Disclaimer : Les personnages de Sherlock BBC sont la propriété de Mark Gatiss et Steven Moffat.
Cadeau d'anniversaire pour MlleHeathcliff, ma bêta-lectrice de toujours ! Love you, sweetie. ~
Il était une fois l'histoire de deux enfants coincés dans des corps bien trop adultes et responsables. Mycroft avait son devoir politique, souvent épaissi sous une couche de mystère typiquement britannique ; Greg, son devoir auprès de l'ordre public qui ne lui laissait pas le moindre souffle de répit. Ils étaient pris au piège par la situation qu'ils avaient eux-mêmes choisie et à laquelle ils ne pouvaient plus se substituer aujourd'hui. Le gouvernement, le peuple, le droit à la justice et le respect de la législation : tous avaient besoin de leurs esprits éclairés. Ils vivaient de leur métier, s'y dévouaient et là seul résidait leur unique point commun. Leurs rapports se résumaient au travail et à la surveillance d'un individu à la casquette de tweed, un peu trop malin pour son propre bien, qui s'amusait toujours à faire des vagues dans les rues de Londres.
Fut un matin comme à l'ordinaire, au cours duquel les membres du groupe — ma foi restreint — s'étaient tous réunis dans un salon mal rangé mais jamais poussiéreux, ou l'inverse. Fut ce même matin que Sherlock avait été spectateur d'une de ces scènes exceptionnelles qui lui faisaient remettre en question le bien-fondé de son palais mental et sa capacité à enregistrer des informations plus vite qu'il était capable de les analyser. Alors qu'il se faisait remonter les bretelles par Mycroft, ce dernier, confortablement installé au sommet du fardeau qui l'accablait, avait détourné un instant la tête pour prendre à témoin quiconque présent. Par infortune, il n'avait récolté aucune approbation, se heurtant directement aux sentiments plus qu'amicaux de l'inspecteur du Scotland Yard, sentiments qui se lisaient clairement dans le regard noir adressé à son encontre.
Son cœur avait raté un battement. Pourtant, malgré son trouble intérieur, l'aîné des frères Holmes n'avait pas cillé. Sa présence s'était faite d'un marbre si dur qu'il avait réussi ni à se trahir, ni à dévoiler sa montée d'adrénaline et l'impression d'étouffement qui l'accompagnait. Il avait soutenu les pupilles dilatées de Lestrade en face de lui et continué son discours moratoire envers le caractère impulsif du plus célèbre détective d'Europe. Il demeurait exemplaire.
La quatrième fois que cela se produisit sur un total déconcertant de quatre visites, croiser les yeux doux de son collègue cessa d'être une surprise incommodante pour Mycroft. Il fixait un point fictif dans un horizon tout aussi fictif et les minutes s'étiraient avec une extrême lenteur, presque avec alanguissement.
Néanmoins, c'était à croire que le bougre avait mis un traceur sous sa voiture pour suivre ses déplacements et se pointer pile à temps. Son esprit logique s'en voulait de cette paranoïa abusive et instinctive. Elle était quasiment inscrite dans son ADN et à cause d'elle, il se faisait du mauvais sang pour rien. En effet, l'homme fraîchement divorcé ne semblait pas le moins du monde avoir conscience des œillades soutenues qu'il réservait au plus âgé d'entre eux. Puis, une corrélation évidente tirait les ficelles à leurs dépens ; jusqu'ici, ils étaient venus chez Madame Hudson à heures semblables en raison du tueur en série de Madison Street — la presse faisait trop de bruit à son propos pour qu'ils ne s'en mêlent pas — et exclusivement pour discuter des indices avec le maître de l'extrapolation. Aujourd'hui encore, ils s'empilaient les uns sur les autres dans la pièce étroite, se marchaient sur les pieds.
Dans de telles conditions, l'attitude éprise de Lestrade fut diagnostiquée par l'assemblée dès qu'il eut franchi le seuil. Un constat que le représentant gouvernemental ne digéra pas, ne digérait plus. Il eut besoin d'air. Il s'excusa d'avance de son départ imminent, prétextant une énième conférence importante dont il gardait toujours le secret. Il jeta un dernier coup d'œil dans l'embrasure de la porte désencastrée et son attention tomba aussitôt sur le revolver de service à la ceinture de l'agent qui s'obstinait plus que de raison à assagir le binôme formé par l'investigateur privé et l'ancien militaire. Ils avaient tenté de mettre le « vieux couple » sous pression, en vain. Le cas ne les intéressait pas et la pile de cadavres commençait à encombrer la morgue. Contrairement à la persévérance aveugle de son soupirant, Mycroft savait pertinemment que toutes les bonnes paroles du monde ne changeraient pas les mauvaises habitudes de son frère cadet et qu'il n'avait donc nul intérêt à s'attarder dans l'appartement. Quant à Watson, il suivait et n'était pas assez obstiné pour se vanter d'avoir le dessus sur les crises personnelles d'un névrosé.
Il partit et, en gentleman, retint un lourd soupir jusqu'à être dissimulé par les vitres teintées de sa voiture. Il ne savoura aucune gloire de son humilité, sa personne se résumait uniquement à être une des nombreuses compagnes de la solitude dans ces moments-là. Il était à la fois l'image lisse et l'indolence escomptée, mais davantage encore, il revêtait indirectement sur sa tête la pureté de la couronne. Son comportement était réglé par une charte de civilités et il devait s'y tenir au nom de son titre d'adjoint à la défense de la Cour Royale. Son univers n'acceptait ni les écarts ni les passions. Une transparence de porte-parole lors des assemblées, une main de fer vis-à-vis des caméras, une loyauté sans pareille au drapeau du Royaume-Uni, telles étaient ses charges et chaque seconde qui s'écoulait n'en était que leur prolongement.
Il n'y avait ainsi pas la place pour la tendresse, pas la place pour une partenaire et par-dessus tout pas la moindre prémisse pour un partenaire. La notion lui était entièrement inconnue, le principe hors des limites concevables, par le simple fait que son quotidien était incompatible avec celui d'un quelconque quidam. Point final.
— Dois-je régler les affaires du jeune Holmes, Monsieur ? s'enquit une voix polie à l'avant de l'habitacle, à peine étouffée par l'épaisseur de la vitre.
Le passager récemment remonté à bord se passa deux doigts fatigués sur les tempes, la tête inconsciemment enfouie dans son col de chemise, avant de lancer un maigre sourire à son chauffeur. Il lui répondit d'un timbre lointain, pensif :
— Ce ne sera pas nécessaire. Sherlock n'y est pour rien, souligna-t-il en émettant une pause indicible. Cette fois, du moins...
La voiture démarra dans le silence et il ne put que réfléchir à nouveau, son bras avachi sur l'accoudoir. Il était à la tête d'une organisation entière grâce à ses compétences irréprochables, détenait plus de pouvoirs que de bougies sur son gâteau d'anniversaire, se permettait de couvrir n'importe quel méfait pour peu que Sa Majesté le lui requît... mais contrôler sa vie privée ? Il n'avait jamais su le faire à des fins favorables. Il n'était même pas sûr de connaître le fonctionnement d'un système aussi imprévisible. Les sentiments étaient un lancer de dés sans constante, sans possibilités de calcul. Il n'aimait pas ce genre de jeux qui se soumettaient au hasard et au tempérament des autres ; c'était le domaine de Sherlock, pas le sien. C'était pourquoi son poste aux services secrets le seyait si dignement, puisqu'il raillait de façon définitive son implication dans une relation émotionnelle.
En clair, sa vie privée se résumait à l'inexistence, voilà par quel procédé il arrivait à la gérer pour mieux privilégier son rôle diplomatique. Cependant, le policier haut gradé ne lui offrait pas ce loisir, plus maintenant, et il ne pouvait pas l'effacer du tableau pour autant... Sans lui, il perdait un contact essentiel dans l'historique des activités des locataires du 221B Baker Street. C'était une question pratique. Enfin, cela aurait dû l'être.
Dans le fond, il y avait plus entre eux qu'une banale affiliation circonstancielle ; s'éloigner l'un de l'autre inclurait de se perdre en tant qu'amis, car Greg l'était, son ami. Peut-être le seul qu'il n'ait jamais vraiment eu.
— Monsieur ? l'interpella un majordome, retenant grande ouverte la portière à sa droite. Vous êtes devant le bâtiment principal du Club Diogène.
Les paupières de Mycroft clignèrent, rencontrant à l'improviste la lumière extérieure, brumeuse, qui s'infiltrait sur la banquette arrière. Il s'éclaircit la gorge en hochant la tête d'un air compréhensif et tira d'un geste étudié sur les bords de son costard pour en renforcer les ourlets. Tandis que ses chaussures parfaitement cirées s'étiraient sur le gravier, il étudia ses nouveaux messages en se dirigeant par instinct à la réception des lieux. Il y en avait plusieurs du sociopathe avéré des Holmes, bien évidemment.
[de Enfant Turbulent, aujourd'hui à 11:07] Lisgrade amoureux. M'étonnera toujours. -SH
Il roula des yeux à la lecture du nom de famille écorché, mais ne commenta pas. Depuis le commencement, Sherlock se donnait un mal fou à ne pas retenir correctement « Lestrade », comme s'il avait de la peine pour se souvenir de quoi que ce soit. Ses sarcasmes avaient de quoi vexer, voire énerver plus d'un. Mycroft avait dépassé ce stade et les pics du détective n'avaient plus d'effets sur lui. Après tout, il était la figure vivante qu'un humain engorgeant quarante-trois ans de désabusement était ma foi capable de réussir son orientation professionnelle. Pour ce qui était du reste, il fallait plutôt éluder le sujet d'une mine débordée.
— Monsieur Holmes ! s'exclama un homme de la soixantaine au nez aplati et une grosse bedaine à la place du ventre. Comment allez-vous ? Le déjeuner ne commence que dans trente minutes, me feriez-vous l'honneur d'une partie d'échecs en attendant ?
L'interpellé fit disparaître son téléphone portable dans la poche thoracique de sa veste et grimpa les marches du perron. Connaissances de longue date, ils se saluèrent et se serrèrent la main avec un enthousiasme distingué.
— Il est difficile de refuser une invitation pareille, accepta le fonctionnaire en emboîtant le pas au sous-gérant du domaine.
En cet instant, il était fin prêt à se plonger dans la première occupation à sa portée, tant que celle-ci lui ferait oublier le fil de ses idées.
Note auteure : oui, j'ai volontairement modifié le running-gag de la série (basé originellement sur le prénom « Greg ») pour ceux qui auraient remarqué le clin d'œil.
