Quelques chapitres à prévoir (en théorie). Je vous laisse découvrir l'histoire, mais c'est peut-être utile de préciser que mis à part le prologue ici, la plupart du reste sera raconté du point de vue de Karen. Ni les personnages, ni l'univers de South Park ne m'appartiennent, ils sont la propriété de leurs créateurs, ces grands génies.

Le ciel était presque bleu. En tout cas il n'était pas franchement gris, ce qui constituait déjà un putain de pas en avant ici. C'était le problème avec cette ville : anthracite, noir, blanc éclatant, glacé, métallique, nuancé, presque bleu –mais jamais tout à fait. Quelqu'un d'autre aurait trouvé autre chose à redire à cet endroit, peut-être même quelque chose de plus pertinent. Mais entre le câble qu'ils ne captaient qu'une fois sur deux et ce ciel à la con, Craig avait fait le tour de ce qui le gênait le plus, lui. Il était pas particulièrement exigeant.

Du moment que tout roulait, tout roulait. Il allait pas chercher plus loin, c'était son credo. A le voir étalé avec grâce sur le canapé, un bol de céréales coincé entre les genoux, nul doute que ça fonctionnait plutôt bien. Sa mère, tranquille dans la cuisine. Son père, moins tranquille au travail. Sa sœur Dieu sait où. Tant pis pour elle, tant mieux pour lui, ça lui évitait de se taper le destin de l'incroyable famille Kardashian et de leur cul plein d'emmerdes. Il soupira, changea de chaîne une fois, deux fois, trois, quatre, zappa allègrement et maudit quelques-uns des programmes qui s'acharnaient à passer. Les crétins qui leur faisaient un taux d'audience suffisamment potable pour rester l'antenne dans le même sac, tant qu'à faire. Il les connaissait par cœur. Il était seize heure cinquante-deux, ce qui devait vouloir dire que dans un petit quart d'heure, ils auraient à la rediffusion de vieux dessins-animés deux chaînes plus haut. C'était passable, voire carrément captivant quand on se laissait prendre.

-Mon chéri, intervint sa mère, il serait peut-être temps que tu…Sortes, que tu fasses quelque chose, tu ne crois pas ?

Elle se planta devant lui. Plus exactement entre lui et l'écran. A le voir enfourner des céréales au chocolat dans sa bouche avachi en jogging sur le canapé, pas de doute, elle n'avait pas pu manquer que c'était pas dans ses plans de mettre trop le nez dehors ce jour-là. Ce genre de message était clair, dans son genre : je suis bien là où je suis et je compte y rester. Les poings fermés sur ses hanches, la bouche pincée, les sourcils froncés et malgré tout l'air inquiet, elle dardait sur lui un regard à la limite de la mise en accusation en bonne et due forme.

Il aurait été de bon alois de répondre un truc, mais il ne voyait pas trop quoi.

-Je sais pas, se lança-t-il au hasard, accordant sa faveur à une neutralité salvatrice.

-Karen a appelé. Elle veut savoir si tu vas bien. Je réponds quoi, moi, hein ? Que t'es trop occupé à jouer au zombie pour répondre aux SMS, que la télé a mangé ton âme ou que tu fais comme d'habitude, donc rien du tout ? Il faut se reprendre, allez !

Craig avait levé la tête à la mention de Karen. Si Karen appelait, c'est que ça chauffait –d'une manière ou d'une autre. Il lui avait déjà donné de l'argent. Ils s'étaient réconciliés depuis un bail, et il répondait toujours présent quand elle avait besoin de lui.

Evidemment, les « Hey comment ça va ? », « Tu viens avec mes potes et moi samedi ? » et autres « Blablabla » ne comptaient pas. Il avait signé pour moins que ça. Du fric, des heures au téléphone à la rassurer sur ci ou ça, et même foutre les jetons à quelques connards de son bahut, tout ça figurait dans les termes. Tant que ça restait donnant-donnant : il la surveillait, et elle lui foutait une paix magistrale en ce qui le concernait lui. The end. Ils avaient déjà essayé de s'occuper l'un de l'autre, patati, patata, fiasco total ça puait la contrefaçon et ils avaient tous les deux été malheureux. Ils n'étaient pas plus heureux maintenant, mais au moins, ils respiraient.

Allez expliquer des trucs aussi cons à votre mère, vous. Il aurait bien aimé les y voir, ces enculés.

-Dis-lui queeee… Ça roule ?

-Je serais une menteuse ?

Il détourna le regard et étudia avec attention les motifs du canapé. Ah oui, tiens, c'était une vieille tache de café toute jaunie ici. Et là, une fleur. Ô joie.

-Craig, ce serait mentir ou pas ?

-Pas vraiment. Ça va je te dis, lâche-moi deux minutes, je regardais la télé, là.

-Tu la regardais pas autant avant. Alors, avec Karen… ?

-C'est une gamine, et toute façon…

-Mais elle va bien, elle aussi ?

-Oui.

-Et tu…

-Maman. La télé, merde.

Il la fusilla du regard, la cuiller en suspension entre son bol et sa bouche. Il aurait difficilement pu faire plus intelligible. L'ennui fait homme. Le pire, c'est qu'il devinait à l'avance ce qu'elle allait lui servir –du réchauffé de la veille, ou de l'avant-veille, un truc du style. Qui manquerait de punch. D'impact. Comme quoi il « était grand maintenant », qu'il devrait « se prendre en main », qu'elle « ne savait pas ce qui se passait » mais que –il en aurait eu pour un moment comme ça. Ça lui rappelait quand il imitait sa mère et les tirades qu'elle lui sortait quand il faisait trop de conneries ou qu'ils avaient tous les deux eu une sale journée. Ça faisait rire tout le monde.

Elle s'en alla, non sans lui larguer au passage un soupir bourré de sous-entendus. Juste avant qu'elle atteigne la cuisine, Craig se retourna, se déboîta presque la nuque pour lui faire face :

-On a eu du courrier, au fait ?

Question rituelle. Ritournelle.

-Non, juste des factures.

Evidemment.

On ne recevait pas beaucoup de lettres de paradis-city. Ou les postiers faisaient pas la tournée six-pieds sous terre. A l'écran, Tom se fit écraser par un maillet géant. Énorme. Le garçon se mit à rire franchement –vraiment, c'était à mourir, ce truc.

Il aurait dû arrêter de demander et retourner à l'école, faire quelque chose de sa vie. Mais non, rien. Il faisait attention à Karen, même s'ils ne sortaient plus ensemble et que ça avait jamais été super à l'aise quand c'était encore le cas. Il gardait le contact avec ses potes. Ça aurait été plus simple autrement, mais allez savoir. Il tenait encore à ses promesses. Même aux plus connes. Il les oubliait pas. Impossible déjà que la voix mourait, si en plus on perdait les mots, il restait quoi ? Pas grand-chose. Encore moins que ce qu'il avait eu.

Au moins il avait la télé. Il avait ça.