Romi Desrosiers et le Chemin de Traverse
― Je te déteste !
Le visage ruisselant de larmes, Romi fusillait sa mère du regard, dont le silence buté et vraisemblablement choqué était amèrement proche d'un non ferme et définitif. La fillette observait l'adulte, ne la lâchait pas des yeux, la fixait sans ciller, déterminée. La mère, elle, semblait encore essayer de comprendre à quel moment elles en étaient venues à se disputer. Toutes deux dégageaient une telle quantité d'énergie magique que cela fit voler en éclats plusieurs vases coûteux disposés avec art dans le salon richement décoré. Un petit geste de la main, plein de désinvolture, suffisait néanmoins pour réparer les dégâts, comme s'ils ne s'étaient jamais produits.
― Je. Te. Déteste, répéta la fillette qui, en serrant les poings, fit exploser cette fois une lampe en cristal qui se reconstitua dans la seconde.
L'oreille contre la porte du salon privé, l'homme – et accessoirement le mari – se félicita d'être parfaitement normal, après qu'il eût suivi toute la conversation et donc entendu le bruit des explosions. Il ne comprenait pas le laxisme dont Natalia faisait preuve face à sa peste de fille, cédant à chacun de ses caprices dès qu'elle piquait un début de colère.
Et surtout, quelle idée de la laisser développer ses dons – ou ses tares, selon lui – à volonté sans jamais essayer de la canaliser un peu ? Le don de télékinésie, du moins ce qu'il pensait être la cause de la différence de la gamine, était certes puissant et captivant mais était surtout perçu comme quelque chose de surnaturel lié à la magie noire, si tant est qu'une telle magie existât.
Surtout dans la bourgade rurale de Red Cedars où ils habitaient, si l'on venait à savoir que la belle-fille de Peter Desrosiers faisait partie de ces diseuses de bonne aventure, sa réputation de chef reconnu dans la région serait finie. Il était riche et célèbre, alors il était hors de question qu'une morveuse d'une dizaine d'année ne vienne à bout de lui sans la moindre difficulté.
― C'étaient mes seuls amis, reprit la voix de Romi, un peu calmée mais dans laquelle l'indignation se décelait sans mal. Les seuls dans toute l'école qui ne prenaient pas la fuite devant moi ! Et toi, tu les chasses comme des insectes !
― Les fréquenter devenait malsain pour toi, tenta d'argumenter Natalia. Si tu perdais le maigre contrôle de tes pouvoirs, tu risquerais de les tuer. Et de te tuer toi-même également !
― Eh bien, en attendant que je contrôle mes pouvoirs, apprends à ton mari à contrôler sa curiosité. Tu m'as toujours expliqué que l'éducation et les principes avaient leur importance alors je ne vois pas pourquoi il y aurait des différences de traitement.
Sa manière de s'exprimer, déjà posée et sans hésitation, ne manquait jamais de surprendre son entourage. À ceux qui croyaient s'adresser à une gamine niaise qui ne savait que gazouiller bêtement, Romi prenait un malin plaisir à leur citer des passages entiers de ses lectures favorites – Les Contes de Beedle le Barde ou plus récemment, Vie et habitat des Animaux Fantastiques.
Le cœur de Peter ne manqua pas de s'emballer lorsque la porte du salon s'ouvrit, manquant ainsi de le faire tomber à la renverse sur l'épais tapis qui recouvrait le parquet en acajou. Devant lui, Natalia soupira, lasse :
― Je t'ai pourtant dit que je n'aime pas quand tu nous espionnes. Oubliettes.
Le regard de l'homme se fit alors rêveur et candide alors qu'il déclarait :
― Une nouvelle idée de gâteau me vient en tête... et si j'allais l'essayer ? Oh, comme ils sont mignons ces hiboux !
― Épouser un Moldu, non mais quelle idée, commenta Romi dans le dos de sa mère alors que Peter s'en allait dans le couloir en sautillant comme un enfant de dix ans.
Natalia referma la porte du petit salon, soupira et se tourna versa fille. Sa fille dont les yeux verts pourraient foudroyer n'importe qui passait par là.
― Je me passerais de tes commentaires.
― Tu m'envoies dans une école pour Moldus, tu m'interdis de les fréquenter mais en tu en épouses un toi-même ? Cette situation est d'une subtilité qui m'échappe.
― Je suis une adulte, Romi. Que le veuilles ou non, je fais ce qu'il me semble bon.
Elles n'eurent pas le loisir de continuer à se chamailler qu'un hibou vint faire claquer son bec contre l'une des fenêtres. Natalia soupira et sans prendre la peine de se lever, permit au volatile d'entrer dans la pièce pour délivrer son courrier avant de repartir aussitôt à tire-d'aile. Elle tria alors son courrier puis tendit une enveloppe plus épaisse à sa fille.
― Poudlard, dit-elle simplement. Ta lettre d'admission. Mais étant née dans une famille de Sang-Purs, j'imagine que je n'ai pas à te féliciter.
― Être comparée à un cheval de course, le rêve de ma vie.
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Le visage obstinément tourné sur le côté, Romi mourait littéralement de chaud en cette fin de mois d'Août. D'un geste paresseux, elle tendit la main pour augmenter encore la puissance de la climatisation avant de grogner en constatant qu'elle ne pouvait pas rafraîchir davantage l'habitacle de la voiture. Elle fronça les sourcils et aussitôt, de l'air plus froid se mit à circuler dans la voiture. Peter grimaça.
― Je ne suis pas convaincu du bien-fondé de te laisser partir dans cette école, Romi. Je veux dire, tu as probablement un don de télékinésie, d'accord. Mais de là à t'inscrire dans une école de télékinésie ? Tu vas passer le plus clair de ton temps à plier des petites cuillères alors que tu serais bien mieux ici, où tu apprendrais l'histoire et les mathématiques.
Romi ne répondit pas, se contentant de s'esclaffer sarcastiquement.
Elle avait compris, il y a de cela quelques années, qu'il la craignait depuis le jour où ses pouvoirs s'étaient manifestés. Lui-même étant dépourvu de la moindre goutte de sang magique, il avait interrogé sa nouvelle épouse sur la particularité de la fillette, persuadé qu'elle était simplement née avec un don – rare – de manipuler les choses par la pensée. Natalia n'avait jamais rien révélé ni sur sa fille, ni sur elle à Peter. Moins son mari en savait, mieux c'était et sans doute cela ne s'appliquait pas qu'à leur statut un peu particulier.
― Je pense tout de même que tu ne devrais pas aller là-bas, s'entêta-t-il, les yeux rivés sur la route. Tu vas gâcher un temps précieux à apprendre à faire bouger des objets par la pensée et après ? Tu vas te retrouver à la rue, à essayer de distraire les passants ?
― A vrai dire, en sept ans d'études, j'aurai certainement l'occasion de faire plus que déplacer des objets.
Encore une fois, Peter ne trouva rien à répondre. Il se rembrunit et se résolut à supporter la température maintenant froide de la voiture, qui semblait convenir à la fillette. Rapidement, la campagne céda sa place à la ville et les passants sur les trottoirs devinrent des hommes et des femmes d'affaires marchant droit devant eux à vive allure. Plus l'heure tournait, plus Peter tentait de perdre du temps en circulant dans la ville où bon lui semblait, certain qu'il ferait oublier à Romi l'endroit où il était supposé la déposer – devant un bar miteux d'un quartier relativement mal famé de Londres.
― J'ai l'impression que me laisser devant le Chaudron Baveur te demande trop d'efforts, lâcha-t-elle d'une voix blanche. Et si tu me laissais ici avec mes valises pour que je me débrouille seule ?
― Tout bien réfléchi, je pense que je préfère t'accompagner. Qui sait ce qui peut arriver à une fillette dans un tel endroit, grommela Peter.
Romi s'était contentée de hausser les épaules, désinvolte, tandis que l'enseigne du Chaudron Baveur se dessinait devant eux, sur le côté gauche de la rue déserte. Peter se gara devant l'établissement miteux, sortit de la voiture pour aller chercher l'énorme valise dans le coffre, tout en surveillant régulièrement qu'aucune personne d'apparence louche ne s'approche du véhicule flambant neuf. Peter insista pour accompagner la fillette dans le bar, et en observant les clients, il se dit qu'il avait raison. Il n'y avait presque que des hommes, vêtus de longues capes qui traînaient sur le plancher poussiéreux, qui buvaient à grandes gorgées des chopes remplies d'un liquide ambré et mousseux. Et si des femmes étaient présentes, elles étaient vêtues de robes longues et de chapeaux comme à la mode du siècle dernier. Pourtant, Peter était certain de ne pas avoir vu d'enseigne indiquant qu'il s'agissait d'un bar à thèmes.
― Je crois, Romi, que nous allons faire demi-tour, déclara Peter après une grimace de dégoût. Il est hors de question que je te laisse seule ici pour te rendre dans cette école de... je ne sais même pas quoi, d'ailleurs.
― Romea Black ?
Romi tressaillit. Bien que ce fût son nom de baptême, il n'était employé que rarement.
La voix qui avait parlé était bourrue, rauque et surtout, appartenait à un homme dont l'envergure atteignait facilement celle d'un albatros. Dissimulé dans la pénombre, on ne saurait dire s'il était assis ou debout et portait une barbe longue et hirsute, comme ses cheveux. Peter tressaillit mais l'intéressée semblait captivée par le personnage.
― Mon nom est Hagrid, je suis chargé de t'accompagner sur le Chemin de Traverse pour que tu y fasses tes achats pour la rentrée. Merci à vous de l'avoir accompagnée jusque ici.
― Vous insinuez que je ne peux pas l'accompagner moi-même ? s'insurgea Peter. Et ne vous en déplaise, ma fille s'appelle Romi Desrosiers. Je suis son beau-père, elle porte mon nom.
― Si vous êtes un Moldu, c'est déjà surprenant que vous n'ayez pas encore été mis à la porte, rétorqua Hagrid sans s'émouvoir d'avoir été repris. Et inutile de vous inquiéter pour votre voiture, les gens du coin préfèrent les balais.
Puis d'un signe de la main, le géant invita Romi à le suivre à travers le bar, ce qu'elle fit sans hésiter ni se retourner vers Peter. Elle paraissait confiante et si elle était sûre d'elle alors peut-être valait-il mieux la laisser décider, finit-il par se dire, sans pour autant savoir s'il la reverrait un jour. Arrivés dans le local des poubelles, Hagrid dégaina un parapluie rose, effleura certaines briques dans le mur... qui s'animèrent et s'écartèrent pour former un passage. Romi découvrit alors un nouveau monde, une sorte d'univers parallèle grouillant de monde, émerveillée.
― Le Chemin de Traverse, annonça Hagrid. Ici tu pourras acheter tes robes, tes grimoires, tes parchemins... et le plus important, tu vas pouvoir te procurer une baguette ! Ollivanders est sans l'ombre d'un doute le meilleur artisan de la région, va donc le voir après être allée à la banque. Tu auras besoin d'or pour tes emplettes.
Il disparut mystérieusement après qu'ils se soient rendus ensemble à Gringotts et Romi comprit alors qu'elle devrait se débrouiller seule pour trouver ses fournitures. Aussi décida-t-elle de se rendre chez cet Ollivanders. Sa boutique était tout près du passage derrière le Chaudron Baveur et semblait déserte, si bien que la fillette s'apprêtait à s'en aller quand elle entendit un bruit derrière elle. Un homme âgé, aux cheveux gris en pétard et au visage bienveillant, apparut, perché sur une échelle. Après plusieurs tentatives, il tendit à Romi une baguette d'un noir luisant.
― Vingt-huit centimètres, plutôt souple, bois d'ébène, crin de centaure et, fait assez rare, une écaille de sirène, murmura-t-il, concentré. Voilà qui devrait vous permettre de réaliser de petits exploits, Miss Black. Bienvenue dans le monde des sorciers.
Ce même monde dans lequel, elle l'ignorait encore, Harry Potter ferait son entrée deux ans plus tard.
