10 avril 1912
Nicolas regarda avec inquiétude autour de lui tandis que ses bagages étaient acheminés vers la navette qui l'emmena ensuite au bateau gigantesque. Après quelques instants, il se détendit, donna le numéro de la suite qu'il allait occuper à un steward, puis alla rejoindre les autres passagers qui montaient le long de la passerelle. Une fois en haut, il s'accouda au bastingage et observa le port en effervescence une dizaine de mètres plus bas.
Cherbourg s'étendait devant lui pour la dernière fois, car il n'y reviendrait jamais. Avec les 1500 livres qu'il venait de dérober à son père, il valait mieux qu'il ne retourne pas dans la maison familiale. S'il était parti, c'était au départ pour éviter la vie morne qui l'attendait en tant que descendant de famille riche. Il préférait laisser cette place à son frère aîné.
Alors que les marins détachaient la passerelle et la rentraient dans le bateau, une voiture s'arrêta sur la jetée dans un crissement de pneus. Nicolas s'éloigna un peu du bord alors que son père restait sur le quai en voyant le Titanic larguer les amarres. Pour le jeune homme, droit vers la liberté.
Après avoir enfin atteint le paquebot, Boris fit le point sur sa situation. Il venait de voler la place d'un homme ivre dans un bar après s'être battu avec lui, sans trop réfléchir aux conséquences. Tout ce qu'il voulait, c'était connaître une vie différente de celle qu'il avait toujours menée: une existence à mendier pour subsister. Une vie qu'il ne supportait plus.
Il passa le contrôle des papiers sans trop de problème malgré ses vêtements froissés par endroits, et regarda le billet afin de savoir où il allait loger pendant la traversée. Une des cabines sur le pont D... Il ignorait comment il allait pouvoir donner le change, il aurait bien le temps d'y réfléchir par la suite...
Il atteignit rapidement la pièce, enleva ses chaussures et sa veste et s'endormit immédiatement.
Il fut réveillé un peu plus tard par les autres occupants qui venaient prendre possession des couchettes. Il préféra sortir et partir vers le pont des 2ème classe, mais dut s'arrêter en chemin lorsqu'un homme d'équipage fronça les sourcils devant sa tenue.
- Where do you come from ? From the street ?
S'ensuivit un discours auquel Boris ne comprit rien. Finalement, son interlocuteur posa la seule question dont le jeune homme saisit le sens.
- How did you pay for the ticket ?
Boris garda le silence, et l'homme l'emmena dans le bureau d'un officier. La tête basse, il dut expliquer qu'il avait volé le billet d'un autre à Cherbourg, et il écouta l'officier lui dire qu'il allait devoir travailler dans les soutes du paquebot pour rembourser la somme. De toute façon, il n'avait pas vraiment le choix...
Le soir, après être remonté des profondeurs du bateau, il resta un moment dans le couloir à côté de la porte qui menait vers le pont des 1ère classe. Il hésita un peu avant de l'ouvrir, puis étira ses muscles endoloris et alluma une cigarette. Il faisait presque nuit, et Boris ne résista pas à l'envie de retirer sa chemise trempée de sueur pour profiter de la fraîcheur nocturne.
Au bout d'un moment, lorsqu'il fut certain que tout le monde était dans la salle à manger, il quitta le couloir et s'avança sur le pont. Et il entendit alors quelqu'un s'approcher puis s'arrêter. Il décida de faire comme si de rien n'était et alluma une autre cigarette. La flamme du briquet éclaira un instant son visage, et il perçut un seul mot de la personne derrière lui. Un murmure.
- Beau...
Il tourna la tête et croisa un regard brun-vert qui brillait dans l'ombre. Pendant quelques secondes, ils gardèrent le contact visuel, puis Boris expulsa la fumée de ses poumons tandis que l'autre se rapprochait lentement. Boris frotta son visage couvert de suie pour s'assurer qu'il ne rêvait pas, mais l'instant suivant, le garçon inconnu avait disparu. Boris haussa les épaules et retourna dans sa cabine, en se demandant tout de même s'il s'agissait de son imagination ou d'une personne bien réelle.
11 avril 1912
Nicolas ouvrit les yeux avec les premiers rayons du soleil et resta un moment allongé à fixer la tenture du lit. Il pensa à celui qu'il avait aperçu brièvement la veille au soir, et se demanda qui il pouvait bien être. Ce qu'il faisait là aussi, d'après son apparence ce n'était pas quelqu'un de riche... Nicolas n'avait vu que rapidement son visage, mais il l'avait immédiatement trouvé beau. Et cela le faisait réfléchir.
Pour l'instant, il n'avait jamais été attiré par les femmes. Il ne voyait chez ses parents que des gens qui étalaient le luxe dans lequel ils vivaient. Un soir où sa famille était absente, il avait mis des vieux vêtements et il était allé se promener dans les quartiers populaires. Il était revenu plutôt bouleversé de voir les écarts entre les riches et les pauvres, et il y retourna autant qu'il pouvait afin de se forger sa propre opinion.
Et puis il y avait eu cette histoire de mariage. Arrangé, évidemment, comme dans toutes les familles aisées. Nicolas détestait ces règles stupides, mais son père avait bien l'intention de le forcer à épouser la fille qu'il aurait choisie. Alors Nicolas en avait eu assez, et avec la complicité de son valet, il était parti.
- Mais pourquoi je songe encore à lui ?
Le jeune homme de la veille faisait à nouveau irruption dans son esprit. Peut-être parce que comme il l'avait dit sur le pont, il le trouvait beau... Il fallait qu'il découvre son identité, ou il deviendrait fou à force de ne pas savoir.
Il finit par se lever et s'habilla pour aller déjeuner. En revenant de la salle à manger, il entendit une exclamation de colère, et il choisit d'aller voir de quoi il retournait.
Deux stewards tenaient un jeune homme pendant qu'un autre le fouillait. Il sortit de la nourriture des poches du voleur, et un rictus s'invita sur son visage.
- Après le billet, tu dérobes à manger dans les cuisines! Cette fois, mon garçon, ça va te coûter cher!
Le jeune homme jeta un coup d'œil rapide autour de lui, probablement pour essayer de fuir, et ce fut à ce moment que Nicolas le reconnut. L'inconnu du pont...
- Attendez, s'il vous plaît, dit-il en s'approchant.
- Qu'est-ce que tu veux, gamin ?
- Je vous propose d'oublier ce qu'il a fait. En échange, je vais payer pour tout ce qu'il a pris.
Boris écarquilla les yeux. Comment quelqu'un pouvait-il se montrer gentil avec lui après ses méfaits ?
- Quand tu dis tout ce qu'il a pris...
- Le billet de la traversée est inclus, oui. Et pendant que vous y êtes, si vous aviez des vêtements pour qu'il s'habille mieux...
- Pour ça, petit, tu iras à la blanchisserie, répondit le steward en comptant les billets donnés par Nicolas.
Boris rougit de honte et fixa le plancher. Quelques minutes plus tard, les trois hommes s'éloignèrent, mais il ne regarda pas son sauveur pour autant.
- Désolé de te mêler à mes ennuis, marmonna-t-il.
- Ne t'en fais pas, c'est oublié. Comment tu t'appelles ?
- Boris.
- C'est tout ?
- Boris Jardel.
- D'accord... Et tu viens d'où, Boris Jardel ?
- Des rues de Cherbourg.
- Tu n'es pas bavard, constata Nicolas en retrouvant son sérieux.
- J'ai pas l'habitude de parler à des gens qui veulent mon bien.
Nicolas approcha sa main du visage de Boris qui le laissa venir, et lui releva la tête sans le forcer.
Boris se retrouva face au sourire engageant et au regard doux de l'inconnu et fut alors dans un état indescriptible. Il savait où et quand ces yeux l'avaient observé.
- Je n'aurai pas mis beaucoup de temps à te trouver... murmura-t-il. C'est quoi ton nom ?
- Nicolas Sirchis.
- Enchanté.
Il se reprocha aussitôt son enthousiasme. En vérité, comme il le dirait plus tard à Nicolas, ce regard dans le noir l'avait hanté toute la nuit, mais il n'avait pas cherché à savoir à qui il appartenait. Pour le moment, il ignorait encore - et Nicolas aussi- qu'ils éprouvaient déjà l'un pour l'autre une forte attirance.
