BECOMING M-101

Un oiseau exotique au magnifique plumage traversa le ciel bleuté en poussant un cri perçant, obligeant Sarah à ouvrir les yeux. Elle se trouvait au beau milieu d'une clairière, au milieu d'une jungle dense et variée, sous un soleil caniculaire. Brusquement, tout lui revint à l'esprit. L'avion ! Les images de l'accident se mirent alors à défiler sous ses yeux, telles un film qui se répétait inlassablement dans sa tête. Il y avait d'abord eu les fortes turbulences, puis le rugissement des moteurs qui tentaient vainement de contrôler la chute de l'engin qui piquait malgré tout du nez. Puis, se fut au tour des masques à oxygène de tomber subitement devant tous les voyageurs paniqués, hurlant de terreur. Et ensuite ? Plus aucun souvenir. Se relevant péniblement, Sarah fut prise d'un vertige, mais la panique dans laquelle elle était plongée actuellement la garda éveillée. Était-elle la seule survivante de cette catastrophe aérienne ? Quittant l'ombre des arbres, elle s'aventura vers la plage ; le sable était brûlant sous ses pieds nus, mais c'était le cadet de ses soucis. Un rugissement assourdissant se fit soudainement entendre au fond de la jungle. On aurait dit le tonnerre qui grondait avant de disparaître aussi soudainement qu'il était apparu. Un silence mortel régna durant un instant, lorsqu'un craquement se mit à résonner derrière elle, lui faisant faire volte-face.

Un jeune homme au teint hâlé et aux cheveux blonds se tenait à l'orée de la jungle. Il portait un costume gris, malgré la chaleur, et des lunettes à monture fine et à verres ovales. Sarah fut tentée de se jeter dans ses bras, tellement elle était soulagée de ne pas être seule. Elle se précipita à sa rencontre. Lui ne bougea pas ; il se contentait de sourire, comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

— Vous étiez dans l'avion, vous aussi ? demanda la jeune fille en s'arrêtant à quelques pas de lui.

— Je m'appelle Yuri, éluda-t-il la question.

— Sarah, se présenta-t-elle. Je crois que nous devrions voir s'il n'y a pas d'autres survivants.

— Il n'y en a aucun, j'ai déjà fouillé les environs.

Yuri devait être extrêmement rapide, ou bien Sarah était restée inconsciente plus longtemps qu'elle ne le croyait.

— Où sommes-nous ? pensa-t-elle tout haut.

— Sur une île au large des côtes indiennes.

Comment le savait-il ? Les écrans mis à disposition des passagers du vol s'étaient éteins une bonne heure avant que l'avion ne commence son plongeon. Et pourquoi souriait-il ? Il avait survécu à un accident auquel plus d'une centaine de personnes avaient succombé. Était-ce une manière de se voiler la face pour ne pas perdre pied ? Ou bien, était-ce, tout simplement, que ce qu'il venait de se passer ne le touchait pas ? Non, ce ne pouvait être cela ; ce genre d'évènement ne laisse personne indifférent, encore moins les victimes. De toutes façons, si Sarah voulait survivre sur cette île, qui semblait déserte, elle n'avait pas d'autre choix que de faire confiance au jeune homme.

La jeune fille avait soif. Il lui semblait qu'un félin se faisait les griffes dans sa gorge. Yuri lui dit qu'il avait repéré un point d'eau et tous deux quittèrent la plage pour s'y rendre. Plus ils marchaient, plus Sarah prenait conscience de la douleur lancinante qu'elle s'était, jusque là, efforcée d'ignorer. On aurait dit qu'on avait versé du métal en fusion sur son épaule et son mollet. D'ailleurs, sa blessure à la jambe l'élançait davantage à chaque pas. Ils se retrouvèrent nez à nez avec un tigre, ce qui effraya Sarah, mais Yuri lui dit qu'il était mort. Effectivement, la bête gisait sur le flanc, la gueule béante ; du sang s'écoulait de celle-ci et aucune blessure externe n'était visible. Ils reprirent leur route, la jeune fille souffrant le martyr à chaque pas.

Heureusement, le jeune homme ne tarda pas à s'arrêter. Ils étaient enfin arrivés. Sarah accourut, malgré la douleur, vers l'eau, voulant s'y émerger complètement, comme une gamine. Elle y plongea seulement les mains. La fraîcheur du liquide annonçait plus de plaisir qu'aucune boisson ne lui en avait jamais procuré.

Une douleur soudaine à sa main droite força la jeune fille à retirer ses mains de l'eau en poussant un cri aigu. Juste sous son pouce, deux points rouges avaient fleuri. Un serpent ?

Yuri s'approcha et prit la main blessée.

— Les serpents venimeux sont nombreux, ici. Heureusement, j'ai un sérum qui devrait contrer l'effet du poison.

Il sortit une seringue de la poche intérieure de sa veste, toujours souriant, et lui fit l'injection. Sarah se demanda comment il avait pu passer les contrôles à l'aéroport avec cela dans les poches. Et puis, que faisait-il avec une seringue de sérum sur lui ? On ne prévoit pas de se faire mordre par un serpent à l'avance, surtout lorsque l'on prend l'avion pour Séoul ; il n'y a pas de jungle, là-bas.

C'est à ce moment-là qu'elle remarqua ce qui aurait dû lui sauter aux yeux. Il n'avait pas une égratignure et ses vêtements étaient en parfait état, tandis que ceux de la jeune fille avaient subi quelques dégâts : son jean était déchiré, de même que son t-shirt.

Yuri n'était pas dans l'avion. Elle devait se méfier de lui. Que faisait-il sur cette île déserte ? Depuis quand était-il ici ?

Sarah sentait peu à peu la fatigue la gagner ; ses yeux se fermaient tous seuls, comme mus par leur propre volonté, malgré les efforts qu'elle faisait pour les garder ouverts. Le discours du jeune homme se faisait de plus en plus lointain. De quoi parlait-il, au fait ? Elle avait cessé de l'écouter depuis un bon moment. Qu'y avait-il dans cette seringue ?


Sarah ne rêva pas pendant son sommeil. Plusieurs fois, un brouhaha de voix indistinctes et de bips la tirèrent des ténèbres. Les yeux encore embués de fatigue, elle ne vit que l'image floue d'un décor blanc et des gens vêtus de cette même couleur. Était-elle à l'hôpital ? Elle était donc sauvée, n'est-ce pas ? La fatigue l'écrasa de nouveau et ses yeux se fermèrent.


La jeune fille se sentait bien ; non, mieux que bien. C'était comme si elle était de nouveau dans le ventre maternel, et, ayant retrouvé toutes ses forces, elle ne tarderait pas à renaître. Pourtant, ce sentiment ne dura pas longtemps. Elle comprit bientôt qu'elle était, en effet, immergée dans un liquide tiède et visqueux. Elle n'avait aucun problème pour respirer et les bords du masque à oxygène semblaient se resserrer à mesure qu'elle prenait conscience de celui-ci.

Elle ouvrit les yeux et ces derniers furent piqués de centaines d'aiguilles. Puis, cette sensation s'atténua peu à peu. Le liquide vert dans lequel elle baignait rendait sa vision floue et étouffait le bip des machines. Paradoxalement, cette situation effrayante et surréaliste lui rappelait son enfance, les épisodes de Dragonball Z qu'elle regardait. Les blessures qu'elle avait reçues pendant le crash et, plus tard, au point d'eau ne la faisaient plus souffrir, signe qu'elle devait être guérie ; était-ce grâce au liquide, comme dans le dessin animé japonais ?

Mais quelle idiote ! Réfléchis ! se morigéna-t-elle. On ne soigne pas les gens comme cela, dans la réalité. Elle n'était pas, non plus, l'héroïne d'un nouveau shônen de science-fiction. Elle ignorait totalement où elle était. La dernière personne à qui elle avait parlé avant de se retrouver ici était Yuri. Où était-il passé ? L'avait-on placé, lui aussi, dans un tube de verre géant ?

Un mouvement attira l'attention de Sarah. Quelqu'un qui portait une blouse. Elle leva le bras pour frapper contre la vitre. Elle devait savoir ce que le jeune homme était devenu. Un tiraillement désagréable dans le bras, dans l'intérieur du coude, lui indiqua la présence d'un cathéter. Prise d'une panique soudaine, la jeune femme s'agita, arrachant les perfusions. Le liquide verdâtre se teinta de brun en se mélangeant au sang, lui brouillant la vue. Son cœur battait de plus en plus vite, les bips de l'électrocardiogramme s'emballaient. Elle avait du mal à respirer, malgré le masque à oxygène, et son corps lui semblait être à présent un sauna. Puis, le monde s'effaça.

Lorsqu'elle ouvrit de nouveau les yeux, Sarah ne vit que du blanc. Un plafond blanc, des murs blancs, un lavabo blanc, des toilettes blanches. En s'asseyant, elle constata que même le lit, les draps et les vêtements qu'elle portait étaient blancs. Elle ne manquerait pas de développer une véritable phobie de cette couleur. Il n'y avait rien d'autre dans cette pièce. Rien pour distraire l'œil, ni pour se distraire tout court. Alors, elle resta assise et attendit que quelque chose se passe.

Elle avait l'impression que des heures s'étaient écoulées depuis son réveil, mais aucun repère ne permettait de confirmer cette pensée. Pas d'horloge pour voir l'heure qu'il était, ni de fenêtre pour voir s'il faisait jour ou nuit. La jeune fille n'était pas fatiguée, mais elle aurait bien voulu dormir, ne serait-ce que pour tromper l'ennui. Cependant, la lumière, allumée en permanence, l'en empêchait. Sarah se dit que, à la réflexion, il ne devait pas s'être écouler autant de temps qu'elle le croyait : quelqu'un allait bientôt lui apporter de quoi manger, n'est-ce pas ? Après tout, on ne soigne pas quelqu'un pour laisser cette personne mourir de faim ensuite. Le ventre de Sarah gargouillait, ajoutant une composante à la mélodie de sa terreur ; son cœur semblait tambouriner contre ses tympans et sa respiration lui paraissait aussi assourdissante que si elle avait couru le marathon.

La jeune fille se leva et se dirigea vers le lavabo. Peut-être que boire lui donnerait l'illusion d'avoir moins faim ? Le carrelage froid contrastait horriblement avec le sable chaud qu'elle avait senti sous ses pieds, plus tôt. Quand était-ce, déjà ? Combien d'heures, de jours, de mois s'étaient écoulés ? La question ne cessait de la tourmenter.

Et Yuri ? Qu'était-il devenu ? Elle ne l'avait pas revu depuis qu'un serpent l'avait mordue. Elle espérait qu'il était loin d'ici, que rien ne lui était arrivé. Elle avait compris qu'il n'était pas un homme honnête ; pourtant, elle s'inquiétait pour lui, bien qu'une petite voix désagréable lui soufflât qu'il était peut-être lié à ce qui lui arrivait maintenant.

Ce n'est qu'en se détournant de son abreuvoir qu'elle aperçut la porte, blanche comme le reste de la pièce, qui se confondait presque avec le mur. Sarah s'y précipita, saisit la poignée et tira dessus, comme si sa vie en dépendait. Rien à faire. Elle était verrouillée. Alors, la jeune fille tambourina contre cette maudite porte, mais personne ne lui répondit. Elle se retrouvait dans la même situation qu'Oh-Dae-Soo(1) ; sauf que l'homme qu'elle avait rencontré n'avait pas un parapluie violet, mais un costume gris et qu'elle n'avait pas de télévision pour se distraire ou lui donner une quelconque notion du temps.

Dire qu'elle aurait dû avoir atterri à Séoul depuis longtemps. Elle aurait retrouvé Sung-Gil, qu'elle avait rencontré au collège et avec qui elle s'était rapidement liée d'amitié. Le soir de son arrivée dans la métropole coréenne, ils se seraient installés à la terrasse d'un restaurant et auraient mangé un barbecue de poisson, tout en sirotant du soju(2). Ils auraient visité les musées de la ville et se seraient baladés dans le Parc Olympique. Elle avait réservé son billet d'avion depuis peu ; sa dernière affaire lui laissé un goût amer dans la bouche et elle avait besoin de se changer les idées.

Cela faisait des années qu'elle avait décidé de travailler dans la police, depuis l'enfance. Son père avait disparu du jour au lendemain, sans laisser de trace. Elle et sa mère avaient espéré encore et encore. Puis, sa mère avait cessé d'attendre ; Sarah l'avait haïe de refaire sa vie, alors qu'elles ignoraient ce qu'avait pu devenir l'homme qu'elles avaient aimé. La jeune fille avait choisi une carrière dans le milieu de la loi car, ainsi, elle pourrait peut-être accéder au dossier de son père. Qui sait ? Peut-être qu'un jour, il referait surface ? Depuis qu'elle travaillait au commissariat, elle guettait le moindre indice sur le sort de son père.

Une fente s'ouvrit à mi-hauteur de la porte et on lui glissa un bol rempli d'une bouillie blanche peu ragoûtante. La jeune fille en prit une cuillerée. C'était insipide, mais nourrissant, néanmoins. Elle aurait tout donné pour un peu de sel ou de poivre. A côté du bol, on avait placé des pilules, qu'elle avala avec une gorgée d'eau.

Les repas permirent à Sarah de se faire une idée du temps qui passait. Ils constituaient le seul événement de la journée. Ses seules autres occupations consistaient à penser et tourner en rond. Elle n'avait vu personne depuis son arrivée dans cette prison-chambre-d'hôpital. On lui glissait toujours ses repas dans la fente de la porte. Elle n'avait pas vu le moindre être humain depuis au moins un mois, selon ses calculs. Alors, elle passait son temps à rappeler le souvenir de ceux qu'elle avait côtoyés ; ceux qu'elle aimait et ceux qu'elle détestait.

Ses parents occupaient la majorité de ses pensées. Elle revoyait son géniteur et revivait les heures interminables où il regardait des films de gangsters, tandis qu'elle voulait voir des dessins animés. Elle se souvenait des étés passés au bord de la mer, des pique-niques sur la plage, de l'inquiétude de sa mère quand elle nageait là où elle n'avait pas pied. L'inquiétude sa mère, lorsque son père rentrait tard ‒ il était inspecteur de police. Sarah pouvait encore entendre les pleurs de sa mère, lorsqu'un matin, elles découvrirent qu'il n'était pas rentré. Les collègues de son père avaient fait ce qu'ils pouvaient pour le retrouver, mais l'enquête n'avait rien donné. Sa génitrice avait alors remué ciel et terre pour trouver des pistes ; elle avait mené sa propre investigation et avait engagé un privé, ce qui avait bien entamé les économies de la famille, mais tout cela n'avait servi à rien.

Puis, un jour la mère de Sarah avait rencontré un antiquaire et s'en était amourachée. Ils avaient fini par se marier, quand le père de la petite fille avait été déclaré mort. C'est là que cette dernière avait commencé à se détacher de sa mère. Quand la jeune fille avait eu dix-huit ans, elle était partie de la maison et n'avait plus jamais adressé la parole à sa génitrice. Sarah le regrettait, à présent. Elle aurait maintenant tout donné pour avoir une chance de dire à sa mère qu'elle était désolée d'être aussi égoïste et qu'elle était heureuse que celle-ci n'ait pas passé sa vie à se morfondre. Mais il était trop tard, de toute évidence.

Sarah essuya la sueur qui perlait à son front. Elle n'avait pas chaud. Au contraire, elle était gelée et des frissons parcouraient son corps, sans relâche. Cela était-il lié au fait qu'elle avait cessé de prendre les pilules ? Depuis environ une semaine, elle les jetait dans la cuvette des toilettes. Elle devait le faire très discrètement, car la caméra fixée en hauteur, dans un coin, était la preuve que l'on surveillait chacun de ses faits et gestes.

La jeune fille sentait son corps s'affaiblir de jour en jour et, aujourd'hui, ses jambes n'avaient plus la force de la soutenir jusqu'à la porte. En plus d'être brûlante de fièvre, elle était affamée. Est-ce que quelqu'un viendrait pour l'aider ? Elle n'était plus très sûre qu'on ne la laisserait pas mourir. Elle avait beau se demander pourquoi on l'avait enfermée ici et pourquoi elle s'était retrouvée dans une éprouvette géante, avec des perfusion dans les bras et les jambes, elle ne trouvait aucune réponse satisfaisante.

Sarah s'était allongée, n'ayant plus la force de rester assise, quand le bol et les pilules disparurent. Puis, la porte s'ouvrit, révélant Yuri, toujours vêtu d'un costume gris. Le jeune homme, souriant, s'approcha et s'assit sur le bord du lit. Il posa le bol sur le sol et appliqua une main froide sur le front de la jeune fille.

— Tu dois prendre les pilules, si tu veux être en forme, M-101, dit-il.

Il se leva et se dirigea vers le lavabo. Armé d'un verre d'eau, il revint vers le lit. Il fit asseoir Sarah et lui mit le médicament dans la bouche avant de lui faire boire une gorgée. Il entreprit, ensuite, de la nourrir comme on le ferait avec un bébé.

Les questions se bousculaient dans la tête de la jeune fille. Quel était cet endroit ? Pourquoi l'avait-on enfermée ? Que faisait Yuri ici ? Travaillait-il ici ? Qu'étaient donc ces pilules ? Pourquoi se sentait-elle aussi mal ? Et pourquoi l'avait-il appelée « M-101 », alors qu'il connaissait son prénom ? Elle brûlait d'interroger le jeune homme, mais elle n'en avait pas la force.

Elle se contenta donc d'avaler ce qu'il lui mettait dans la bouche et de le contempler. Jusqu'à présent, elle n'avait pas remarqué la couleur de ses yeux, mais en cet instant, elle était hypnotisée par les orbes dorés qui la regardaient. Malgré son sourire, son regard était aussi froid que le cercle polaire. Ses gestes auraient pu sembler empreints de tendresse, s'ils n'étaient pas aussi mécaniques.

Lorsque Yuri eut terminé de la nourrir, il la rallongea et posa une pêche près de l'oreiller. Puis il sortit, tandis que les yeux de Sarah se fermaient.

Dès son réveil, elle dévora le fruit, comme si elle n'avait pas mangé depuis des siècles. Le jus lui coula sur les avant-bras et elle le lécha, ne voulant pas perdre une once de cette ambroisie. Il lui sembla que, jamais, elle n'avait goûté de nourriture plus savoureuse. Après la bouillie blanche et insipide à laquelle elle s'était habituée, l'arôme de la pêche lui explosa les papilles.

Les jours suivants furent un peu moins monotones que les précédents. Yuri lui rendait visite de temps en temps. Il refusait systématiquement de répondre aux questions de la jeune femme, même quand elle demandait simplement la date. Cependant, elle attendait toujours avec impatience ses visites ; à chaque fois, il lui laissait un fruit et, parfois même, du chocolat. De temps en temps, il lui lançait la friandise par-dessus son épaule, lorsqu'il sortait. La dernière fois, elle avait fouillé les poches du jeune homme, ayant flairé une pomme.

Depuis, il n'était pas revenu. Alors, Sarah décida de ne plus prendre les pilules. À sa grande surprise, ce n'est qu'au bout de deux semaines qu'elle sentit ses forces commencer à la quitter. Et encore, mis à part quelques vertiges, elle se sentait parfaitement bien. Quand la porte s'ouvrit enfin, la jeune femme fut étonnée de constater que ce n'était pas Yuri. A sa place, elle vit deux hommes que leurs uniformes, leurs fusils et leur gilets pare-balle désignaient comme des soldats.

— Le Docteur Crombel veut te voir, M-101, dit l'un d'eux.

Encore ce code ! Yuri n'avait cessé de l'appeler ainsi depuis le jour où il lui avait donné une pêche.

— Où est Yuri ? demanda-t-elle.

Ils ne répondirent pas. Devant leur silence, elle réitéra la question.

— Le Docteur Crombel veut te voir maintenant, alors suis-nous sans faire d'histoire, déclara l'homme de droite.

Sarah sentait la colère monter en elle et elle refusait de suivre ces soldats qu'elle n'avait jamais vus auparavant. Bien qu'elle sache déjà qu'elle ne pouvait faire confiance à Yuri, elle se sentait plus encline à se fier à lui, plutôt qu'à deux hommes qui pouvaient lui tirer dessus si l'envie leur venait. Il était hors de question qu'elle les suive.

— Je n'irai nulle part tant que je n'aurai pas vu Yuri ! dit-elle, déterminée.

A sa grande stupéfaction, le regard des deux hommes parut soudain vide et ceux-ci fermèrent la porte, sans dire un mot.

Quelques instants plus tard, la porte s'ouvrit de nouveau. Yuri était venu.

— Il vaut mieux ne pas faire attendre le Docteur Crombel, M-101, dit-il.

Il conduisit la jeune fille dans un long dédale de couloirs qui grouillaient de soldats, de personnes en blouses blanches ‒ sans doute des médecins ‒ et d'autres personnes qui ne portaient ni uniforme, ni blouse. Quel était donc cet endroit ? Sarah s'était souvent posé la question, mais à présent, elle comprenait encore moins. Ils entrèrent dans un ascenseur et le jeune homme appuya sur le bouton du cinquième sous-sol. Elle lui posa de nouveau les questions qui lui brûlaient la langue, mais il n'y répondit pas plus que d'habitude.

— Le Docteur répondra à toutes tes questions, annonça-t-il simplement.

La jeune fille eut du mal à contenir sa soudaine impatience. Son calvaire d'incertitude allait enfin prendre fin. En même temps, elle était tiraillée entre l'envie d'arracher les yeux du jeune homme et l'envie de dévorer ses lèvres, comme elle l'avait fait avec les fruits. Elle détestait le fait qu'il fasse tant de mystères, bien que cela le rendait attirant, et elle en avait assez de toujours voir le même sourire suffisant sur ses lèvres ; n'importe quel moyen aurait été bon pour l'effacer. Pourtant, elle s'efforça d'attendre ; elle était pressée d'obtenir des réponses.

Ils suivirent un nouveau couloir, mais ils ne rencontrèrent personne dans celui-ci. Yuri s'arrêta et frappa à une porte sur leur gauche, puis, ayant reçu une réponse, ils entrèrent dans un bureau.

La pièce était immense. Sur le bureau, trônait un ordinateur. Deux des murs étaient en réalité des vitres, mais des stores empêchaient de voir ce qui se passait de l'autre côté. Les meubles qui occupaient l'espace derrière le bureau et sur la droite de ce dernier étaient des classeurs de dossiers. Sarah vit aussi un canapé et une table basse.

L'homme assis au bureau devait avoir au moins soixante ans. Ses cheveux, comme sa barbe et ses yeux, étaient gris. Il arborait un costume brun, mais avait retiré sa veste ; celle-ci était accrochée au porte-manteau, près de la porte. Le Docteur darda un regard amusé sur la jeune fille et prit la parole.

— Bonjour, M-101. Je suis impressionné de constater que tu peux exercer un contrôle mental sur les humains normaux.

Sarah ne pouvait plus se contenir.

— Je m'appelle Sarah. Sarah Grinsworth. Pas M-101. Et puis, que voulez-vous dire par « contrôle mental » et « humains normaux » ?

— Je connais parfaitement ton nom, rétorqua-t-il, mais il ne te servira plus. Alors, tu ferais mieux de l'oublier.

— Quoi ? hurla-t-elle. Pour qui vous prenez...

— Tais-toi et écoute, l'interrompit Yuri.

C'était la première qu'elle le voyait se défaire de son sourire.

— Ne t'es-tu pas aperçue que tes sens s'étaient développés au-delà de la limite humaine ? repris le Docteur. Tes réflexes se sont également améliorés. Et, il y a quelques minutes, tu as contraint des hommes en armes à agir selon ta volonté.

La jeune fille n'avait pas remarqué que ses sens étaient plus développés, ni que ses réflexes étaient plus rapides. Elle avait peur de comprendre ce qui lui était arrivé.

Crombel sourit, semblant lire ses pensées.

— On dirait que tu comprends. J'ai mené des expériences sur toi.

Elle était révoltée que ce vieux dégénéré ait fait cela sans connaître les conséquences de ses manipulations. Elle aurait pu y rester.

— Ne t'en fais pas, je savais que tu n'en mourrais pas, la rassura le Docteur.

— Comment le saviez-vous ? Et comment savez-vous ce que je pense ?

— Pour répondre à ta dernière question : tes émotions se lisent sur ton visage. Et je savais que tu survivrais parce que j'avais mené la même expérience sur un autre spécimen.

Ce type n'avait aucune considération pour ceux de son espèce. Sarah avait envie de vomir.

— Ton organisme a mieux réagi que le sien, continua Crombel. J'ai bien fait de te choisir.

— Quoi ? s'exclama-t-elle. Comment ça, vous m'avez choisie ? Et pourquoi moi ?

Elle se tourna vers Yuri. Il souriait, comme d'habitude.

— Stephen n'a pas son pareil pour le sabotage, déclara l'homme aux yeux dorés. Il a parfaitement calculé le temps qu'il faudrait à l'avion pour s'écraser. Et comme c'était lui le pilote, il lui a été facile d'amener l'appareil au-dessus de l'île. Ensuite, il lui a été facile de tuer le copilote et de t'endormir avec du chloroforme avant de sauter de l'appareil en parachute avec toi.

Plus de cent personnes avaient péri parce qu'ils voulaient faire des expériences sur elle. Non, c'est impossible, se dit-elle, tout ça n'a aucun sens ! Et on ne lui avait toujours pas dit pourquoi il fallait absolument que ce soit elle.

Ce fut Crombel qui le lui expliqua.

— C'est sur ton père que j'ai mené la première expérience.

Sarah fut soudain envahie d'espoir, malgré la situation. Elle allait enfin retrouver celui qu'elle cherchait depuis tant d'années !

— Mon père ? Où est-il ? demanda-t-elle.

— Il a travaillé pour nous pendant quelques années. Mais je n'ai pas pu constater les progrès qu'il avait faits. Il n'avait ni frère, ni sœur et tu es sa fille unique ; toi seule es liée à lui par le sang. Et j'avais besoin de quelqu'un dont le code génétique était proche du sien.

— Où est-il ? s'emporta-t-elle. Et pourquoi parlez-vous de lui au passé ?

Elle pleurait, à présent. Elle était à deux doigts d'atteindre le but qu'elle s'était fixé depuis l'enfance. Ce vieux dégénéré retardait le moment de ses retrouvailles avec son père ; elle enrageait.

— Il est mort, lâcha Crombel.

— Vous mentez ! Il y a forcément erreur sur la personne !

Elle refusa de le croire. Il ne pouvait pas être mort, alors qu'elle apprenait enfin la vérité. Cela voudrait dire que tous ses efforts avaient été vains.

Le vieil homme se leva et se dirigea vers les classeurs. Il en sortit un dossier et lui montra la première page. Sarah reconnu immédiatement l'homme sur la photo. Il était bâti comme un rugbyman et on devinait son crâne chauve sous son chapeau. Son regard bleu pâle, presque blanc, était différent de celui qu'elle lui connaissait, mais il s'agissait de son père, aucun doute là-dessus.

La jeune fille tomba à genoux et pleura comme jamais. Yuri s'accroupit à ses côtés et posa la main sur son épaule. Quand le flot de larmes s'assécha, elle prit plusieurs inspirations.

— Comment est-ce arrivé ? demanda-t-elle.

Le Docteur se releva et fouilla de nouveau dans les dossiers. Il lui montra une autre photo. Sarah ne put s'empêcher de remarquer la ressemblance entre l'homme qui y figurait et Crombel : le même gris que ses cheveux et que ses yeux. Était-ce le fils du scientifique ? A moins que la similitude entre leurs morphologies ne soit qu'une coïncidence ? La jeune femme se tourna vers Crombel.

— Cet homme était l'équipier de ton père. Il l'a tué et nous a trahis. Si je t'ai choisie, c'est aussi parce que je sais que tu seras plus déterminée à le trouver que n'importe lequel de nos agents, dit-il.

— Ce sera avec plaisir, rétorqua-t-elle, sentant la rage l'envahir.

L'homme aux cheveux gris se rassit derrière le bureau et regarda l'écran de son ordinateur.

— On dirait que ta santé s'améliore. Tu peux te passer des pilules plus longtemps qu'avant, remarqua-t-il.

— C'est quoi, ces pilules ? demanda-t-elle.

Le Docteur lui expliqua que l'expérience dont elle avait fait l'objet avait des effets secondaires, dont avaient souffert les autres spécimens, également. Sans ces médicaments, son corps se décomposerait, ne pouvant endurer les modifications découlant des expériences. Le vieil homme ajouta que seule l'organisation pour laquelle il travaillait pouvait les lui procurer. Si elle voulait vivre, Sarah n'avait donc d'autre choix que d'obéir aux ordres. D'un autre côté, si elle n'avait plus besoin d'ingurgiter autant de cachets qu'auparavant, cela devait aussi vouloir dire qu'un jour, elle n'en aurait plus besoin du tout. Par conséquent, avec de la chance, quand elle aurait retrouvé l'assassin de son père, elle pourrait quitter ladite organisation.


Avant de quitter le bureau, elle avait demandé si elle pouvait sortir prendre l'air et le Docteur avait accédé à sa requête, à condition que Yuri l'accompagne. Une fois dehors, elle s'aperçut qu'elle était toujours sur l'île ; le laboratoire, la chambre-cellule et le bureau étaient installés dans un bunker aménagé au centre du territoire. Sarah inspira un grand coup. Elle avait oublié à quel point il est agréable d'être à l'air libre, même s'il fait très chaud ; la chaleur était étouffante, comparée à la température qu'il faisait dans le bunker.

Elle marcha, le jeune homme sur les talons, en direction de la plage. Celui-ci lui dit qu'il lui était impossible de quitter cette île ; le seul moyen d'y parvenir était l'hélicoptère, et il savait que la jeune fille n'avait pas la moindre notion de pilotage. En traversant la jungle, qui était devenue une source d'émerveillement pour elle, elle revit la carcasse du tigre. La chair avait fini de se décomposer. On pouvait maintenant constater que la cage thoracique du félin était en miettes. Sarah se tourna vers Yuri.

— Quelle arme a pu causer une blessure pareille à cette bête ? demanda-t-elle.

— Je n'ai pas eu besoin d'arme. Toi aussi, tu pourras tuer à mains nues, avec un peu d'entraînement.

Arrivée sur la plage, la jeune femme pensa à ce jeune homme aux cheveux gris, qu'elle avait vu en photo. Elle revoyait la cicatrice à la commissure de ses lèvres. Non seulement, il avait tué son père, mais en trahissant l'organisation, il s'était rendu en partie responsable du calvaire de Sarah et de la mort de plus de cent personnes.

La jeune fille fit le serment de le retrouver et de le tuer. Elle se dit qu'elle ferait cela rapidement et proprement, mais, en même temps, qui pouvait dire si la rage qu'elle nourrissait ne la pousserait pas à le torturer. Un sourire sans joie effleura ses lèvres lorsqu'elle s'imagina le jeune homme couvert de sang et suppliant d'avoir la vie sauve. Elle mourait d'envie d'entendre ses cris. Pourtant, une petite voix lui soufflait que son père n'aurait pas voulu qu'elle fasse cela, que c'était contraire à tout ce qu'il lui avait appris. Et puis, quel crédit pouvait-elle réellement accorder à des gens qui l'avaient traitée comme un rat de laboratoire ?

Lorsque Yuri la raccompagna à sa chambre-cellule, elle était toujours partagée entre la rage qui la dévorait et les valeurs que lui avait transmises son père. Elle avait l'impression que sa tête allait exploser. Elle n'en pouvait plus, elle sentait que si le jeune homme la laissait seule, elle allait sombrer et ne pourrait plus jamais remonter à la surface. Elle étreignit l'homme aux yeux dorés.

— Ne pars pas, dit-elle.

— J'ai du travail.

— Alors, laisse-moi rester comme ça, juste un instant.


Le Docteur était assis à son bureau, une tasse de café à la main, pendant que Yuri faisait son rapport sur les jours qui avaient suivi la venue de M-101 dans cette même pièce.

— Sa détermination ne fait aucun doute. Je dois dire que j'ai rarement vu quelqu'un s'entraîner avec autant d'ardeur, déclara le jeune homme en souriant.

Crombel sourit à son tour. Son plan se déroulait comme il l'avait prévu.

Contrairement à ce qu'il avait fait avec les autres spécimens des expériences M, il n'avait pas effacé la mémoire de M-101 car il avait estimé que le lien entre celle-ci et M-24 serait un atout ; d'abord parce que la jeune fille ne reculerait devant rien pour le venger, et aussi parce que M-21 ne ferait aucun mal à la fille de son ami. Elle était l'appât idéal pour ramener l'ancien agent dans ses filets. Sans compter que l'homme blond qu'il avait rencontré après la destruction de la succursale de Séoul ne manquerait pas de se joindre à la fête, de même que Tao et Takeo.

Yuri avait fait un travail admirable avec la fille. Elle lui mangeait dans la main, bien qu'elle sache qu'il était en partie responsable de ce qui lui arrivait. Crombel avait appris à connaître l'esprit humain et en savait long sur le syndrome de Stockholm ; il avait décidé de se servir de ses connaissances pour s'assurer la loyauté de la fille. Il avait suffi qu'un jeune homme au physique plutôt avenant fasse preuve de gentillesse ‒ feinte, évidemment ‒ envers elle au moment où elle était le plus vulnérable pour que le tour soit joué. M-101 apprendrait tôt ou tard une autre version des faits au sujet de la mort de son père, et il fallait faire en sorte qu'elle le croie lui, non M-21 et ses nouveaux alliés.

Le Docteur se tourna vers son subalterne.

— Yuri, tu partiras à Séoul avec elle. Tu t'assureras que M-21 revient vivant. Elle pourra s'amuser autant qu'elle le veut quand j'en aurai terminé avec lui.

Le jeune homme à lunettes hocha la tête et sortit du bureau.

Décidément, M-21, je m'amuse beaucoup plus que ne l'aurais cru avec toi, pensa le vieil homme. Une chance que M-24 ait eu une fille, cela ne faisait que pimenter le jeu.

1) Héros de Old Boy.

2) Alcool coréen.