Crazy
Sherlock fixait le plafond depuis plusieurs heures, sans avoir bougé un muscle. La nuit avait noirci la pièce au fil du temps, comme une tache d'encre qui s'étalait sur un tapis.
Funeste bêtise.
De toute sa vie, Sherlock n'avait jamais eu peur du noir. Jamais. Et aujourd'hui… Non, bien sûr qu'il n'avait pas peur. Sinon il serait allé allumer la lumière. Il n'était pas stupide. Mais l'obscurité lui procurait tout de même un fort sentiment de malaise.
Ce qu'il y avait, c'est qu'il n'y était plus habitué, voilà. John avait ce pouvoir de transmettre son humanité à tout l'appartement. Ce n'était pas cette lumière fade qui apaisait Sherlock, c'était les bruits de la vie habituelle de John. Quand John s'occupait, dans la cuisine, dans sa chambre, dans le salon, Sherlock avait l'impression de faire partie d'un engrenage bien huilé, il avait l'impression qu'une chaleur rassurante se consumait dans sa poitrine. C'était pourtant tout ce qu'il méprisait : le train-train des gens communs, la routine de gens sans couleur.
Mais c'était lui.
Non.
Eux.
Quelqu'un l'avait accepté, en entier. Pas seulement ses incroyables capacités mentales, mais aussi son caractère tranchant, souvent insupportable, ses folies, et son passé de drogué. Et il avait aussi accepté ce quelqu'un. Pas seulement sa gentillesse et son caractère attentionné, son entier dévouement, mais aussi son QI beaucoup plus bas que le sien, et son humanité envers les morts et certains –certaines- vivants parfois intolérable.
John.
Pour Sherlock, le monde était bicolore : seules quelques personnes sortaient de la masse grisâtre qui foulait les rues de Londres. Seules quelques personnes étaient colorées pour lui.
John, évidemment.
Gabriel, même si personne ne s'en doutait.
Mycroft, même si tout le monde pensait qu'il le détestait.
Et Mrs Hudson, même si tout le monde était persuadé qu'il la prenait pour sa bonne –pourquoi pensaient-ils tous ça, d'ailleurs ? Il faudrait qu'il y réfléchisse. Un autre jour.
Un jour où il aurait du temps. Un jour où tout serait normal. Un jour où John serait là.
Un jour où l'angoisse qu'il ressentait se serait évaporée.
Quant à eux qui comptaient pour lui, c'était tout. Et bien peu, réalisa Sherlock.
Là, en ce moment, ce soir-là, tout était en noir et blanc, comme un vieux film. Voilà ce qu'il ressentait, se dit-il. Comme un retour en arrière. Une horrible impression de revivre sa vie, ses pires moments.
Pensées parasites.
Sherlock tenta d'empêcher ses souvenirs de remonter à la surface, mais ne réussit pas. Il se laissait envahir par un flot de mémoires douloureux.
Pourquoi avait-il poussé John à fuir, encore une fois ? A le fuir ? Il était tellement habitué à cette réaction qu'il s'étonnait que John revienne à chaque fois. Il était étonné, alors il retentait l'expérience pour trouver une réponse scientifique et cohérente.
Peut-être aurait-il dû plutôt s'étonner que les autres ne soient pas revenus, mais il n'y pensa pas, et ce fut peut-être sa plus grande erreur dans son raisonnement, l'erreur qui fausse tout le calcul et par la même occasion le résultat. Mais il ne songea pas à une erreur de son côté. Les autres avaient tort. C'était une vérité générale.
Peut-être John était-il seulement un imbécile au grand cœur qui ressentait de la culpabilité à la pensée qu'il avait laissé un fou maniaque des expériences dangereuses dans un appartement dont il contribuait à payer –difficilement d'ailleurs- le loyer. Il pensait peut-être que Sherlock pouvait blesser un grand nombre de personnes innocentes sans personne pour le surveiller. Oui, sans doute John ne voyait-il en Sherlock qu'un drogué, un fumeur, un adulte par la force des choses incapables de manger et de dormir tout seul quand il en avait besoin. Pourquoi revenait-il alors sans faute ? Parce qu'il était un homme de pitié. Un bon samaritain. Un mauvais samaritain qui tuait des gens pour protéger un incapable.
Pensées parasites -pour l'instant.
Comment remédier au problème présent?
Question intéressante.
C'est impossible.
Il était seul. Vraiment seul. Il n'aurait pas dû. Encore une fois, tout était de sa faute. Il ne pouvait pas se contrôler. Il avait toujours peur, toujours, que les gens oublient combien il était brillant, attentif aux moindres détails, et avec quelle rapidité et intelligence il reliait avec exactitude les choses entre elles. Et là, il l'avait rappelé une fois, une douloureuse fois de plus à John. Une fois de trop. Et John était parti. Pour de bon. Il avait pris ses affaires, et il était parti. L'horloge de la cheminée avait tracé son chemin. Cela faisait très longtemps que John était parti, et le portable de Sherlock était resté immobile depuis tout ce temps.
Le cœur brûlant, Sherlock avait attendu, sous ces dehors dont il ne parvenait pas à se débarrasser -cette moue inintéressée et détachée- espérant jusqu'aux tréfonds de son âme que John allait rester. Et il était parti. Il avait descendu les escaliers, ouvert la porte, refermé la porte et il s'était éloigné. Depuis, Sherlock attendait.
Pourtant, il savait ce que ça voulait dire : si John n'était pas revenu, c'est qu'il ne reviendrait jamais. Il s'était prouvé qu'il pouvait survivre sans Sherlock. Gargarisé de cette victoire, il continuerait sur ce chemin fade et totalement invivable, comme des milliers de gens qui vivaient sans cette adrénaline si chère pourtant à l'ancien soldat, dans une vie calme et rangée avec des amis, des chiens et une famille banale. John était pourtant différent ...
Encore une fois, Sherlock réétudia le problème dans son intégralité. Il ne s'agissait pas de faire une mauvaise estimation. Mais il était sûr de toutes les données et ses calculs n'étaient pas erronés, il l'aurait juré. Pas d'approximation, de la précision et toujours la même conclusion : John ne reviendrait pas. John n'avait pas besoin de revenir.
Sherlock se redressa brusquement et fixa furieusement sans la voir la fenêtre découpée sur la ville indifférente électrisée d'une toile d'araignée lumineuse qui lui blessait les yeux. Et ses larmes se mirent à couler. Il tenta en vain de les retenir, pour ne pas perdre ce qui lui restait d'estime de lui, mais n'y parvint pas.
Pourquoi ? Pourquoi ai-je été incapable de le retenir, de le rattraper et de lui dire de rester ? De lui dire que je tenais- que je tiens !- à lui. Que j'… apprécie sa présence, ce qu'il fait pour moi.
Son cœur se serra. Il avait toujours méprisé les sentiments, il les avait dédaignés, avait clamé leur inutilité et la facilité déconcertante avec laquelle tous les gens y succombaient. Et voilà où il en était. A pleurer de cette douleur cuisante. L'humiliation passée, il ne lui restait plus que ce besoin désespérant que John revienne et qu'il ne soit plus seul.
Sherlock tenta de réprimer ses larmes. N'importe qui le connaissant un peu qui serait rentré dans cette pièce n'aurait pas reconnu le détective moqueur et sûr de lui qui évoluait dans la vie de tous les jours.
Sherlock se leva et, un peu chancelant, se dirigea vers l'étagère. Dessus, posé sur ses vieux livres, il y avait son revolver. Il retourna s'asseoir sur le canapé et tourna l'arme dans ses mains. Ça ne lui donna même pas envie de rire, cette pathéticité, ce mélodramatisme qu'il conservait, même dans ses pires moments.
« Un jour, on se trouvera devant un cadavre et il sera celui qui l'aura mis là. » Sherlock doutait que Sally Donovan ait envisagé cette situation quand elle avait prononcé ces paroles.
Il se colla le revolver sur la tempe et tira.
Et vous savez quoi ? Quand il était petit, il allumait sa veilleuse tous les soirs.
