So long, and good night !

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PARTIE 1

Ça y est, les vacances de printemps sont terminées. Demain c'est la rentrée, et c'est connu, on n'a vu ça dans tous les films : les veilles de rentrée, les étudiants se couchent tôt. De mauvaise grâce, et ils n'arrivent pas à s'endormir, mais tôt quand même. Pour le principe. Ce n'est pas mon cas. Il est plus de trois heures du matin mais pour moi, la nuit ne sera pas courte. Je n'ai pas besoin de me coucher tôt, ni de me coucher tout court. A trois heures du matin, la plupart des gens dorment, mais pas moi.

Je ne dors jamais.

Je suis un micro-dormeur. C'est une maladie rare qui fait que mon corps n'a pas besoin de beaucoup de sommeil ; deux ou trois heures, pas plus. Pour moi, les nuits sont longues, les journées encore plus. Vous, votre journée, elle doit faire seize ou dix-sept heures. Moi, elle en fait vingt-deux, parfois vingt-quatre. Remarquez, ''comme ça j'ai le temps'', mais non. Je n'ai pas LE temps, j'ai trop de temps. Je ne sais plus comment le tuer. J'ai essayé de le noyer avec la natation, de le poignarder avec la cuisine, de le fourvoyer avec la méditation, de l'abattre à la boxe, et même de l'affronter en ne faisant rien. Rien ne marche, je reste éveillé. Huit heures de nuit noire et de silence absolu.

Y'a de quoi déprimer.

Je m'endors vite et me réveille deux heures plus tard. Il est cinq heures du matin. J'ai le temps de finir mes devoirs, de me préparer tranquillement et de ranger ma chambre avant de partir à l'école. J'avoue que ne pas être pressé le matin est un des rares avantages de ma pathologie. Et aussi de ne pas être réveillé par la sonnerie stridente d'un réveil. La plupart de mes amis me disent que j'ai la chance de ne pas connaître la torture quotidienne du réveil forcé. Et eux ils ont la chance de ne pas connaître les nuits interminables. Chacun son truc. Bien sûr, ils essaient d'être gentils, mais je suis le genre de personnes auxquelles on ne fait jamais vraiment attention. Je prends un café dans la cuisine avec ma mère et pars avec mon père pour l'école. Il me dépose en voiture à l'arrêt de bus pour Middle Park et file chez son fournisseur. Je suis toujours le premier arrivé, mais ça vaut mieux que marcher. Je mets mes écouteurs et me laisse tomber sur le banc. Encore une sale journée qui s'annonce.

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_Ben qu'est-ce que tu fais là ? Me demande-t-on. Je cesse de fixer mes pieds pour relever la tête et croiser le regard de Craig Tucker. Appuyé sur une hanche, il me regarde, un sourire malicieux aux lèvres.

_Oh rien, je... ngh... profitais du soleil pour déjeuner dehors

Craig hoche la tête et s'assoit à côté de moi. Craig est quelqu'un de très indépendant, pour ne pas dire nonchalant, mais il semble bien m'aimer, sans que je ne sache vraiment pourquoi. Un jour, au collège, il s'est assis à côté de moi au cours d'Histoire, et dès la fin de l'heure, il a déclaré que je lui plaisait bien et que dorénavant on serait amis. Depuis il passe régulièrement du temps avec moi. Il garde un œil sur moi si je puis dire.

_C'est vrai que tu déjeunes toujours dehors.

_Oui, je préfère éviter la cafétéria. Trop de monde, et de risque de – ngh- d'accident ! Je préfère me préparer à manger.

Il prend ma lunch box entre ses mains, une boite en bois que j'ai décorée avec un camaïeu de verts, et il profite pour me piquer le dernier biscuit au café. D'habitude, je n'aime pas qu'on touche à mes affaires, surtout celles qui en disent long sur moi, comme les livres que je lis, la musique que j'écoute ou les affaires que customise, mais Craig, ça va.

_Ca va Tweek ? T'as l'air un peu triste aujourd'hui. S'inquiète-t-il. Pour gagner du temps je lui tends un des deux muffins que ma mère m'a préparés et il l'accepte. Je prends une énorme bouchée du mien mais je sens que je ne pourrai pas éviter de répondre.

_Si, si, ça va.

Craig me lance un regard suspicieux. Il ne me croit pas. Il repose ma lunch box et prend un air plus sérieux mais prévenant avant de dire :

_Écoute Tweek, je veux pas avoir l'air de me mêler de tes affaires mais sincèrement, tu devrais te changer les idées et sortir un peu de chez toi.

_Qu- qu'est-ce que tu veux dire?

_Je ne sais pas ce qu'il se passe mais t'as l'air plutôt déprimé. Si t'as un problème et que tu veux en parler je suis là, mais ça fait aussi du bien de s'aérer un peu et de voir du monde. Tu ne veux pas nous rejoindre pour une pause café et cigarette?

Par ''nous'', Craig entend Clyde Donovan, Token Black, et lui-même. D'autres personnes gravitent quelques fois autour de ce trio.

_Ok. Je bredouille après un moment d'hésitation. Craig me sourit et nous nous levons d'un même mouvement. Mieux vaut partir tout de suite avant que je ne change d'avis. Nous traversons la cour, montons un escalier et atterrissons dans le coin fumeur du lycée (la loi ne l'interdit pas dans le Colorado alors notre établissement a préféré ça aux toilettes enfumées).

Comme je m'y attendais, la terrasse tabagique est quasiment vide. La bande à Craig est assise à une table ronde, les autres sont vides à l'exception de deux ou trois sièges. Étonnamment, énormément d'adolescents de mon âge fument, mais très très peu osent s'afficher. Par rapport à leurs parents je suppose. Même à notre table, il n'y a que Craig qui fume. Clyde et Token sont dans l'équipe de basket alors ils n'y touchent pas. Justement, ces derniers se retournent promptement lorsqu'ils nous voient arriver.

_Salut les mecs.

_Salut. Alors, de quoi on parle? Interroge Craig

_De Stan et Wendy qui se sont encore remis ensemble.

_Chiant. Grogne Craig.

_Bof, moi ça m'étonne pas, déclare Token, et toi Tweek t'en dis quoi?

Sincèrement, j'ai arrêté de suivre leur histoire depuis le collège. Wendy et Stan sont un couple tellement sulfureux qu'ils sont l'attraction principale de notre lycée. Même les élèves de North et Middle Park ont entendu parler de leur énième dispute. Je cherche quelque chose d'intelligent à répondre quand Clyde me sauve inconsciemment la vie, il se lève, et agite les bras tout en criant :

_Hey Kévin par ici!

Kévin Stoley, un garçon aux cheveux noir et au visage typé asiatique nous remarque et se dirige vers nous.

_Salut tout le monde, dit-il, qui pour m'offrir une cigarette?

Craig tend son paquet avec une touche de réticence, mais Clyde l'encourage du regard et Kévin prend place avec nous.

_Tu fumes maintenant? Demande le préteur d'un ton un peu moqueur en s'allumant lui-même une cigarette.

_Seulement quand je suis énervé. Et là croyez-moi, je suis énervé!

A son ton calme, j'aurais pas cru.

_Qu'est-ce qui t'arrive? Demande Clyde.

_Le prof d'Arts Plastiques refuse de signer ma lettre de recommandation pour la fac tout ça parce que j'utilise des logiciels pour faire mes croquis! Qu'est-ce que j'y peux si je suis doué en informatique ET en Arts, hein?! Lui qui s'y connaît tellement, il devrait savoir que l'Art aujourd'hui, c'est plus que des gars qui font des petits dessins avec des crayons!

_Ah ouais ça craint. Répond Craig, mais de façon absolument pas compatissante.

_Oh mon dieu mais tu te rends pas compte Craig! S'exclame Clyde. Il se lève et prend une expression horrifiée très surjouée. Il se remet à crier ironiquement :

_A cause de ça Kévin Stoley ne pourra pas entrer à Harvard, il va être obligé d'aller à Yale! Oh mon dieu elle est trop difficile sa vie!

_Ta gueule Clyde! Rétorque la victime.

Je ne savais même pas dans quelle université il postulait. Je ne savais même pas qu'il avait les notes pour entrer à Harvard. Il faut dire, je ne parle pas très souvent à Kevin en dépit du fait qu'on fréquente les mêmes personnes. Je crois que Clyde et lui sont voisins donc ils se connaissent bien. Kevin écrase son mégot dans le cendrier en pierre et semble tout à coup me remarquer.

_Salut Tweek.

Il me sourit discrètement et la conversation se poursuit. Je remarque que Kevin et ses problèmes tombent plus ou moins dans l'oubli, les trois autres discutent et ne s'intéressent plus vraiment à son histoire. De son côté, il m'observe plus ou moins. Du moins jusqu'à ce que Clyde demande :

_Qui veut aller au cinéma ce soir?!

_On va voir quoi? Demande Token

_On s'en fout. Un film d'action bien nul. C'est juste histoire de jeter du pop corn sur les gens et de se marrer un bon coup!

La cloche sonne pour annoncer la reprise des cours. La bande convient du film qu'ils vont aller voir et à quelle heure se retrouver, puis ils se séparent. Craig et Token partent ensemble, tandis que Clyde se retourne vers son ami :

_Bon, alors c'est d'accord, ce soir à vingt heures? S'assure-t-il

_Sans faute. Répond Kevin.

Il se tourne vers moi et ajoute :

_Tu viendras aussi Tweek?

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Me voilà donc obligé d'aller au cinéma. Pour dire la vérité, je ne le sens pas trop. Pas que je n'aime pas le cinéma hein, j'adore, mais ce qui m'embête, c'est de devoir y aller avec la bande à Craig. Ça me stresse tellement que je suis sûr que je ne vais pas pouvoir profiter du film. En plus, je n'aime pas les films d'action, mes goûts sont tellement spéciaux que je ne vais au cinéma que seul. Ou avec Craig à la rigueur, qui aime tous les genres cinématographiques. Bref, je suis sur le point annuler quand je me souviens du conseil de mon ami. C'est vrai que je suis déprimé ces derniers temps – enfin plus que d'habitude. Il faut que je me change un peu les idées. Et puis Craig et moi, on ne s'est pas vus depuis longtemps. Avant on était ensemble tous les jours, mais depuis le lycée, on a choisi des cursus très différents et on se croise à peine. Je ferais mieux d'y aller.

J'arrive en avance, comme d'habitude, mais je ne suis pas le premier. Token et Clyde sont déjà là. Ils sont sans doute venus ensemble en voiture. Ils se tiennent en dehors de la queue et discutent calmement. Comme ils ne semblent pas m'avoir vu, je m'approche timidement et me racle la gorge.

_Oh Salut Tweek. Me sourit Token le plus naturellement du monde

_Super, t'es arrivé. T'es venu à pied?

_Ouais.

_Ça fait pas un peu loin?

_Ça va. Et puis mes parents travaillent.

Ils hochent la tête d'un air compréhensif et la conversation reprend. J'ai menti. Mes parents sont à la maison, mais quand on est un micro-dormeur, on apprend à perdre du temps. Ça se tient, comme raisonnement, mais je ne me sens pas de partir dans une longue justification. Peu de gens sont au courant de ma maladie en fait. Craig arrive quelques minutes plus tard et nous nous mettons dans la queue. Nous entrons rapidement dans la salle et prenons place.

_On attend pas Kevin? Je demande.

_C'est pas la peine, il a son propre rythme. M'explique Clyde. Ce dernier sort son portable et tape sur le clavier tactile ''Rangée six place quarante'' puis il envoie cette information par sms. Token pose un gros seau de pop corn entre Clyde et lui au moment où la salle s'assombrit. Mince, j'aurais du prendre quelque chose moi aussi, c'est trop tard. J'ai peut être le temps d'y aller pendant les pubs, mais je fais quoi s'ils me laissent pas retourner dans la salle? Et si...

_Me voilà ! S'exclame Kevin à voix basse, il venait d'arriver par surprise.

_T'en as mis du temps! Signale Clyde

_J'ai du venir à pied. Ma voiture est toujours out et ma mère a pas voulu m'emmener. Elle a dit que ça m'apprendrait à avoir un ''accident responsable''.

Il a dit ces deux derniers mots d'une voix stupide en faisant une grimace, et en mimant des guillemets avec ses doigts. Les trois autres rient et il se laisse tomber sur le dernier siège libre, à ma droite. Il pose un petit cornet de pop corn et me dit :

_Tu peux piocher dans mon pop corn s'tu veux.

_Ah merci

Les pubs prennent fin et le film commence.

_Et cette fois, Clyde tu fermes ta gueule. Lance Craig

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_C'était super cool! S'exclame Clyde alors que nous sortons de la salle. C'est vrai que je me suis beaucoup moins ennuyé que je le pensais, cependant, je n'ai pas vraiment regardé le film : voir les gars jeter du maïs sur les gens, avec brio mais tout en finesse, était plus drôle. Nous restons encore quelques minutes devant le cinéma, le temps que Craig et Kevin s'allument une cigarette et que Clyde finisse son pop corn, puis Token propose :

_On va chez moi maintenant?

_Désolé, je dois rentrer, je travaille au café demain. Je réponds. Techniquement j'aurais le temps de passer quelques heures chez Token mais aller au cinéma avec eux me semblait être un effort suffisant pour la journée. De plus mes parents n'aimaient pas que je rentre seul à pied la nuit.

_Kevin tu fais quoi?

_Je rentre aussi.

_Je te ramène? Lui propose Token.

Au lieu de répondre tout de suite, Kevin se tourne vers moi et, comme il l'a fait plus tôt dans la journée, se met à me fixer comme s'il m'analysait, tout en soufflant de la fumée :

_Je vais marcher moi aussi, j'vais pas laisser Tweek rentrer tout seul.

Les trois autres se regardent sans comprendre puis haussent les épaules et partent dans la direction opposée. Ne reste que nous deux. Je dois avouer que moi non plus je ne comprends pas tout à fait

_Bon, on y va?

Il n'attend pas ma réponse et part devant. Je le rattrape en courant presque et nous nous mettons maladroitement à marcher côte à côte. Comme il est plus grand que moi, je dois accélérer pour rester à son niveau. Il ne nous faut que deux minutes pour quitter le centre ville éclairé et rejoindre les rues sombres et vides des quartiers résidentiels. La nuit me met mal à l'aise et son silence m'oppresse un peu.

_Que... qu'est-ce qu'elle a ta voiture? Je finis par demander. Je n'ai rien trouvé de mieux à dire, et en plus, j'ai quand même envie de savoir quel genre d'accident il a bien pu avoir.

_Un pick-up m'est rentré dedans.

_Je croyais que c'était un accident responsable.

_C'était sur un parking, donc la faute est toujours cinquante-cinquante quels que soient les faits, m'explique-t-il, mais mes parents n'ont rien voulu savoir. Ils ne veulent pas payer les réparations et l'assurance veut rien me filer, du coup je suis à pied pour un bout de temps. Et toi t'as pas de voiture?

_Je conduis pas. C'est trop... de pression.

Il hoche la tête sans faire de remarque. D'habitude la plupart des gens essaient de me convaincre que j'ai tort et m'exposent en quarante trois points bien précis en quoi avoir une voiture c'est génial, mais pas lui. Ça me fait tellement plaisir que je lui raconte :

_Stan m'a forcé à essayer une fois, sur le parking, j'étais tellement paniqué que j'ai failli emboutir la voiture d'à côté.

_Je vois... j'ai jamais trop aimé ce gars.

_Pourquoi?

_Il a tendance à un peu trop vouloir ménager la chèvre et le choux si tu vois ce que je veux dire.

Je n'ai pas osé dire à Kevin que je ne voyais absolument pas ce qu'il voulait dire. Heureusement, il n'aura pas l'occasion de me percer à jour puisque nous arrivons devant chez moi.

_Merci de m'avoir raccompagné. Je dis timidement.

_Tu fais quoi demain, tu travailles?

_Le matin seulement

_Et l'après midi? Insiste-t-il.

_Rien de spécial.

_Moi non plus. Tu veux venir chez moi jouer à la X-box?

_Je suis plutôt Playstation mais je veux bien.

Kevin me sourit et me salue d'un signe ferme de la main.

_So long!

Et il s'en va. Une drôle d'impression m'envahit, je n'ai pas l'habitude que quelqu'un veuille tout à coup passer du temps avec moi, surtout quelqu'un que je connais à peine. Mais Kevin était un gars sympa, il était impossible que quelque chose tourne mal non ? Bah, on verra bien.

Le lendemain, je suis si stressé que je fais n'importe quoi au café. J'inverse deux commandes, je casse une tasse, je renverse une pâtisserie, je mange le sandwich que ma mère a fait pour un client et je réponds mal à une vieille dame qui s'impatiente. Tout ça en moins de quatre heures de travail. Je suis une telle catastrophe que mon père me relègue en cuisine pour faire la plonge.

_Qu'est-ce qui t'arrive mon chéri? Me demande ma mère, d'habitude, le café est le seul endroit où tu t'épanouis mais là tu es un...

_Désastre? Je sais...

Ma mère est le genre protectrice et compréhensive. Malgré ça je ne me confie pas très souvent à elle. Mes parents sont plutôt cool en dépit de leur éducation paranoïaque, ils me laissent faire ce que je veux tant que je ne m'attire pas d'ennuis.

_Je dois aller chez Kevin Stoley cet après midi.

_Un nouvel ami?

_Je sais pas trop.

Ma mère me lance un regard interrogateur. C'est vrai que ma réponse n'a strictement aucun sens : soit on est amis, soit on l'est pas, mais peut-on considérer quelqu'un que l'on fréquente depuis à peine deux jours comme ami? Surtout que nous étions quasiment des étrangers jusqu'à présent, et tout à coup il s'intéresse à moi. Mais tout ça je n'ai pas besoin de le lui expliquer, ma mère voit mon expression inquiète et dit :

_Tu peux rentrer à la maison, je te libère en avance

C'est dans ce genre de moment que j'adore ma mère. Je rentre tranquillement à la maison et déjeune d'un sandwich récupéré au café devant un série télé que j'adore (oui, comme je ne dors pas, je regarde beaucoup la télé). Cette nuit j'ai encore moins dormi que d'habitude, pas plus d'une demi-heure. J'ai repassé la soirée en boucle et j'ai un peu l'angoisse de me pointer chez quelqu'un que je connais à peine et qui m'invite chez lui sans raison particulière ! Encore une fois, je me demande si je dois annuler quand je me dis que, d'un autre côté, tout le monde sait que Kevin Stoley est la personne la plus polie et serviable au monde. Cette perspective me redonne du poil de la bête et je me mets en route pour chez lui s'il essaie quoi que ce soit d'un peu déplacé, je ne me laisserai pas faire !

Il me faut environ dix minutes pour atteindre sa maison, et j'appuie fermement sur la sonnette pour annoncer mes intentions. Enfin, une sonnerie de porte d'entrée n'est jamais très agressive mais c'est l'intention qui compte.

_Salut! Me sourit Kevin lorsqu'il ouvre d'un mouvement ample, je t'en prie entre!

Ma nouvelle combativité est sérieusement attaquée par sa gentillesse et j'entre, plutôt déstabilisé. Il n'y a aucun bruit dans la maison.

_On est seul? Je demande.

_Ouais. Mes parents sont allés voir de la famille alors on est tranquille. On monte dans ma chambre?

J'acquiesce. Je le suis à l'étage et nous entrons dans sa chambre. Premier constat : elle est plus grande que la mienne. Second constat : elle est par contre tout aussi rangée et propre. Quel soulagement. Je n'ai jamais osé le dire à Craig mais sa chambre me dégoûte, tellement elle est désordonnée. C'est pour ça qu'en général on va chez moi, même si c'est plus petit. Mes parents ont vendu notre maison et ont fait construire un appartement au dessus de notre café familial. Je trouve ça plutôt cool.

Je cherche la télévision et la X-box des yeux mais je ne les vois pas. Je me demande si l'on va aller jouer dans une autre pièce. A la place je vois Kevin allumer son PC et branche deux manettes – de X-box donc – sur les ports USB. Lorsqu'il se retourne, il capte mon expression intriguée et comprend qu'il me doit un explication.

_Je suis gamer PC, je n'ai pas de console.

Ca ne m'éclaire pas vraiment mais je ne pose pas plus de question. Lorsque vient le moment de choisir un jeu il ne m'expose pas une pile de boite en plastique mais une liste de noms qui apparaît sur son écran. En haut de la liste, il est indiqué ''trois-cent seize jeux''.

_Tiens, prenons Resident Evil 5 qu'est-ce que tu en dis?

Je n'ai bien sûr jamais joué à ce jeu de ma vie et je dois dire que les zombies me foutent la trouille, mais j'en ai déjà entendu parler. Il me semble qu'il a obtenu de bonnes critiques.

_D'accord.

On s'installe et on se met à jouer. Pour dire la vérité je suis assez nul. Au bout de dix minutes je ne me suis toujours pas fait au système et je me fais tuer trop rapidement. Mais Kevin se montre patient et me laisse me planter sans s'énerver, il me donne même des conseils. On atteint tant bien que mal le premier boss du scénario au bout de deux heures de jeu, mais à cause de ma maladresse, nos personnages sont décimés en quelques minutes.

_Putain ça me gave! Je m'écrie. Kevin semble embarrassé et s'empresse de me trouver des excuses.

_C'est difficile quand on n'a pas l'habitude. Laissons tomber la console, on va plutôt... descendre à la cuisine, j'ai faim.

Il me sourit, un peu crispé et il ferme la fenêtre du jeu en appuyant simplement sur echap. Je pose ma manette sur ma chaise mais je vois du coin de l'oeil que Kevin s'empresse de la poser bien à plat sur le bureau.

_Je préfère la laisser à sa place. M'explique-t-il. Il semble gêné, il doit se dire que je le trouve bizarre, mais pas du tout. Je suis pareil.

_Je comprends, moi aussi je fais ça.

On échange un regard soulagé et on retourne en bas.

En excellent ôte qu'il est, Kevin pose quatre ou cinq différentes possibilités sur la table. En plus d'un gros panier de fruits, j'ai à ma disposition des muffins (faits par sa mère je suppose), des cookies industriels, de quoi faire des toasts au fromage et des drôles de pâtisseries en forme de croissants de lune. Ce serait des gâteaux de la chance chinois? Cool, j'adore les petits papiers qu'il y a dedans! J'en attrape un avec enthousiasme et le brise d'un coup sec mais le résultat est lamentable. Pour commencer, le gâteau ne se casse pas net en son milieu mais s'effrite en milliers de miettes et ensuite, mes doigts se retrouvent soudainement englués de miel. Et Kevin me regarde comme si j'étais attardé.

_Je croyais que c'était des gâteaux de la chance. J'explique piteusement.

_Mais non! Ce sont des cornes de gazelle.

_C'est chinois aussi?

_Non, c'est arabe.

Je reste perplexe un moment avant de me dire que mon comportement est un peu raciste. Évidemment qu'il n'allait pas me donner des biscuits de la chance, juste parce qu'il est d'origine chinoise, c'est stupide. Je m'apprête à me lever pour nettoyer mais à peine ai-je le temps de poser les pieds par terre que Kevin a déjà fini de nettoyer.

_Comme dans le film d'hier! Sourit-il. Il fait allusion au super héros rapide comme l'éclair (mais très con) que nous avons vu ensemble.

_Ah. J'ai pas vraiment aimé en fait... mais c'est parce que j'ai des goûts un peu spéciaux! Je ne peux m'empêcher d'ajouter.

_Tous les goûts sont dans la nature. Je suppose que tu vas plutôt voir les films qui passent au ciné du quartier Est?

Le ''quartier Est'' comme on le surnomme est le coin culturel de South Park. Il y a le musée d'Histoire naturelle, une bibliothèque, un café-forum, des boutiques de type ethniques (on se souvient tous de la pseudo pharmacie-native-américaine de miss information, heureusement toutes ne sont pas comme ça) ainsi que le bureau de madame le maire. Et le cinéma où je vais toujours. Le cinéma du quartier Est passe des films indépendants ou plus intellectuels, en version originale la plupart du temps. Évidemment, ce n'est pas le coin le plus fréquenté de South Park, c'est même plutôt déserté par les jeunes, mais que voulez-vous je ne peux rien faire comme tout le monde.

_Plutôt oui.

_C'est cool. Tu voudras qu'on y aille la semaine prochaine?

_Quoi?

_Oui, je crois savoir qu'il y a une séance tous les dimanches matin non? Et si on y allait dimanche prochain?

_Mais on sait pas quel film passera.

_C'est pas grave, on aura la surprise.

C'est la chose la plus déroutante qui me soit arrivée – si on exclut la fois où je suis devenu le dieu des Êtres des mers... ou la fois où j'ai adhéré à cette mode métrosexuelle. Kevin Stoley veut faire quelque chose avec moi. Et il insiste en plus!

_Tu sais Kevin, t'es pas obligé d'y aller avec moi, ça va sûrement pas te plaire.

_Peut être, mais tu sais ce que j'ai découvert il y a quelques temps? Qu'il n'y a rien de pire que de manger du pop corn tout seul.

Il sourit, un air à la fois mystérieux et gentil, le tout composant une pokerface parfaite. J'abdique.

_D'accord, allons-y.

_Bien! Alors on se retrouve dimanche prochain a onze heures devant le cinéma!

Lorsque je rentre chez moi, à six heures passée, je suis plutôt content de mon après-midi. Après être remontés à l'étage, au lieu de nous remettre sur la console pour enchaîner les échecs, Kevin m'a fait profiter du petit balcon rattaché à sa chambre et nous avons entrepris de faire un château de cartes – ne me demandez pas comment nous est venue cette idée, parce que je ne m'en souviens plus du tout, et nous avons discuté. Kevin s'est montré presque trop gentil, et avant que je parte, il m'a redemandé confirmation pour le cinéma. Il m'a semblé vraiment différent du garçon que j'avais connu en primaire.

Quand il était plus jeune, Kevin n'était pas considéré comme quelqu'un de cool. Il était fan de science-fiction et au vu du nombre de consoles et de jeux vidéo qu'il possédait, en grandissant il aurait dû atterrir directement dans la case ''geek''. Mais ce n'était pas le cas. Kevin était devenu un peu comme Craig, le côté intellectuel en plus. Sa nonchalance taisait ses passions de geek (jeux vidéo, cartes Magic, programmation informatique) et ses atouts artistiques faisaient oublier ses notes très très au-dessus de la moyenne. Ses cheveux en bataille et un paquet de cigarettes toujours dans sa poche composaient pour le reste. Comme quoi c'était plus une question d'attitude qu'autre chose.

Toute la semaine, chaque fois que je croise Kevin dans les couloirs, même moins de cinq secondes, il s'arrête pour me saluer et me demander comment je vais. Il me propose même ses notes d'économie, la seule matière que l'on partage (je n'ai pas l'air comme ça mais j'ai choisi tous mes cours pour orienter mon cursus vers le business). Chose encore plus étrange, chaque fois que je tombe sur Craig, celui-ci me parle de Kevin : il me demande si on s'entend bien, si on va se voit bientôt, et d'autres questions qui n'ont aucun sens. Si Kevin était une fille, je jurerais qu'il essaie de nous caser ensemble ! Personnellement, je ne suis pas habitué à autant d'attention !

Cependant ce n'est que bien plus tard, une soir où je suis confortablement installé dans ma chambre que la réalité me saute au visage : c'est Craig qui est à l'origine de tout ça ! C'est évident, j'ai repassé toute la semaine en boucle et je suis arrivé à la seule conclusion que tout cela était trop bien goupillé pour être le fruit du hasard. Craig vient me voir pour me conseiller de sortir un peu de chez moi et moins de vingt-quatre heures plus tard, je suis invité chez Kevin. C'est Craig qui a dû lui demander de me tenir compagnie. Pourquoi Kevin, je n'en sais rien, mais j'aimerais bien le savoir! D'ailleurs je vais lui demander dès que le verrai! Je suis déterminé à l'interroger sur ses intentions, aussi fermement qu'un flic. Et pas le gentil, le méchant flic! Si jamais Kevin se comporte ainsi avec moi à la demande de Craig – autrement dit par pitié ou par obligation, il faut que je le sache ! Ce serait trop humiliant de tomber dans le piège. C'est demain que je dois le retrouver au cinéma, je lui en parlerai à la sortie ; je l'inviterai au café pour déjeuner et là, BAM ! Il ne pourra plus s'échapper!

Je dois savoir.

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_C'était super bien ! S'exclame Kevin lorsque nous sortons de la seule et unique salle du cinéma du quartier Est.

_Oui, j'ai adoré moi aussi. Ça te dit de déjeuner au café de mes parents ?

_Je ne m'attendais pas une cette invitation mais d'accord, laisse moi juste envoyer un texto à ma famille pour les prévenir.

Kevin est fils unique alors je me demande pourquoi il dit ''famille'' au lieu de ''parent'', mais c'est peut être une question de culture chinoise... ou alors c'est simplement moins craignos de dire ''famille''. Comme sa voiture est toujours immobilisée et que c'est dimanche nous devons marcher à pied pour rejoindre le café. Heureusement South Park est une petite ville et grâce à un raccourcis nous y serons dans un quart d'heure. Je n'ai pas oublié mon plan et décide d'attendre d'être à l'intérieur pour le questionner pas question d'oser une scène en pleine rue. Et quand je parle de scène, je veux dire pas question que je fasse une crise d'angoisse en public Kevin est trop poli pour me remballer devant tout le monde.

Durant le trajet à pied nous discutons des films que nous aimons et je me rends compte qu'il ne s'est pas du tout forcé à venir dans ce cinéma. En réalité nous avons les mêmes goûts en matière d'audio-visuel : films, séries et dessins-animés ! Arrivé au café, ma mère – qui est partiellement dans la combine et ravie de me voir sortir un peu – s'empresse de venir nous demander ce qu'on veut manger. Nous choisissons tous les deux un croque-monsieur et sans nous consulter ont rit comme des idiots quand on le dit en même temps.

_Bon Kevin je voulais te poser une question. J'attaque enfin lorsque nos assiettes arrivent.

_Laquelle ?

J'hésite à y aller franchement ou à commencer par lui expliquer d'où vient ce ''doute raisonnable'' comme on dit. Je choisis la deuxième solution, et j'en rajoute même un peu :

_Tu ne sais pas ce qui m'est arrivé la semaine dernière?

_Non, quoi ?

C'est ça, fais l'innocent, mais je sais qui tu es Kevin Stoley ! Je prends une grande gorgée d'eau avant de poursuivre :

_J'étais en train de déjeuner seul quand Craig est arrivé et m'a trouvé un peu déprimé, il m'a conseillé de m'aérer un peu.

_C'est un bon conseil. Répond sagement mon interlocuteur en coupant son sandwich avec un soin presque inapproprié pour une simple tranche de pain de mie grillée.

_N'est-ce pas ? Donc Craig, pour montrer l'exemple, m'invite au cinéma avec sa bande et c'est là que moins de vingt-quatre heures plus tard, tu insistes pour que je vienne chez toi puis tu m'invites à nouveau au cinéma, tu me colles toute la semaine, et tu sembles même aussi ravi de déjeuner avec moi que si j'étais la reine d'Angleterre ! Désolé mais là c'est carrément flag !

_Qu'est-ce qui est flag ? Demande-t-il de nouveau sans quitter son repas des yeux, et toujours aussi sereinement.

_Arrête de me prendre pour un imbécile, j'ai compris que si tu faisais ça c'était parce que Craig te l'as demandé.

Un silence se fait, un long silence. Kevin s'est immobilisé au dessus de son assiette et semble examiner chaque détail, comme pour vérifier que chaque élément est bien à sa place – étrange, pour un sandwich.

_Alors, j'insiste, c'est Craig qui te l'as demandé, ou pas ?

_C'est Craig qui me l'a demandé. Confirme-t-il, en levant enfin les yeux de son déjeuner.

_Et c'était quoi votre marché exactement ?

_Que je devienne ton ami, tout simplement.

_Mais pourquoi toi ?

_Craig est ton ami non ? Il te connaît bien, et tu l'as vu de toi même non ? Il sait qu'on a beaucoup de points communs.

Je ne peux pas nier.

_Et pourquoi tu as accepté ?

C'est la question qui me brûle les lèvres depuis le début. Kevin hausse les épaules.

_Personne ne fait jamais attention à nous.

Face à mon silence, Kevin se sent obligé de m'expliquer :

_Tweek, on n'a pas que le cinéma indépendant et les cornes de gazelle en commun, on a aussi cette capacité à devenir complètement invisible aux yeux des autres en quatre secondes chrono (j'ouvre la bouche pour protester mais il continue de parler). Ne le prends pas mal mais au yeux de la société adolescente d'une petite ville comme South Park on ne fait pas parti des gens importants. Ça ne signifie pas que tu n'as aucun ami, mais quand Craig m'a dit que tu avais besoin de quelqu'un pour te remonter le moral, je lui ai demandé pourquoi il ne s'en chargeait pas lui-même. Eh bien tu sais ce qu'il m'a répondu ? (je l'interroge d'un signe de tête). Que je serais mieux placé pour le faire (silence). Tu vois Tweek ? Même ton meilleur ami savait déjà que je serais bien plus en mesure de te comprendre. Alors puisque toi et moi avons beaucoup de temps libre, je me suis dit, pourquoi ne pas le passer ensemble ? Tu es d'accord ?

J'ai hoché la tête, faiblement, stupéfait par toute cette bienveillance. Craig avait tellement raison. C'était si... évident, lorsqu'il le disait. Mes nuits seraient toujours aussi longues, mais à partir de maintenant, peut être qu'au moins, les journées seraient supportables.

.

A suivre


Hey!

Que pensez-vous de cette première partie? Trouvez-vous le duo Tweek/Kevin crédible ou pas? Et le plan de Craig? Une bonne idée ou pas? Qu'envisagez-vous pour la suite?
Au fait le titre signifie : à plus et bonne nuit. ''So long'' et une version familière de Goodbye tout simplement. Je n'avais pas d'idée pour un bon titre alors je me suis dit que cette citation de My Chemical Romance (Helena) serait drôlement ironique !

A bientôt pour la deuxième partie!

Jusqu'à la prochain fois - BillySage