Disclaimer: Après tout, toutes les versions et adaptations de la légende arthurienne qu'on connaisse, depuis Geoffroy de Monmouth à Alexandre Astier en passant par Chrétien de Troyes et Walt Disney, sont en quelque sorte une fanfic de toutes les précédentes. Les auteurs qui s'inscrivent dans cette tradition ne font que reprendre, approfondir, nier, ajouter, oublier, réécrire ou inventer des épisodes et des personnages sur une trame qui traverse les millénaires. En cette optique, je n'ai d'autre prétention que de m'inscrire humblement dans ce fleuve littéraire en y ajoutant ma goutte d'eau, inspirée par le foisonnement anachronique de la plume d'Astier, sans y adhérer le moins du monde pour ce qui est du ton ou du propos. Voici Caeeli!
Une brume froide enveloppe Camelot. Mon feu est faible. Je pourrais appeler un domestique, mais je reste perdue dans mes pensées. J'ai les doigts bleus, cela me fait sourire; si jamais je suis l'objet d'une légende ou un lai, il sera faux de dire que j'ai les cheveux d'or, le teint d'albâtre ou la taille élancée, mais on pourra chanter mes doigts, qui n'auront jamais été blancs depuis le jour où j'ai compris d'où viendrait la lumière pour les humains.
Je n'irai pas à la bibliothèque aujourd'hui, je n'ai pas le courage de me déplacer par ce temps mortifiant. Je me déteste, en ces jours où je laisse les plus faibles désagréments me contrarier. Je rêve de Saint-Antoine, des ermites, de leurs privations, quand méprisant toutes les facilités du corps et de l'esprit, appelant le silence, la solitude, la souffrance physique, ils connaissent l'infinie douceur de s'écarter de l'homme et de toucher à Dieu dans toute sa lumière. Les banquets, où l'on fait bombance, on crie, on tournoie, on s'enivre, on s'adonne à la luxure, on rit du rire de l'animal, me sont insupportables, et je remercie Dieu chaque jour de mon dégoût des plaisirs de ce monde, dégoût que j'attise de mon mieux, et de l'amour que j'ai pour l'étude des grands esprits, de mon aspiration à élever les âmes par les lumières de la connaissance; mais surtout, je rends grâce aux cieux de m'avoir permis de connaître et d'embrasser la grande religion chrétienne alors que j'entrais à la cour du roi Arthur. Je n'en suis que plus déçue de moi-même lorsque je constate être encore loin de m'être affranchie de la tyrannie des sens, et que le froid qui m'engourdit la chair plombe aussi ma volonté. Je soupire. Lancelot.
La matinée est déjà avancée. Je tourne avec précaution les chevilles de ma harpe, qui souffre beaucoup de l'humidité. Je me demande si, comme mon maître le Père Blaise le prétend, la musique n'est bonne qu'à divertir l'imbécile, que, fille du démon, elle invite au péché, ou si, au contraire, elle élève l'esprit en opérant une réelle communion entre les âmes, comme le font la poésie et… l'amour?... Oui, là est la question, le divin ou l'humain?
De la chambre à côté, d'où j'entends des voix depuis un moment, me parviennent maintenant des soupirs et des gémissements de plus en plus saccadés.
Dulcis amor
Cuius clamor
Resonat per ethera
Lancelot. Mon Lancelot. Comme je souffre, mon cœur, mon ange, de voir les autres s'aimer, croire s'aimer, s'entre déchirer, se vautrer dans leur basse humanité en gémissant d'aise ! Ne voient-ils pas l'évidence de la finitude, de l'abjection des plaisirs de leur condition, peuvent-ils seulement l'accepter, ne pas aspirer ?
Cuius cantus
Mihi planctus
Depenetrat viscera
Au-delà des apparences, des illusions que se donnent les amants mais qui ne durent jamais beaucoup plus qu'un printemps, l'amour n'est-il pas une source intarissable de souffrance ? Il me semble que d'aimer un être de près, concrètement, autant que je le ferais, ce serait la plus cruelle confrontation qui soit avec l'imperfection humaine. Mettre le plus pur, le plus céleste sentiment à la merci des plates réalités terrestres, quel blasphème… Non, l'amour terrestre, même réciproque, même chaste, même aussi parfait qu'il puisse être, ne mènera jamais à mieux qu'à tous les tourments de l'univers.
Quercus cesa
Fides lesa
Prope sunt similia
Quae truncata
Et plantata
Non emittit folia.
Lancelot ma lumière, Lancelot mon soleil. J'ai le cœur pur et naïf d'une vierge qu'on n'a jamais trahie, et pourtant, je hais déjà les hommes et leur inconstance. Je l'aime trop profondément pour en aimer jamais un autre, je serai vidée, desséchée, d'avoir trop aimé. La fleur vit une fois, et jamais ne renaît.
J'essaie de me représenter ses traits. Peine perdue, si je peux me souvenir de chacune de ses paroles, de chacun de ses gestes, des reflets de son armure, des plis de son manteau, son visage m'est toujours voilé en son absence.
Le ré est faux, la cheville est coincée. La pluie crépite comme une branche de sapin dans l'âtre. Les amants se sont épuisés. Je m'acharne sur la clef, au risque de faire fendre le bois. Je voudrais Lancelot près de moi, il la ferait facilement céder. Seulement, il ne m'a jamais même regardée.
