Chapitre I – Winterfell

281 – Année du printemps fallacieux

Lysara marchait à grandes enjambées dans le Bois sacré, aidée en cela par le pantalon de cuir, épais mais souple, qu'elle portait. La neige du dernier hiver n'avait pas encore fondu et elle savourait le bruit que faisaient ses bottes sur le doux manteau blanc. Le froid mordant qui persistait – malgré la fin annoncée de l'Hiver par les mestres de la Citadelle – lui donnait l'impression de fouler le sol du Bois-aux-loups, d'être de retour sur les terres ancestrales de sa famille ; elle se surprit à vouloir entendre les hurlements de loups qui, à la nuit tombée, animaient le Bois-aux-loups. Mais elle n'était pas sur ses terres, et à vrai dire, elles ne lui appartenaient même plus. Non, elle était à Winterfell, et c'était là qu'était sa place désormais.

La jeune fille pressa encore le pas et sortit de ses rêveries ; Lyanna devait l'attendre depuis déjà un bon moment, elle était en retard.

Arrivée au milieu d'une clairière, Lysara s'assit sur un rocher plat et, après avoir regardé autour d'elle, siffla à trois reprises.

- La ponctualité n'est décidément pas ton fort, s'exclama son amie en sortant de derrière un buisson touffu.

- Benjen ne me lâchait pas d'une semelle, se justifia la jeune nordienne, j'ai dû ruser pour échapper à sa vigilance. Je crois que tes frères se doutent de quelque chose Lyanna...

- Benjen est amoureux de toi depuis qu'il a posé les yeux sur toi, lui répondit Lyanna avec un sourire entendu. Il est bien trop aveuglé pour se douter de quoique ce soit. Ned n'est pas encore rentré du Val, et Brandon doit être trop occupé à échafauder un plan pour échapper à son mariage avec Catelyn Tully...

- Tu as sans doute raison, admit Lysara après quelques instants de réflexion.

- Bien sûr que j'ai raison, répliqua celle qu'elle considérait comme sa sœur, je suis une Stark de Winterfell.

Les yeux de Lyanna brillaient de malice et Lysara éclata d'un rire franc.

Les jeunes filles étaient si semblables, que n'importe quel inconnu les aurait crues sœurs. Elles se distinguaient toutes deux des autres femmes du château par leur force de caractère ; l'une comme l'autre voulait monter à cheval, jouer avec les autres garçons, apprendre à manier les armes. L'une comme l'autre, elles étaient conscientes de la malchance qu'elles avaient d'être nées femmes dans un monde d'hommes. Cette force transparaissait dans leur physique ; toutes deux avaient de longs cheveux bruns, aimaient revêtir des pantalons et possédaient le même regard fait d'acier.

Pourtant, Lyanna était une Stark, et Lysara non. Lyanna possédait les yeux gris des Stark, les titres qui allaient avec, et – à son plus grand dam – les responsabilités. Elle était une lady, une dame noble, aussi devait-elle se consacrer à la couture et au chant, porter de jolies robes et ne pas rire trop fort. Lysara, elle, était une Woods ; sa famille était vassale des Stark depuis des siècles et vivait dans un château aux abords du Bois-aux-loups. Mais voilà, de famille, Lysara n'en avait plus ; son père et son frère avaient été massacrés par des Fer-Nés lors d'un voyage en mer, alors qu'elle n'avait que cinq ans. Le mal des Ardents – aussi appelé Feu sacré – avait auparavant déjà pris sa mère et le reste de sa maison, aussi avait-elle été recueillie par Rickard Stark, ami de son défunt père et Gardien du Nord. Si elle ressemblait à Lyanna, Lysara avait une allure plus sauvage : ses yeux étaient d'un bleu si pâle qu'on les aurait dits de glace, son visage était parsemé de taches de rousseur, ses cheveux étaient toujours détachés et emmêlés par le vent froid du nord, et surtout elle avait toujours un sourire en coin qui lui donnait un air insolent et indomptable. Venant d'une maison bien moindre, n'ayant plus de foyer ni de terres, plus de famille, la jeune femme était bien plus libre de ses actes que sa meilleure amie, qui elle devait se conformer à un protocole.

- Quand revient Ned ? Reprit-elle d'une voix anxieuse.

Cela faisait des années qu'elle n'avait pas vu le garçon, qui avait dû devenir homme. Elle craignait les retrouvailles ; après tout, elle n'était pas une Stark.

- Dans quelques jours, répondit Lyanna d'une voix dans laquelle on pouvait sentir le ravissement que lui inspirait cette nouvelle.

Absorbées par leurs rêveries respectives, les jeunes filles étaient allongées sur la pierre plate, lorsque retentit une voix criarde.

- Lady Lyanna ! Où êtes vous lady Lyanna ?

- Ma septa, chuchota la jeune fille en se faisant glisser de la pierre pour se dissimuler derrière.

L'accompagnant dans son mouvement, Lysara ne put que s'esclaffer à la vue de la panique de son amie

- Elle est si féroce que ça ?

- Bien pire que Septa Ariadne, murmura la jeune fille en faisant allusion à leur ancienne septa commune.

Il s'agissait d'une vieille femme qui avait toujours résidé à Winterfell et était somme toute peu regardante quant aux activités des deux enfants qu'elles étaient. Mais récemment, Lord Rickard avait attribué à Lyanna une septa venue tout droit de King's Landing, pour lui enseigner avec rigueur les manières d'une vraie Lady et de la Cour. Depuis l'arrivée de celle-ci, Lysara était passée maîtresse dans l'art de se dissimuler dans les moindres recoins du château, aussi n'avait-elle aperçu que de loin cette femme à l'allure austère.

- Comment s'appelle-t-elle déjà ? Reprit-elle à l'adresse de Lyanna.

- Mordane...

Au moment même où elle prononça son nom, la septa apparut au dessus des jeunes filles, recroquevillées derrière le rocher. Elle n'était sans doute pas très vieille, mais sa bouche pincée et ses petits yeux la faisaient paraître bien plus âgée et aigrie.

- Lady Lyanna ! Relevez-vous, ce n'est pas une conduite digne d'une noble dame, et... par les sept, regardez dans quel état vous avez mis votre toilette. Le seigneur votre père sera informé de votre conduite, renifla-t-elle d'un air dédaigneux, puis se tournant vers Lysara : Quant à vous, vous devez être...

- Lady Lysara Woods, répondit Lyanna à sa place, craignant que son amie ne se montre trop téméraire.

- Lady... nous verrons cela... Ce n'est pas une tenue convenable pour une jeune femme de votre rang ! Soyez sûres, mesdemoiselles, que je parlerai de tout cela à Lord Stark.

Les saisissant chacune par un bras, la septa les força à rentrer au château en sa compagnie. Continuant à les sermonner sur tout le chemin du retour, elle resserrait toujours un peu plus sa prise sur les bras des jeunes filles. Celles-ci demeuraient silencieuses, désireuses de ne pas envenimer la situation.

- …n'est pas comme ça que vous allez vous trouver un époux convenable Lysara, quant à vous Lyanna, je suis vraiment déçue... oui, très déçue...

Lysara ne put réprimer un sourire lorsqu'elle l'entendit parler de mariage ; il n'était pas encore né celui qui la forcerait à prendre un époux, songea-t-elle. Elle n'était peut-être pas une Stark, mais elle était une louve elle aussi. Après tout, l'emblème de la maison Woods était bien un loup hurlant devant un barral. Elle saurait hurler le moment venu.

La septa les traîna à travers la cour de Winterfell, devant Brandon et Benjen qui s'entraînaient à l'épée ; comme Lysara aurait aimé pouvoir les rejoindre. Mais les garçons n'adressèrent aux jeunes filles qu'un sourire compatissant, quoique quelque peu amusé devant leur air désespéré. Mordane continua à les balader ainsi dans tout le château jusqu'à une salle sombre et presque vide, si l'on omettait les trois chaises qui se trouvaient autour d'un brasero et la grande table de bois brut accolée à un mur. Une table sur laquelle, à la plus grande horreur de Lysara, se trouvaient tissu et aiguilles.

- Bien, Lyanna, remettez-vous de ce pas à votre ouvrage. Après tout, votre trousseau est encore loin d'être prêt et bientôt, vous devrez... enfin. Quant à vous Lysara, dit la septa d'un air navré en jetant un coup d'œil à la jeune femme vêtue en homme et échevelée qu'elle avait devant elle, eh bien, attendez que je revienne, je m'en vais quérir Lord Stark...

Dès qu'elle fut sortit, les jeunes filles s'affalèrent peu gracieusement sur les chaises au dossier raide.

- Père va être furieux, se désola Lyanna.

- C'est fort probable, s'inquiéta à son tour Lysara, davantage pour son amie que pour elle.

Lord Stark était bien moins dur avec elle ; après tout, elle n'était pas sa fille. Cependant, il l'accueillait sous son toit et la traitait avec autant d'égard que si elle l'avait été, aussi la jeune femme éprouvait-elle des remords à outrepasser constamment les règles qu'il établissait.

Lyanna se remit à son ouvrage avec bien peu d'entrain, alors que Lysara s'était levée pour jeter un regard circonspect sur la table. À vrai dire, elle était terrifiée, et aurait préféré affronter une horde de chevaliers épée au poing plutôt que se ridiculiser en broderie. Elle avait toujours détesté cette activité, et l'inimitié était réciproque, à en juger par le peu de temps que Septa Ariadne avait mis à abandonner tout espoir de la voir un jour réussir à planter son aiguille correctement. Cependant, Mordane semblait bien plus obstinée, ce qui n'était pas pour rassurer la jeune fille ; elle ne pourrait plus s'entraîner autant à l'épée et au tir.

La jeune femme venait de saisir une aiguille, et pourfendait songeusement l'air de son épée improvisée, lorsque la porte s'ouvrit à la volée, dévoilant Lord Rickard Stark, Septa Mordane sur ses talons.

- Lyanna, qu'est-ce que c'est encore que cette histoire ? Demanda-t-il d'un ton qu'il voulait apaisé mais dans lequel Lysara sentait une pointe d'agacement.

- Père, je vous assure qu'il n'y a pas lieu de nous réprimander, Lysara et moi nous étions simplement rendues dans le bois sacré pour... pour...

- Pour prier, intervint brusquement Lysara, sentant la détresse de son amie.

Elle avait dit la seule chose qui lui venait à l'esprit et se rendait compte à présent à quel point cela sonnait faux.

- Pour prier ? Reprit Lord Rickard d'un ton circonspect.

- Oui, pour prier... euh, les Anciens Dieux de...

- De nous faire revenir Ned le plus vite possible, termina Lyanna d'un ton assuré.

Son père s'adoucit à l'entente du nom de son fils cadet, bien qu'il ne fût pas dupe du soudain intérêt des deux jeunes filles pour les Anciens Dieux.

- Eh bien, enchaîna-t-il d'un ton redevenu cordial, vos prières ont sans doute été entendues. Nous avons reçu une missive, et Ned devrait arriver dans la journée.

À l'entente de ces mots, Lyanna sourit si radieusement à son père qu'il sembla en oublier ses griefs et même Lysara se réjouit de la nouvelle et parvint à oublier la peur qui la taraudait. Elle était arrivée à Winterfell lorsqu'elle avait cinq ans ; Ned en avait alors déjà huit, et moins d'un an plus tard il était parti pour le Val. Elle n'avait pas eu le temps de le connaître et d'être acceptée par lui, comme elle l'avait été par les autres enfants de la fratrie Stark.

Lord Rickard s'apprêtait à quitter la pièce lorsque la septa l'interpella :

- Lord Stark, me permettez-vous d'inviter Alysanne, la fille de votre intendant, à se joindre à ces leçons de couture ? Je pense que son influence pourrait être bénéfique à Lady Lysara et aider Lady Lyanna à finir son trousseau pour...

- Faites Septa Mordane, répondit-il d'un ton indifférent, avant de s'éclipser rapidement.

Il avait d'autres soucis en tête ; Lysara pouvait le voir, et, instinctivement, elle sût que cela concernerait Lyanna.

Toutefois, la jeune fille avait, elle aussi, d'autres problèmes plus importants à résoudre ; les leçons de couture, et plus largement Septa Mordane, en faisaient partie. Sous le regard sévère de cette dernière, elle se saisit d'une aiguille et, faisant fi du désir qui la tenaillait de s'enfuir en courant, alla s'asseoir à ses côtés.


- Je les vois ! Hurla Benjen, qui se trouvait sur les remparts de Winterfell.

De leur prison de pierre, Lyanna et Lysara entendirent les mots du garçon et se levèrent immédiatement pour se rendre jusqu'à l'étroite et unique fenêtre de la pièce. De là où elles étaient, elles pouvaient voir au delà des remparts de Winterfell et aperçurent un petit groupe de cavaliers qui approchait du château. Les jeunes femmes étaient trop loin pour distinguer combien ils étaient, et de toute façon Septa Mordane les fit se rasseoir, coupant court aux questions qu'elles se posaient.

C'était clair désormais ; Lysara détestait la broderie, et encore plus la septa, qui ne lui faisait que des reproches depuis qu'elle s'était mise à l'ouvrage. Le pire, sans doute, était que les reproches étaient fondés et justifiés.

- Mais non voyons, pas comme cela... Lysara enfin ! Mais où avez-vous donc grandi ? Dans un château ou avec des sauvages ? Une dame saurait comment faire cela... et puis tenez vous droite enfin ! Ce que vous pouvez être gauche...

« On verra qui est la plus gauche de nous deux à l'épée, sorcière », se dit intérieurement la jeune femme, alors qu'elle s'échinait à planter correctement son aiguille dans le tissu rêche. Elle avait les doigts en sang et n'avait même pas réussi à faire apparaître un motif correct, là où sur l'ouvrage de Lyanna se dressait fièrement un loup majestueux.

Lyanna était douée en tout, remarqua la jeune femme. Elle n'aimait pas cela, mais elle savait coudre, se tenir convenablement, avoir des conversations de dames... Lysara, elle, n'était bonne qu'à vouloir faire comme les garçons.

- Bon, il suffit pour aujourd'hui, les interrompit la septa. Allez vous préparer pour accueillir nos invités. Lyanna, vous devriez mettre la robe rouge qui met en valeur votre teint, et Lysara... faites vous au moins présentable.

Les deux jeunes femmes quittèrent la petite pièce avec une joie mal dissimulée, et Lysara pris un malin plaisir à claquer la lourde porte de bois.

- Sorcière, dirent-elles finalement toutes deux en se regardant, un sourire complice aux lèvres.

Elles se mirent à courir dans les couloirs du château, dans une attitude qui aurait fait défaillir Septa Mordane ; c'était à celle qui arriverait la première jusqu'à la porte de sa chambre. Lysara gagna la course, et Lyanna le lui fit payer par un coup de coude bien placé.

- Eh bien, se moqua-t-elle, ce n'est pas digne d'une dame de votre rang, Lady Lyanna.

- Veuillez me pardonner mon accès de fébrilité, Ma Dame, après vous très chère, je vous en prie...

- Non voyons, je suis votre obligée...

- Enfin ma Mie, vous me mettez dans l'embarras !

- Que nenni gente dame !

- Mais par les Anciens Dieux, que faites vous encore ? Intervint une troisième voix.

Interdites, les jeunes filles virent Lord Rickard passer dans le couloir et les contempler d'un air amusé.

- Nous priions les Anciens Dieux, Père, répondit Lyanna avec malice, en référence à leur mensonge peu subtil.

Ce n'était pas que Lysara et Lyanna ne croyaient pas aux Anciens Dieux ; elles pensaient bien qu'il y avait quelque chose de plus grand qu'elles dans ce monde, quelque chose qui les dépassait. Il leur arrivait de les invoquer à l'occasion, de trouver du réconfort auprès d'eux, même elles étaient dans leurs prières bien moins assidues que leurs aînés.

- Lyanna, répondit Lord Rickard dans un rire indulgent. Ton esprit et ton insolence font ton charme mon enfant, mais veille à ne pas en abuser.

Après avoir adressé un sourire chaleureux à chacune des deux jeunes filles, il continua sa route, l'air soucieux. Lysara ne comprenait pas les préoccupations qui semblaient accabler le seigneur des lieux, alors même que son fils cadet revenait enfin ; il aurait dû être ivre de joie.

- Lya, dit-elle une fois revenue à la réalité matérielle, je vais avoir besoin de toi...

- Seulement si tu me promets de me dire ce que tu as sur le cœur, répondit son amie avec aplomb et clairvoyance.

Lysara leva les yeux au ciel ; il lui était impossible de garder un secret pour elle, Lyanna la connaissait trop bien. Les jeunes filles avaient grandi ensemble, au milieu d'hommes, de guerriers. Elles s'étaient soutenues mutuellement et s'étaient dressées contre un monde fait par les hommes et pour les hommes ; elles se connaissaient mieux que n'importe qui d'autre. Après avoir acquiescé silencieusement, consciente qu'elle subirait un interrogatoire tôt ou tard, elle suivit son amie jusque dans sa chambre, et referma la porte derrière elle.

- … il te regardait étrangement. Comme s'il se sentait coupable de quelque chose... il avait du mal à te regarder droit dans les yeux et... Bon sang tu m'étouffes !

- Cesse donc de gigoter, répliqua Lyanna d'un ton sans appel, il va bien falloir que tu t'habitues à porter des robes...

- Je ne vois pas l'intérêt, répondit Lysara aussitôt. C'est désagréable à porter, encombrant au possible...

- Je sais tout cela ! Et moi aussi cela m'ennuie d'être obligée de porter des robes, d'être jolie et souriante en toutes circonstances... mais aujourd'hui c'est le retour de Ned, alors s'il-te-plaît, essaie.

L'air peu convaincu, Lysara se laissa quand même faire, et, grâce aux mains expertes de son amie, la Nordienne finit par ressembler à une lady. Elle faisait bien pâle figure aux côtés de Lyanna, éblouissante et rayonnante dans une robe de damas pourpre, mais au moins Septa Mordane la laisserait en paix. C'était là tout ce qu'elle demandait.

De la chambre de Lyanna, les jeunes filles entendirent un garde crier quelque chose et le grincement sourd des lourdes portes de Winterfell. Fébriles, elles sortirent en trombe et dévalèrent les escaliers qui les séparaient de la cour. Cette fois-ci, Lysara était devancée ; sa robe l'empêchait d'être parfaitement libre de ses mouvements. Le corset l'empêchait d'inspirer de profondes goulées d'air, les jupons de faire de grandes enjambées. Décidément, elle ne comprenait pas que tant de femmes se plient à l'obligation de porter ces horreurs. Elle se jura qu'un jour, plus rien ni personne ne l'obligerait à s'habiller en Dame.

Lorsqu'elles arrivèrent dans la Cour, rouges et débraillées, elles se rangèrent avec peine aux côtés de Lord Rickard et de Brandon et Benjen, sous le regard sévère de Septa Mordane. Ned n'était pas encore entré, mais des bruits de cavalcade se faisaient entendre de plus en plus distinctement. Enfin, deux cavaliers pénétrèrent dans l'enceinte du château ; Ned était le premier, et Lysara faillit ne pas le reconnaître tant il avait changé. Le garçon était devenu homme ; il était plus grand, plus large d'épaules, et ses traits semblaient taillés dans la pierre. Pourtant, il paraissait minuscule en comparaison du colosse qui le suivait de près. La jeune femme n'avait jamais vu d'homme aussi imposant, si toutefois elle exceptait Willis, le petit-fils semi-géant de Nan.

Il avait fière allure, Lysara devait lui reconnaître cela, mais elle n'aimait pas son air suffisant. Elle n'aimait pas non plus la manière qu'il avait de regarder Lyanna, avec une insistance qui n'avait rien de commun. La jeune fille compris alors que quelque chose se tramait depuis longtemps, peut-être même sous ses yeux, et que son amie allait en être le cœur. Elle en avait la quasi-certitude.

Mais déjà Ned était descendu de cheval et enlaçait les membres de sa famille un à un, la faisant sortir de ses sombres suppositions. Lysara ne put qu'être émue lorsqu'elle le vit enserrer Lyanna dans ses bras, davantage encore ; ils étaient liés par un lien tellement fort que la jeune fille se sentait comme étrangère.

Ses doutes et ses peurs s'envolèrent cependant lorsque le jeune homme s'approcha d'elle avec un sourire tendre et l'enlaça à son tour. La jeune fille sourit et répondit avec joie à l'étreinte du jeune homme ; ses peurs s'envolèrent immédiatement et seul demeura un sentiment de plénitude. Ils étaient tous enfin réunis, et la seule ombre au tableau restait le géant qui accompagnait Eddard.

- Tu as bien grandi mon fils, lui fit remarquer Lord Rickard avec fierté.

- Oh, vous trouvez père ? Demanda Lyanna d'un ton faussement candide. Je ne vois pas de grande différence...

- Moque toi donc, Lya, répliqua son frère, je suis toujours plus grand que toi !

- Plus pour longtemps, répliqua la benjamine avec fougue et malice.

- En tout cas, ta verve légendaire ne t'a pas quittée, remarqua Ned dans un grand éclat de rire.

- Si tu savais petit frère, murmura Brandon en levant les yeux au ciel, ce qui fit éclater de rire tous les Stark.

Seul le colosse n'avait pipé mot, et se tenait toujours respectueusement en retrait. Lysara parvint presque à compatir ; elle savait qu'il pouvait être dur d'arriver dans un lieu inconnu, et surtout dans une famille naturellement aussi soudée que l'étaient les Stark de Winterfell.

Ned se reprit et introduisit son compagnon :

- Père, je vous présente Lord Robert Baratheon, Seigneur des Terres de l'orage, pupille de Jon Aryn et mon ami le plus cher.

- Bienvenue à Winterfell Lord Baratheon, répondit Lord Rickard chaleureusement.

Sans plus attendre, Ned fit les présentations ; il semblait ravi de faire enfin se rencontrer les personnes qui tenaient le plus cher à son cœur. À la grande surprise de Lysara, Robert Baratheon fut charmant et eu un mot aimable pour chacun d'entre eux – elle comprise. Il semblait être de ces Seigneurs qui ne se soucient guère du rang de ceux qu'ils côtoient, et remonta dans l'estime de la jeune femme. Elle s'interrogeait toujours sur les raisons de sa venue, mais du moins il lui paraissait être un homme bon, et elle en fut rassurée.


La nuit était tombée sur Winterfell, cependant la grande salle résonnait encore des festivités données en faveur du retour de Ned parmi les siens et de leur invité de marque : Robert Baratheon, Seigneur des Terres de l'Orage. Ce dernier, infatigable semblait-il, dansait depuis un long moment avec Lyanna. Il riait allègrement et paraissait être l'homme le plus heureux des Sept Couronnes. Assise à un bout de la grande table, Lysara les observait discrètement, tout en conversant avec Benjen.

- Comment se fait-il qu'il soit Lord si jeune ? Demanda-t-elle au jeune homme.

Ce détail l'avait turlupinée depuis qu'il était arrivé, mais elle n'y avait plus repensé. La jeune fille songea que si elle avait été plus attentive aux enseignements de Septa Ariadne, elle saurait sûrement déjà la réponse.

- Ses parents, Lord Steffon Baratheon et Lady Cassana Estremont périrent en mer. Alors qu'ils revenaient sur leurs terres, ils furent pris dans une violente tempête. Leur navire, La Fière-à-Vent, s'est brisé sur les rochers avant de couler dans la Baie des Naufrageurs. Tous deux sont morts noyés. D'après les rumeurs, Robert et Stannis, son frère cadet, ont été témoins de la scène, alors qu'ils se trouvaient en haut des tours d'Accalmie.

- C'est terrible, souffla Lysara, effarée.

Elle pensa à son frère et à son père, qui eux aussi étaient partis en mer et n'étaient jamais revenus. « Les hommes du Nord ne font pas long feu lorsqu'ils descendent dans le Sud », avait-on coutume de dire, et cela s'était avéré vrai pour les hommes de la maison Woods. Néanmoins, ils n'avaient pas péri dans un naufrage, à l'instar des parents de Lord Baratheon, mais plus volontiers aux mains des Fer-Nés, soupçonnait-on. Lysara, elle, en était certaine.

La sortant de ses noires pensées, Benjen lui proposa de danser un peu, mais la jeune fille refusa avec délicatesse ; elle détestait danser, et n'avait absolument pas envie de se ridiculiser devant leur hôte. Sa maladresse en danse était presque équivalente à sa maladresse avec une aiguille, et pour la première fois de sa vie, la jeune femme s'en désola. Presque.

- Ils ont l'air de bien s'entendre, ne trouves-tu pas ? Lui demanda Benjen, la sortant ainsi de ses rêveries, en regardant en direction de Lyanna et Robert.

Le seigneur d'Accalmie semblait absolument subjugué par le charme de la Nordienne ; un sourire franc barrait son visage et ses yeux ne quittaient pas la jeune femme. Plus rien d'autre n'avait d'existence pour lui. Lyanna, elle, souriait avec grâce et paraissait réellement prendre du plaisir à danser et à converser avec le jeune homme. Elle était absolument radieuse et éclipsait toutes les autres nobles demoiselles de la salle, il n'y avait là aucun doute.

- Il semblerait, répondit-elle vaguement au garçon assis à côté d'elle. Toutefois, je m'interroge toujours sur les raisons de sa présence ici, se confia-t-elle.

Benjen la regarda mais détourna vivement le regard lorsque ses yeux croisèrent les siens. Il était mal à l'aise, la jeune fille pouvait le sentir. Elle avait mis, sans le savoir, l'accent sur un sujet sensible.

- Ben, commença-t-elle d'un ton devenu menaçant, si tu sais quoi que ce soit...

Mais le jeune homme se détournait d'elle, évitait son regard ; il s'était fermé, et tel qu'elle le connaissait, Lysara sut qu'il luttait intérieurement pour ne pas lui avouer ce qu'il savait. Son regard était désormais fixé droit devant lui, et seul le tremblement nerveux de sa jambe droite témoignait du trouble qui l'agitait. La jeune Nordienne grinça des dents ; il était un Stark, et son sens de l'honneur exacerbé l'empêcherait de lui dire ce qu'il savait. Cependant, elle était une Woods ; le sang du Nord coulait dans ses veines, et la jeune femme était sans doute aussi têtue que n'importe lequel des enfants Stark. Elle saurait le faire parler.

- N'espère même pas t'en tirer en faisant le mort, Ben, lui glissa-t-elle subtilement alors que le garçon s'obstinait à l'ignorer.

Sans ciller, ce dernier continuait de regarder le vide, et Lysara sut qu'il lui faudrait être sournoise si elle souhaitait obtenir la moindre information. Peu fière de la méthode qu'elle allait employer, elle se lança malgré tout :

- Benjen, si tu ne me dis pas tout ce que tu sais, j'irai dire à Brandon que c'était toi qui avait uriné dans les toutes nouvelles bottes que Lord Rickard lui avait offertes pour ses douze ans. Tu sais, celles qui étaient rembourrées en...

- Lysara ! S'offensa le garçon. Comment sais-tu cela d'abord ?

- Simple supposition, assura la jeune femme, mais tu viens de m'en donner la confirmation, je t'en remercie.

- Tu es insupportable, maugréa le jeune loup. Fais bien comme tu veux, après tout, j'avais sept ans, Bran ne m'en tiendra pas rigueur !

- … ou alors, continua-t-elle, imperturbable, je pourrais aller dire à Ned que pendant qu'il était dans le Val, tu as emprunté son poignard – tu sais, celui forgé par Tobho Mott ? – et que tu l'as perdu en chevauchant dans le Boix-aux-Loups...

- Mais enfin, comment... commença le garçon, comment sais-tu tout cela ?

- Je sais me faire discrète, répondit Lysara avec un sourire énigmatique.

Elle se sentait quelque peu coupable de faire ce chantage odieux à son ami, à son presque-frère, mais il fallait reconnaître que celui-ci ne lui rendait pas la tâche facile. Il était aussi têtu qu'une mule, et à quatorze ans déjà, fidèle à sa parole et digne de sa maison et de son nom.

- Benjen, s'il te plaît ! Ajouta-t-elle en le saisissant par le bras. Tu sais que tu peux avoir confiance en moi...

- Tu ne vas pas me laisser en paix, n'est-ce pas ? Souffla le jeune homme, l'air épuisé.

Lysara secoua négativement la tête, un petit sourire aux lèvres ; elle était consciente qu'elle le mettait au suplice, mais il en allait de la vie de Lyanna, et elle ne pouvait rester à rien faire alors que quelque chose d'important se tramait juste sous son nez.

Benjen semblait toujours peser le pour et le contre, mais il finit par se tourner vers elle, à contrecœur :

- Promets-moi d'abord que tu ne feras rien de stupide, murmura le garçon devant l'air bravache de la jeune femme.

Lysara acquiesça rapidement, désireuse d'en savoir plus.

- Je suis sérieux Lysara, reprit-il d'un ton dur. Promets le moi.

- Je te le promets, répondit-elle en le regardant solennellement, et Benjen sut qu'elle tiendrait sa promesse.

Elle était une fille du Nord après tout, et les promesses n'étaient pas prises à la légère dans le Nord ; la parole et l'honneur faisaient l'homme.

- Bien. Avant le dîner, alors que Père m'avait demandé d'aller chercher Robert dans ses appartements, je suis passé devant la chambre de Ned, et je l'ai entendu qui conversait avec Bran. Je... je n'ai pas tout compris, mais j'ai entendu à plusieurs reprises le mot « mariage ». Ned semblait inquiet, je crois qu'il avait peur de la réaction de...

Lysara n'écoutait même plus Benjen. Comment avait-elle pu être aussi stupide ? Comment avait-elle pu ne pas comprendre aussitôt ? Quelle autre perspective qu'une alliance aurait pu amener le Seigneur des Terres de l'orage à accompagner Ned à Winterfell ?

La jeune femme enrageait ; Lyanna allait être vendue comme du vulgaire bétail à un étranger. On avait décidé de son avenir sans même la concerter. Cela révolta profondément Lysara, et la jeune femme se promit de tout faire pour aider son amie.

Elle se leva brusquement de sa chaise, déterminée à aller l'en informer le plus vite possible, mais Benjen agrippa puissamment son bras et la força à se rasseoir.

- Lysara, grinça-t-il, tu m'as promis de ne rien faire de stupide.

- Ce n'est pas stupide ! Répliqua la jeune femme avec fougue. Je dois prévenir Lyanna de ce qui l'attend, Ben ! Elle doit savoir...

- Ah, et alors tu vas aller l'interrompre dans sa danse avec Robert Baratheon, au milieu de la Grande Salle, devant tout ce monde, pour la mettre en garde contre un homme qu'elle a l'air d'apprécier et qui semble l'aimer, et qui, par ailleurs, se trouve être le Seigneur des Terres de l'Orage et l'un des hommes les plus puissants des Sept Couronnes ?

Lysara ne lui répondit pas ; elle détestait quand Benjen avait raison. Elle détestait la situation dans laquelle elle se trouvait : savoir qu'une épée se tenait au dessus de la tête de Lya, prête à tomber à tout moment, et ne pas pouvoir l'en avertir. La jeune Nordienne se sentait trahie ; par Ned et Bran qui semblaient s'être faits à cette idée, par Lord Rickard, qui – elle en était sûre – était au courant de cette union et avait dû y consentir, par Ben même, et surtout, par cet étranger qui s'insinuait dans leurs vies.

Robert Baratheon. Alors même qu'elle le trouvait plutôt sympathique seulement quelques instants plus tôt, Lysara abhorrait désormais le jeune homme. Le simple fait de le voir danser avec Lyanna, rire avec elle, poser sa grosse main rustre sur sa taille... c'en était trop pour la jeune fille. Elle quitta rageusement la grande table, sous les regards ébahis de quelques convives, et, pareille à une bourrasque de vent du Nord, sortit en trombe du château.

L'air froid l'apaisa instantanément, la purifia des excès de la fête qui battait son plein dans le château. Loin du brouhaha et de la foule, elle se sentait revivre et ses pensées redevinrent claires. Passant devant les gardes, qu'elle salua, la jeune fille se rendit presque instinctivement dans le Bois Sacré. Ses jambes semblaient être pourvues de leur volonté propre, et elles la menaient vers la quiétude des arbres centenaires ; si la jeune femme n'avait pas pour habitude de prier assidûment les Anciens Dieux, du moins elle trouvait un certain réconfort au contact des fiers et ombrageux barrals. Il lui semblait qu'ils écoutaient ses plaintes, et apaisaient ses peines.

Lysara ne s'arrêta que lorsqu'elle eut atteint le plus grand des barrals du Bois, l'Arbre-cœur. Elle s'agenouilla devant le triste visage aux larmes de sang et posa ses doigts sur l'écorce rugueuse du tronc clair. Les températures étaient glaciales, et elle n'était vêtue que d'une simple robe, pourtant la jeune femme ne frissonnait pas ; une douce chaleur semblait émaner de l'arbre et se diffuser dans tout son corps.

Elle resta longtemps dans le Bois sacré ; combien de temps, elle ne le savait pas, mais suffisamment pour qu'elle finisse par entendre les appels de Ned et Brandon, qui, alertés par Benjen, avaient dû se lancer à sa recherche. Ce fut pour elle comme un réveil brutal après un profond et long sommeil ; elle ne savait plus où elle se trouvait, ni comment elle était arrivée là. Les membres ankylosés et engourdis d'être restée trop longtemps dans le froid, la jeune femme se releva avec peine et, toujours désorientée, erra entre les arbres, incapable de retrouver son chemin. Le Bois sacré n'était pourtant pas bien grand, mais ce soir, il lui semblait étranger. Presque menaçant.

La jeune fille se mit à courir à l'aveuglette entre les troncs massifs ; elle tâtonnait dans le noir, sentait les branches lui fouetter le visage, ses longs cheveux s'emmêler dedans. Soudain, une lumière vive parut devant elle, et avec elle une silhouette imposante. Complètement égarée, comme perdue dans un cauchemar qui semblait ne jamais prendre fin, elle se mit à hurler, jusqu'à ce que la silhouette se précise.

- Chut, chut... Lysara, c'est moi, lui susurra la voix grave de Brandon.

Profondément soulagée, sentant la terreur refluer, la jeune fille sauta au cou du jeune homme et l'enserra fortement. Tous ses griefs à son encontre disparurent lorsqu'il lui rendit son étreinte et se mit à caresser doucement ses cheveux. Brandon, d'ordinaire peu démonstratif, sut rassurer et conforter celle qu'il considérait comme sa deuxième petite sœur.

Après un moment, Lysara se détacha du jeune homme, lequel, la voyant désormais à la lumière de la torche qu'il tenait, se figea.

- Lys... tu, tu... murmura-t-il en pointant du doigt son visage.

Interdite, la jeune fille porta ses doigts à son visage ; lorsqu'ils se posèrent sur ses joues humides, Lysara comprit qu'elle pleurait. Ce n'était pas arrivé depuis plus de dix ans. Lorsque sa mère et la majeure partie de sa maison avaient succombé au Mal des Ardents, la jeune fille se souvenait qu'elle avait pleuré ; lorsqu'on l'avait emmenée à Winterfell après lui avoir annoncé la mort en mer de son père et de son frère, elle avait été inconsolable, et avait passé plusieurs semaines enfermée dans la chambre qu'on lui avait donné, à pleurer et prier pour qu'on lui rende sa vie. Puis, lorsqu'elle avait compris que cela ne servirait à rien, que le mal ne pouvait être réparé, elle avait décidé d'avancer. De cesser de vivre dans un passé révolu. Elle n'avait plus prié – bien qu'elle crût toujours aux Anciens Dieux et passât beaucoup de temps dans le Bois-sacré – ni pleuré depuis lors.

Alors qu'elle chassait d'une main rageuse les larmes importunes qui dévalaient ses joues, Ned arriva à son tour, et, à l'instar de Brandon, demeura interdit. Qu'avait-il pu se passer de si important ce soir pour que Lysara pleure ? S'il ne la connaissait pas aussi bien que ses frères et sœurs, il savait – notamment grâce à leurs missives – de quel bois la jeune fille était faite. Elle n'était pas comme toutes ces filles naïves et délicates qui pleuraient à la vue de sang, d'une araignée, ou à l'entente d'une histoire effrayante.

- Prends ma torche, Ned, finit par dire Bran, puis, s'approchant de la Nordienne : allez viens, on va se mettre au chaud...

Le jeune loup la prit dans ses bras, et tous trois rentrèrent au château.


Lysara était dans son lit et entendait les bruits des pas de Ned et Bran qui s'éloignaient dans le couloir. Ils avaient tenu à l'amener jusqu'à sa chambre et avaient fait quérir Mestre Walys afin d'être sûrs que la jeune fille n'avait rien après son escapade intempestive dans le froid encore féroce des nuits du Nord. Finalement, elle avait bu un remède concocté par le vieil homme et, une fois rassurés, ses presque-frères l'avaient laissée se reposer. Ou du moins le croyaient-ils. Car sitôt le moindre bruit disparu, Lysara sauta sur ses pieds, franchit la porte de sa chambre, et toqua à celle de Lyanna.

Devant l'absence de réponse de la part de son amie, Lysara entra malgré tout, à pas de loup.

- Lya, c'est moi, chuchota la Nordienne. Il faut que je te parle...

Mais encore une fois, aucune réponse ne vint, et tout ce qu'elle vit en entrant dans la chambre ce fut la forme d'une silhouette couchée dans son lit, lui tournant le dos. Lysara pénétra plus avant dans la chambre ; craignant de réveiller Lyanna, elle s'arrêta à mi-chemin. Elle ne savait que faire ; elle devait se libérer du poids de la connaissance, mais en même temps elle rechignait à troubler Lyanna. Alors qu'elle réfléchissait à la voie à suivre, la jeune fille perçu un sanglot étouffé venant de la couche, et comprit alors ; Lyanna était au courant. Lord Rickard avait dû lui annoncer la nouvelle à la fin des festivités, et elle n'avait pas été là pour elle. Elle n'avait pas pu la prévenir, parce qu'elle s'était montrée faible en allant se réfugier dans le Bois-sacré.

- Lyanna... Tu n'es pas obligée de l'épouser ! Argua-t-elle avec véhémence. Tu peux toujours dire non ! Ton Père ne te forcera jamais à épouser un homme que tu...

- Laisse-moi Lysara, souffla son amie, sa sœur.

- Hors de question, répondit la Nordienne d'un ton ferme, avançant à tâtons dans l'obscurité de la chambre.

Quelques secondes plus tard, un bruit sourd retentit, suivi d'un cri de douleur. Immédiatement, Lyanna se redressa dans son lit et alluma une chandelle, pour trouver Lysara les quatre fers en l'air, aux pieds de son lit, se massant douloureusement le genou. La jeune fille ne put que rire devant le spectacle pitoyable de son amie au sol, et celle-ci l'accompagna de bon gré, heureuse de voir un sourire se dessiner sur son visage.

Peu à peu cependant, les rires s'éteignirent, les sourires se ternirent, et seul demeura dans la pièce un profond malaise. Le visage de Lyanna était désormais animé d'une rage silencieuse, lui donnant l'apparence véritable d'une louve. Lysara la rejoignit dans le lit, comme lorsqu'elles étaient enfants, et écouta les doléances de sa compagne.

- Père manigance tout cela depuis des semaines, commença celle-ci avec rancœur, et jamais il ne m'en a parlé. Jamais, pas un mot... Il me dit que Robert m'aime, et que cela fera de moi l'une des femmes les plus puissantes du royaume...

- Comment peut-il t'aimer ? S'insurgea Lysara. Il ne t'a vu qu'aujourd'hui pour la première fois !

- Selon Père, un jour alors que j'avais envoyé une lettre à Ned, Robert a été pris de curiosité et a demandé un Ned s'il n'avait pas une miniature de moi. Il serait tombé amoureux de moi immédiatement et aurait demandé à Ned de lui parler de moi...

- Il n'est pas amoureux, serina l'autre, il n'aime que ta beauté. C'est la seule chose qui l'attire, mais il ne te connaît pas, donc il ne peut pas t'aimer.

- Toujours est-il, poursuivit la jeune Stark, qu'il veut m'épouser depuis et que Père trouve dans ce mariage une alliance opportune.

- C'est ce fourbe de Walys, gronda Lysara en faisant référence au mestre de Winterfell, c'est lui qui influence ton père, qui le pousse à étendre ses intérêts partout où il...

- Il n'y a pas que Walys... Les Sept Couronnes sont au bord de l'implosion, Bran et Ned me l'ont confié ce soir en espérant me convaincre de dire oui. Tywin Lannister et le Roi Fou s'entre-déchirent. La guerre est imminente, et Père veut s'assurer les bonnes alliances : avec Brandon, il s'assure l'amitié du Conflans, avec moi, celle des Terres de l'Orage. Le tour de Ned viendra aussi, peut-être même le tien...

- Jamais.

Lysara avait son air des mauvais jours ; celui qui l'apparentait davantage à un loup qu'à une femme, et qui dissuadait quiconque de l'approcher ou de la provoquer.

- C'est ce que je disais aussi jusqu'à aujourd'hui, fit remarquer Lyanna d'un ton amer. Et c'est ce que j'ai répondu à Père. Je ne compte pas épouser ce... ce rustre du Sud, qui plus est sachant qu'il a déjà une bâtarde dans le Val ; je ne supporterai pas qu'il souille mon nom, ni mon honneur.

- Mais ? Anticipa la jeune Woods, sachant pertinemment qu'il y aurait un « mais ».

- Mais je suis une Stark. La devise de ma maison est « L'hiver vient ». Et qui suis-je si j'abandonne ma famille justement alors qu'arrive l'hiver ? Je sais que je ne peux me soustraire à mon devoir, que je dois accomplir ce qu'on exigera de moi, et pourtant je ne puis m'y résoudre...

Lysara comprenait ; les Starks plaçaient l'honneur et leur famille avant tout, il était dans leur nature de sacrifier tout le reste pour cela. Il était normal que Lyanna se questionne, malgré tout voir son amie écartelée entre le choix de sa vie propre et le choix qui coïncidait avec les intérêts de sa famille mettait la jeune Nordienne au supplice.

- Aussi, continua Lyanna avec fermeté, dès demain matin je me présenterai au Seigneur mon Père et lui dirai que je consens à m'unir à Robert Baratheon.

Lysara ferma les yeux ; elle s'était préparée à cette éventualité. Elle admirait le courage et le sacrifice de celle qu'elle considérait comme sa sœur et souffrait tout autant qu'elle du choix difficile qu'elle avait pris. Car en effet, Lyanna partie, que deviendrait sa vie ? Essaierait-on de la marier elle aussi ? Elle se promit là-dessus de ne jamais y consentir. Lyanna était une Stark, cela faisait d'elle l'un des meilleurs partis des Sept Couronnes ; Lysara, elle, n'était qu'une orpheline sans terres et sans titres, elle n'intéresserait personne. Et c'était très bien ainsi, songea-t-elle.

Néanmoins, elle savait qu'elle ne pourrait pas vivre sans avoir son amie de toujours à ses côtés. Les jeunes filles, depuis leurs cinq ans, ne s'étaient jamais quittées un seul jour, et Lysara osait à peine imaginer devoir lui dire adieu un jour. Partout où Lyanna irait, elle irait aussi ; et le jour où elle mourrait, elle mourrait aussi, se promit-elle.

- Lord Baratheon n'a pas l'air d'être un mauvais bougre, consentit-elle à dire, dans l'espoir d'alléger le fardeau de son amie.

- C'est un homme plaisant, répondit Lyanna d'un ton morne. Il a tout ce dont une jeune femme noble peut rêver ; un titre, des terres, un physique avantageux...

- Mais tu ne l'aimes pas...

- Pas encore, rectifia-t-elle. Cela viendra, je présume.

- Et si cela ne vient pas, argua Lysara avec un sourire mutin, tu n'auras qu'à prendre des amants.

Lyanna sourit à cette suggestion, et l'espace d'un instant, sembla retrouver l'insouciance de l'enfance trop vite terminée.

- J'en prendrai des dizaines ! Que dis-je des dizaines, des centaines au moins !

- Et je serai ta dame de compagnie, affirma Lysara.

- Tu n'as jamais réussi à dompter ta propre chevelure, tu ne sais pas enfiler une robe sans mon aide, tu détestes les manières des grandes Dames, pouffa Lyanna, avant de faire remarquer : tu ferais une dame de compagnie pitoyable...

- Mais je n'aurais pas besoin de l'être vraiment, précisa la jeune Woods d'un ton impatient. Officiellement, je serais ta dame de compagnie, après, personne ne viendra vérifier si j'en suis capable. Et puis, tu auras sûrement... ah, comment appelle-t-on cela déjà ?

- Des caméristes ?

- Exactement !

Exaltées, les jeunes filles se regardèrent avec une joie inespérée. Rien ne les séparerait jamais. Elles se l'étaient juré, des années plutôt, et les promesses étaient sacrées dans le Nord. Encore plus chez les Starks.


- Eh bien, heureusement qu'on a devancé Septa Mordane...

Lysara émergea brutalement du sommeil ; il faisait déjà jour et la lumière était si intense qu'elle dut se pelotonner sous les couvertures pendant plusieurs minutes. Lorsque ses yeux se furent accoutumés, elle se redressa et vit Brandon, debout au milieu de la pièce, un sourire narquois aux lèvres. Ned était là lui aussi, accompagné de Benjen, mais tous deux se tenaient en retrait. Ils semblaient craindre l'attitude de Lyanna.

- Bran, grogna celle-ci, tu es toujours si délicat...

- Tu serais heureuse de mon indélicatesse si tu savais que j'avais devancé ta septa de malheur. Je ne sais pas ce qu'elle aurait dit en vous trouvant toutes les deux dans le même lit, ajouta-t-il d'un ton faussement badin.

Lysara se leva d'un bond, désormais parfaitement alerte ; elle se souvenait avoir discuté longuement avec son amie, puis elle avait dû s'endormir et passer la nuit dans le même lit. Elles n'avaient pas dormi ensemble depuis des années, et les trois garçons leur avaient évité de passer un sale quart d'heure. Depuis que toutes les deux avaient fleuri, tout était plus compliqué pour les jeunes filles et elles n'étaient plus autorisées à se conduire en enfants. Si la situation était parfaitement innocente, certaines mauvaises langues auraient pu répandre de fâcheuses rumeurs.

Brandon s'esclaffa devant l'air anxieux de ses cadettes. Lysara tenta de le faire taire en lui assénant un coup de coude dans l'abdomen, mais il l'anticipa.

- Il va falloir faire mieux que ça, moustique, si tu veux me faire taire, dit-il avec une pointe de bravade dans la voix.

Il n'en fallait pas plus pour provoquer Lyanna et Lysara, lesquelles adoraient les défis. Sans plus attendre, elles se jetèrent sur le jeune homme, et, sous le coup de la surprise, parvinrent à le faire tomber. Ainsi renversé sur le dos, elle furent en mesure de le martyriser à leur gré ; mais c'était sans compter sur Benjen et Eddard, qui bientôt se joignirent à la partie.

Alliées avec Benjen, qui les secondait dans toutes les bêtises qu'elles faisaient toujours à Winterfell, les jeunes filles finirent par gagner et, de bonne humeur, Brandon finit par demander grâce.

- Mesdames, vous m'avez vaincu... Je suis votre humble serviteur, susurra-t-il d'une voix ampoulée.

- Oh, preux chevalier, répondit sa sœur d'une voix fausse et suave, relevez-vous donc !

Pouffant, Lysara remarqua que c'était une des âneries qu'Alysanne, la fille de l'intendant de Winterfell, aurait bien pu dire. La jeune fille ne rêvait que de preux chevaliers en armure et n'aspirait qu'à être la demoiselle de leurs pensées. Lysara, elle, souhaitait être le chevalier.

- Par les Anciens Dieux, mes enfants, s'exclama Lord Rickard, qui venait d'apparaître, comme sorti de nulle part. Pourquoi faut-il toujours que je vous découvre dans des situations qui ne siéent ni à votre rang, ni à votre âge ?

Il avait une mine épouvantable ; ses cernes étaient violacés, son visage creusé, il semblait n'avoir pas fermé l'œil de la nuit. Le Seigneur de Winterfell paraissait avoir vieilli de dix ans en l'espace de seulement quelques heures, et Lysara aurait juré que sa barbe était moins blanche la veille encore. Elle savait que cela était dû au refus catégorique que Lyanna avait opposé à son projet de la marier à Robert Baratheon, mais jamais elle n'aurait pu penser que cette alliance était si primordiale à ses yeux.

Sitôt qu'elle le vit, Lyanna se redressa, l'air coupable, se sentant manifestement responsable du piètre état de son père.

- Père, commença-t-elle, concernant le mariage...

- Je croyais que la question était résolue ? Répondit Lord Stark d'un ton las. Je ne souhaite pas me battre plus avec toi Lyanna, donc...

- J'accepte Père.

Tous les regards convergèrent vers elle. Exceptée Lysara, qui était au courant, ils étaient tous bouche-bée ; la jeune fille avait dû leur faire une sacrée scène la veille pour qu'ils soient aussi choqués d'apprendre qu'elle avait changé d'avis.

- Je... Lord Baratheon est un homme bon et c'est une alliance plus que convenable pour une jeune fille telle que moi. Je sais que vous ne voulez que le meilleur pour moi, alors faites lui part de mon assentiment.

Elle avait dit cela d'une traite, comme si elle avait peur de ne pas en avoir la force, de se savoir prête à revenir sur sa décision. Une boule se forma dans la gorge de Lysara ; son amie n'était pas heureuse, et ce n'était sûrement pas Robert Baratheon qui allait la rendre heureuse. Elle le sentait.

Lord Rickard demeura impassible, comme s'il n'avait pas entendu ce que venait de lui dire sa fille, puis, lentement, s'approcha d'elle et la prit dans ses bras. Il n'était pas un homme très expressif, et ne manifestait ses émotions qu'en de rares occasions, aussi le voir ainsi montrer sa tendresse bouleversa Lysara. Et Lyanna aussi, à en juger par les larmes qu'elle pouvait voir perler au coin de ses yeux. Celle-ci comprit à travers l'étreinte de son père qu'elle avait pris la bonne décision ; elle faisait passer sa famille avant tout, l'honneur des siens avant ses sentiments et ses désirs propres. Elle était bel et bien une Stark de Winterfell.

- Je suis fier de toi Lyanna, finit par lui murmurer Lord Rickard en se détachant d'elle. Tu as pris la bonne décision, tu as su te montrer brave et avisée. Je suis certain que tu deviendras une grande Lady.

Le sourire aux lèvres, il sortit précipitamment de la chambre de sa fille pour aller annoncer la nouvelle à Robert, laissant ses enfants seuls.

- Lya, s'exclama immédiatement Brandon, serais-tu devenue raisonnable ? Je n'ose le croire...

- La ferme Bran, répondit Ned aux railleries de leur aîné.

Il semblait confus et particulièrement mal à l'aise. Quelque chose lui pesait sur le cœur, et le garçon avait besoin de s'en délester.

- Lyanna, je ne veux pas que tu sois malheureuse...

- Je ne le suis pas, le coupa-t-elle, déterminée. Je n'aime pas encore Robert, mais j'apprendrai à le connaître, à le chérir. Je sais qu'il est un homme respectueux et fondamentalement bon.

Elle hésita un instant, avant de reprendre :

- Je suppose que c'est plus que je ne pouvais en espérer. Après tout, c'était ce que tout le monde attendait de moi, donc...

Elle ne termina pas sa phrase. Lyanna prenait toute la mesure de sa décision, et de ce que cela impliquait pour elle. Elle allait quitter le Nord, sa famille, pour les Terres de l'Orage, dont elle ne connaissait rien. Elle allait devenir la femme de Robert Baratheon, devrait lui donner des enfants...

Prise de vertige, elle dût s'asseoir sur le lit, et ses frères, ainsi que Lysara, vinrent l'entourer.

- C'est étrange comme tout peut changer en un instant, murmura-t-elle d'une voix mélancolique.

- Rien n'est encore fait, la rassura Brandon. Tu ne vas pas quitter Winterfell dans l'heure pour Accalmie, Robert et toi n'êtes pour l'instant que fiancés... tu vas t'habituer Lyanna.

- J'espère que tu as raison, répondit sa cadette d'un ton circonspect.

- Bien sûr que j'ai raison, répondit-il d'un ton volontairement prétentieux.

- Et puis nous viendrons souvent te rendre visite ! S'exclama Ben avec sa candeur et son innocence habituelles.

- Tu ne seras pas seule quoi qu'il en soit, ajouta Lysara d'un ton très sérieux. Je viendrai avec toi, comme dame de compagnie, camériste, ou tout ce que tu voudras. Hors de question de te laisser quitter le Nord seule...

Désormais tous allongés pêle-mêle sur le lit de la jeune Stark, les adolescents prenaient conscience des obstacles qui se profilaient devant eux. Ils avaient tous quitté l'âge béni de l'enfance, et devaient à présent faire face à la dureté de la vie, à leurs responsabilités. Et ils ne se sentaient pas du tout préparés à cela.

- Je ne suis pas prête, murmura Lyanna. Me marier, enfanter, c'est trop tôt pour moi...

- Ne m'en parle pas, bougonna Brandon, qui depuis plusieurs mois était fiancé à Catelyn Tully, fille d'Hoster Tully.

- Espèce de gros bébé, fit remarquer Lysara, je te signale que tu as dix-neuf ans. Quatre de plus que Lya.

- Et alors ? Tu te moqueras moins lorsque tu seras fiancée à ton tour, fit remarquer le garçon, narquois.

- Je ne me fiancerai pas, martela-t-elle, détachant bien chaque syllabe.

Sachant qu'il était inutile d'argumenter à ce propos, les jeunes gens se turent et savourèrent le simple bonheur de se trouver ensemble, un bonheur d'autant plus intense qu'ils savaient qu'il ne durerait pas. Lyanna partirait bientôt pour les Terres de l'Orage, Lysara avec elle, et puis Eddard et Benjen finiraient bien par se marier à leur tour. Brandon demeurerait à Winterfell, en sa qualité d'aîné et donc d'héritier, mais les autres se disperseraient dans le Royaume.

Lysara avait l'impression que tout lui échappait, que son monde, ce monde qu'elle avait déjà reconstruit une première fois, volait à nouveau en éclat. Elle avait le sentiment de n'avoir pas suffisamment profité de la quiétude de l'enfance, des heureux jours qu'elle avait passés à Winterfell en compagnie des Stark, de sa famille. Cette paix, ce confort, tout cela venait d'être détruit par Robert Baratheon d'Accalmie, Seigneur des Terres de l'Orage, qui était entré dans leurs vies sans crier gare.

Alors, justement, que la jeune fille songeait au colosse du Sud, des coups puissants ébranlèrent la porte. Ce ne pouvait être que lui, songea Lysara, avec une amertume particulière à l'encontre du jeune homme. Lui qui bouleversait sa vie comme l'aurait fait une tempête impitoyable ; il n'était décidément pas le Seigneur des Terres de l'orage pour rien.

Sa supposition se vérifia lorsque la porte s'entrouvrit et qu'il passa timidement sa tête dans l'embrasure.

- Lady Lyanna, veuillez me pardonner cette intrusion, mais... enfin, le seigneur votre père...

- Laissez-moi quelques instants monseigneur, répondit celle-ci d'un ton amène, que je me vêtisse convenablement, et ensuite nous parlerons.

Il s'inclina et s'effaça humblement, refermant avec plus de délicatesse que Lysara en attendait de sa part la porte. Brandon, Eddard et Benjen le suivirent sans tarder, et la jeune fille de même, laissant Lyanna se préparer. Passant en coup de vent – le vent glacial du Nord – devant Robert Baratheon, ne daignant même pas lui accorder un regard, elle se précipita dans sa propre chambre, où sitôt seule, elle se laissa choir sur le sol de pierres.


Lysara se retrouvait à nouveau enfermée dans la petite pièce sombre dédiée à la broderie. Septa Mordane n'était pas là, mais pour le plus grand déplaisir de la Nordienne, elle avait tenu à ce que cette dinde d'Alysanne se joigne aux jeunes filles. Elle devait, selon les dires de la septa, seconder Lyanna dans la confection de son trousseau, qu'il lui fallait terminer au plus vite, mais Lysara la soupçonnait d'être surtout là pour les surveiller et les espionner.

Alors qu'elle s'échinait inlassablement à planter son aiguille dans la pièce de tissu qu'elle avait sur ses genoux, la jeune fille pouvait entendre les cris de Benjen qui s'entraînait à l'épée avec Rodrik. Brandon et Eddard, eux, étaient partis chasser dans le Bois-aux-loups, en compagnie de Robert Baratheon, Martyn Cassel, et Ethan Glover. Comme elle aurait aimé pouvoir les rejoindre ; descendre à la volée les marches de la tour, sentir le vent froid agiter ses cheveux, chevaucher Murmure, sentir l'odeur si particulière de la résine et des feuilles, et de l'humus. Mais elle ne pouvait rien faire de tout cela ; elle devait broder, et écouter Alysanne débiter des âneries.

- Quelle chance tu as d'épouser Lord Baratheon ! S'extasiait pour la énième fois la jeune fille, les yeux remplis d'étoiles et la tête de chansons. Il est si grand et fort ! Et quelle prestance... Oh je suis sûre qu'il va être splendide au Tournoi d'Harrenhal ! Ce serait parfait, pour l'annonce de vos fiancailles ! Oh quelle chance vous avez d'assister à ce Tournoi ! Mon père refuse que je...

Lysara leva les yeux au ciel et se désintéressa de la conversation ; enfin, si l'on pouvait appeler conversation le flot continu de paroles ineptes qui sortaient de la bouche de la jeune femme, laquelle se souciait d'ailleurs peu qu'on lui répondît.

Alysanne était à peu près du même âge que Ned, pourtant elle gardait un air juvénile et naïf, et, aux yeux de Lysara, elle n'avait même pas la moitié de l'intelligence que les dieux confèrent au navet. Rêveuse et idiote, voilà les deux qualificatifs qui lui convenaient le mieux, pensait-elle, et jamais aucun de ses actes n'avaient contredit cette assertion.

- N'es-tu pas d'accord Lysara ? Fit l'erreur de demander l'oie blanche.

- Plaît-il ? Répliqua celle-ci d'un ton acerbe, tandis que Lyanna peinait à dissimuler le sourire qui naissait sur ses lèvres.

- Ne penses-tu pas que Lyanna a beaucoup de chance d'épouser Lord Baratheon ? Reprit Alysanne innocemment.

Lysara se contenta de la regarder d'un air mauvais ; cette cruche attendait-elle réellement une réponse de sa part ? N'avait-elle pas encore compris qui elle était ?

- Non, répondit-elle finalement, souhaitant couper court à toute conversation.

- Enfin ! S'indigna pourtant l'autre niaise : Lord Baratheon est un excellent parti, un homme honorable, capable de protéger...

- Je n'ai pas besoin d'un homme pour me protéger. Jamais.

- Peut-être, mais quand tu te marieras...

- Je ne me marierai pas.

Alysanne ouvrit de grands yeux, et sa bouche déjà entrouverte resta béante, ne la faisant sembler que plus sotte. Elle n'était pas laide pourtant, avec ses grands yeux noisettes et ses cheveux châtains, mais il lui suffisait d'ouvrir la bouche pour perdre tout attrait – ou du moins le pensait Lysara.

- Tu ne veux-pas te marier ? Murmura-t-elle, manifestement confuse.

- Absolument pas. Dépendre d'un homme toute ma vie, non merci !

- Mais alors... mais alors tu vas faire vœu de chasteté et rejoindre les sœurs du silence ?

Ce qu'elle pouvait être niaise. Lyanna avait maintenant le plus grand mal à se retenir d'éclater de rire, et son teint avait pris une teinte soutenue, la faisant paraître au bord de l'asphyxie. Apparemment, l'opposition radicale des jeunes filles sur le sujet l'amusait beaucoup et Lysara ne pouvait guère lui donner tort. Leurs divergences étaient telles que c'en devenait cocasse.

- Peut-être deviendrai-je sœur du silence, oui, admit-t-elle d'une voix faussement suave. Peut-être putain dans un bordel de Braavos, qui sait, ajouta-t-elle, se délectant à l'avance du choc qui déforma les jolis traits d'Alysanne.