitement à l'aise. Tout en mangeant, elle appréciait le ciel étoilé, la douceur de l'air, le chant des cordages et des voiles, et elle ne quittait pratiquement pas des yeux les deux hommes qui occupaient une telle place dans son cœur et dans sa vie : le pirate Jack Sparrow et Will Turner, son adorable fiancé. Si, parfois, de sombres questions de morale et de bienséance semblaient vouloir monter à la surface de son esprit, Elisabeth les renvoyait immédiatement vers les zones les plus sombres et les plus secrètes de sa personnalité. Ce soir, elle était trop bien et trop heureuse pour vouloir se casser la tête !
Selon la coutume des pirates, tout le monde était rassemblé autour de la table (à l'exception des hommes de quart, évidemment). Même le perroquet de Monsieur Cotton, le vieux muet, et l'insupportable macaque de Barbossa, quant à lui l'œil aux aguets et prêt à s'enfuir, étaient là.
Le pâté de canard était délicieux et Elisabeth en reprit plusieurs fois, bien que sa faim soit apaisée. Sans doute aurait-elle du se montrer prudente : c'était succulent, mais franchement lourd. Même le rhum qui évidemment coulait à flots ne pouvait rien changer à cela.
Lorsque le banquet prit fin, la jeune femme fut heureuse de gagner son hamac dans l'entrepont. Par égard, parce qu'elle était la seule femme du bord et aussi parce qu'elle était « mademoiselle Swann », la fille du gouverneur Swann, on avait fixé une toile autour de son hamac, l'isolant ainsi du reste de l'équipage.
Elisabeth s'allongea avec soulagement mais s'aperçut bien vite que le sommeil paraissait la fuir. Dormir dans un hamac ne lui avait jusqu'à présent jamais posé aucun problème, mais ce soir, elle ne parvenait pas à trouver une position confortable. Elle se tournait, se retournait, et se surprit même à s'irriter du bruit que faisaient les pirates autour de son « isoloir », de leurs rires, de leurs plaisanteries, de leur langage. De l'odeur qui imprégnait les lieux ! Pourtant, elle n'avait jamais pris garde à tout cela auparavant, jamais ! Et tout à coup, voilà que cela l'insupportait.
- Elisabeth ? fit la voix de Will derrière le paravent. Tout va bien ?
- Mais bien sûr, que tout va bien ! répondit-elle presque sèchement. Pourquoi cela n'irait-il pas ?
La toile se souleva un peu, juste assez pour laisser paraître la tête du jeune homme :
- Tu bouges sans arrêt. Tu n'es pas malade, au moins ?
- Je te gêne, peut-être ? répliqua-t-elle aigrement.
Elle se reprit aussitôt et se força à dire d'un ton aimable :
- Je vais très bien. Je crois que… j'ai un peu trop bu !
Will laissa retomber la toile et Elisabeth s'efforça de ne pas trop bouger afin de ne pas l'alerter à nouveau. L'alerter ! Oh, il était assommant parfois ! se dit-elle soudain avec humeur. Mais attendrissant également, corrigea-t-elle en esquissant un petit sourire et en se tortillant dans son hamac.
Elle eut beaucoup de mal à s'endormir. Quand elle y parvint, ce fut d'un sommeil aussi agité qu'elle l'était elle-même.
O+O+O+O+O
Il faisait totalement noir, à tel point que l'obscurité semblait presque palpable, et le vent glacial, chargé d'embruns, la transperçait jusqu'aux os.
Cette nuit, la mer était mauvaise.
Pourtant, bien que des paquets de mer s'écrasent sur le pont et que la coque gémisse parfois de manière sinistre, le Hollandais Volant tanguait à peine, comme s'il traversait les vagues plutôt que de les escalader, presque comme s'il se déplaçait dans un autre espace.
Elisabeth frissonna. Elle portait la robe que Rosie Carleston lui enviait tant cet été là, l'été de ses 16 ans. Cependant, elle était pieds nus sur le pont glissant. Claquant des dents dans le froid, la jeune femme fit quelques pas en faisant à peine attention aux ombres difformes qui, autour d'elle, s'activaient à la manœuvre. Comme le navire lui-même, ces… créatures, qui n'étaient plus des hommes, paraissaient appartenir à un autre espace.
Ce ne fut que lorsque la musique s'arrêta qu'Elisabeth réalisa qu'elle l'entendait depuis le début ; les majestueuses tonalités de l'orgue se mariaient si bien avec le bruit des vagues et les sifflements rageurs du vent qu'elle ne les avait même pas remarquées.
Elisabeth eut envie de fuir. Le sentiment du danger imminent lui faisait battre le cœur d'une manière presque douloureuse, mais elle ne pouvait pas fuir ! Elle regarda autour d'elle, désemparée. Il n'y a nulle part où aller lorsqu'on se trouve sur un navire en pleine mer.
Lentement, une à une, les ombres qui s'activaient dans le noir sortirent de l'obscurité et firent cercle autour d'elle. Puis elle entendit un bruit sourd, régulier, qui se rapprochait. Le bruit d'un pas inégal, le bruit que fait en marchant un homme (un homme ? Vraiment ?) dont les deux jambes ne sont pas semblables. Le cœur d'Elisabeth accéléra encore sa cadence. Plus noire que la nuit elle-même, une silhouette monstrueuse apparut soudain devant elle, qui eut un mouvement de recul. Elle n'avait jamais vu Davy Jones en réalité, mais Jack Sparrow et Will Turner lui avaient parlé de lui. L'image que son esprit suscita cette nuit là était passablement différente de la réalité, mais le Davy Jones de son rêve avait bien des yeux d'un bleu très clair, glacial, et son « visage » couvert de tentacules mouvants était tout simplement repoussant.
- Vous voici enfin, dit-il d'un ton rogue en s'adressant à la jeune femme pétrifiée. Il était temps ! Nous avons besoin de vous pour arbitrer la partie en cours.
- Quelle partie ? balbutia Elisabeth.
- Peut-être me suis-je mal exprimé, concéda Jones. En réalité, il s'agit d'un pronostic à effectuer.
- De quoi parlez-vous ? demanda-t-elle d'une petite voix d'enfant effrayée.
- Je parle d'eux ! jeta durement le capitaine du Hollandais Volant en pivotant sur ses talons de manière à lui permettre de voir ce qui se passait derrière lui.
La voix d'Elisabeth lui revint d'un seul coup :
- Non ! cria-t-elle.
Et son cœur affolé bondit comme un animal pris au piège.
Ils étaient là tous les deux, face à face. Sauf que le grand mât les séparait. En revanche, leurs mains se touchaient. Leurs poignets pris dans de lourds bracelets de métal solidement fixés au mât par de courtes chaînes se frôlaient.
Will et Jack.
Jack et Will.
Tous deux tournèrent la tête dans sa direction. Dans la pénombre, leurs yeux miroitaient doucement, pareils à quatre lacs d'eau sombre.
- Ces hommes ont cru pouvoir se jouer de moi, fit Davy Jones d'une voix dangereusement calme. Il est temps qu'ils comprennent leur erreur.
Elisabeth grelottait de froid, mais en plus, elle était maintenant terrorisée. Elle n'avait que trop entendu parler du maître du Hollandais Volant et de ce qui se passait à son bord !
- Qu'est-ce…. que vous comptez faire d'eux ? demanda t-elle en s'efforçant de parler d'une voix ferme en dépit de ses dents qui s'entrechoquaient.
Davy Jones fit un geste de la main, comme s'il encourageait quelqu'un à s'approcher. Une créature grotesque sortit alors à son tour de la pénombre. Elisabeth avait entendu dire que les malheureux qui s'enrôlaient à bord du Hollandais finissaient par se transformer en poissons ou en crustacés. Mais le rêve déformant tout, celui qui lui apparut alors ressemblait à une patte de crabe (une patte, pas une pince) se tenant verticalement, dotée de pieds, de bras et d'yeux. Et il tenait en main quelque chose que la jeune femme n'avait jamais vu de ses yeux mais dont elle avait parfois entendu parler : le tristement célèbre « chat à neuf queues » de la marine anglaise, avec ses neuf lanières de cuir lestées de boules de plomb.
Elisabeth sentit le sang se retirer en même temps de son visage et de ses doigts glacés ; elle tituba sur ses jambes soudain aussi molles que de la chiffe et fit un terrible effort de volonté pour demeurer debout et immobile. Le regard de glace de Davy Jones la transperça, elle le ressentit presque physiquement.
- Mademoiselle Swann, dit-il, je voulais que vous assistiez au spectacle. Et j'attends que vous me donniez votre opinion : à votre avis, combien de temps tiendront-ils l'un et l'autre, hmm ? Combien de coups avant qu'on voit leurs os ? Combien de coups avant qu'ils en crèvent ? Pensez-vous qu'ils seront encore en vie lorsque le jour se lèvera ?
Il fit une courte pause et ajouta lentement, d'un ton cynique :
- Morts ou vivants, vous verrez les oiseaux de mer affluer pour se régaler des restes. Un spectacle que l'on ne peut oublier quand on l'a vu une fois, croyez-moi. L'odeur du sang et la chair déchiquetée ont sur les animaux d'étranges effets. Ces petites bêtes ont le bec tranchant, vous savez. Et s'il reste encore un souffle de vie à vos amis à ce moment là, mademoiselle Swann, le spectacle n'en sera que plus intéressant encore. Qu'en pensez-vous ?
Une autre femme aurait pu pousser les hauts cris, mais Elisabeth avait la tête solide et le coeur bien accroché : chez elle, l'horreur et la frayeur se muaient toujours en colère, et ce fut de la colère qui fit soudain étinceler ses yeux bruns :
- Je vous interdis de les toucher ! lança-t-elle avec feu.
Les tentacules de Davy Jones frémirent et se tordirent de plus belle.
- Oh, vraiment ? gronda-t-il. Mais jusqu'à preuve du contraire, mademoiselle Swann, c'est moi qui donne les ordres, ici. Je suis seul maître à mon bord, tâchez de ne pas l'oublier !
Elisabeth fit un effort pour se maîtriser : en réalité, elle se sentait trembler, et le froid n'avait plus grand-chose à y voir. Elle ne tremblait pas pour elle-même mais pour les deux prisonniers, et elle savait parfaitement que ce n'était pas un jeu, qu'elle ne disposait que de quelques secondes pour trouver le moyen de leur éviter le supplice. Heureusement, elle ne perdit pas ses esprits et se remémora les multiples fois où elle avait entendu Jack Sparrow marchander, même dans des situations impossibles ! Ses yeux se plissèrent légèrement :
- Il n'existe rien en ce monde qui n'ait son prix, dit-elle d'une voix étonnamment ferme au vu des circonstances. Quel est votre prix, capitaine Jones ? Que voulez-vous, en échange de votre clémence ?
Les yeux pâles de Jones étincelèrent. Elisabeth savait parfaitement qu'il allait tenter de la bluffer, elle connaissait sa réputation et savait qu'il prenait plaisir à tourmenter ceux qui tombaient entre ses mains.
Elle se tint prête.
Elle fut néanmoins prise par surprise :
- En échange d'un baiser, mademoiselle Swann, j'épargnerai l'un de ces hommes. Un seul. A vous de décider et de faire votre choix !
- Quoi ?
Horrifiée, Elisabeth fit un pas en arrière, ses pensées et ses sentiments tourbillonnant en tous sens comme des oiseaux affolés. Elle savait que Jones savourait son désarroi, tout comme elle savait qu'il n'avait pas parlé au hasard. Bien au contraire, après lui avoir laissé imaginer chaque détail de l'agonie qu'il se proposait de faire endurer à ses captifs, il venait de lui imposer une épreuve quasiment insurmontable, n'ignorant évidemment pas la répulsion qu'il inspirait. Doublée d'un choix parfaitement sadique : comment envisager de sacrifier l'un des deux prisonniers à l'autre ?
- Vous êtes fou ! balbutia Elisabeth.
- Je savais que vous diriez cela, miss ! glissa Jones d'une voix suave.
Il tourna son effrayant faciès vers ses hommes et son ton redevint dur lorsqu'il lança, impérieux :
- Maître d'équipage ! Exécution !
FIN DE LA PREMIERE PARTIE : niak, niak, niak ! Allongez la monnaie, je prends les paris : elle le fait, ou pas ?
Et vous, les filles ? Les fans ? (les gars ne sont évidemment pas vraiment concernés). Vous le feriez ? Si vous étiez pour de vrai dans la situation d'Elisabeth ?
Bon ça va, je vous fais marcher ! En ce qui vous concerne, ça ne me regarde pas.
Et concernant Lizzie la réponse est d'ores et déjà contenue dans la seconde partie de l'histoire.
Un peu de patience, ce ne sera pas très long (en plus, comme vous l'aurez compris, pour Liz ce n'est qu'un mauvais rêve, même si elle ne le sait pas encore).
