L'obscurité pesante de la chambre écrasait toutes ses réflexions. Non, cela ne ressemblait à rien. Quoi qu'il fasse, la même image revenait sans cesse dans son esprit.
Jenny.
Du passé au futur, il n'y avait qu'elle. La chaleur de la chambre, le ronronnement de quelques voitures, tout rappelait Jenny. Même dans la pénombre, il apercevait les points lumineux que sa vue fabriquait, contre le plafond de plâtre blanc. L'odeur, un mélange de toutes les fragrances qu'il avait ramenées du monde extérieur, toutes les senteurs du terrain de foot, de l'autoroute près de la mer, et même des jetons du casino ne masquaient pas le parfum de Jenny.
Allongé dans le noir, son bras barrant son visage, il se souvenait. La fois où Jenny était venue pour la première fois. Elle n'avait pas fait attention au désordre environnement, ni même au poster de playmate en maillot de bain. Ses yeux scrutaient l'obscurité des murs. C'était dans atmosphère incroyablement lourde et sensuelle qu'il l'a regardait différemment pour la première fois. Elle n'avait pas prononcé un mot de toute la nuit, même les rare soupires qu'elle expirait étaient muets. Toute la force de ses paroles se concentrait dans ses gestes, et dans les marques qu'elle avait imprimées sur sa peau rouge et ensanglantée. Jenny était l'enfer, et quoi qu'elle fasse, on en souffrait dans un tourbillon de sensations inconnues et incroyables. Il en avait très certainement perdu l'esprit ce soir là, le corps de Jenny dans le noir, dans ses draps blancs et chargés de désir. C'était mille fois mieux qu'un voyage en plein milieu de la nuit sur l'asphalte. Les courants d'air qui parcouraient les moindres parcelles de sa peau, délivrant cette sensation infini de liberté. C'était mille fois mieux qu'une nuit passée seul sur la plage à scruter le ciel et maudire l'immensité de l'océan. Elle n'avait besoin de rien ni de personne pour voler. Elle n'avait besoin d'aucune fumée ni poudre pour s'élever aussi haut qu'un cerf volant. Il y'avait les défoncés, et ceux qui regardaient les défoncés. Comme elle le disait.
Son poing se serrait et s'enfonçait dans le matelas, là où Jenny était allongée. La place était vide. Ses cheveux blonds ont disparu, le charbon noir de ses yeux. Ses yeux. S'ils avaient pu parler, il aurait fallu les faire taire jamais. Jamais il n'avait vu de regard aussi insultant. Comme ci toute la débauche et la vulgarité du monde brillaient dans les mêmes iris. L'ambre de ses deux cercles de feux consumait tout le désir humain. Face à elle, il n'était réduit qu'à ce qu'il était. Un homme. Ni le monstre sur son engin de la mort, ni le capitaine sans pitié de son équipe. Ses caresses guérissaient ses plaies et même temps qu'elles les rouvraient. Ses ongles se plantaient dans sa peau et la douleur lui rappelait que rien n'était irréel.
Jenny était l'enfer, et il aimait ça. Il aimait chacun de ses gestes et chacun de ses regards vulgaires. La senteur de ses paroles, le charbon de ses paupières et l'ambre de ses iris. Sa peau blanche et brulante à son contact. Le ton grave de sa voix qui finissait toujours une note plus basse à chaque fin de phrase. Son regard était plus chaud que la braise et ses lèvres deux icebergs d'un autre monde. Oh oui Jenny tu étais l'enfer et lui le diable en personne. N'importe qui aurait su que vous iriez mieux ensemble que deux anges blonds. Mais le diable a quitté l'enfer et maintenant, tous les flots intarissables s'écoulent du monde sombre et chaotique.
Son corps se releva, ses doigts broyaient la couverture sur laquelle il était allongé. Ses yeux demeuraient cependant toujours clos, et, sa tête baissée supportait le poids de toute la culpabilité et colère qu'elle lui infligeait. Tout était de sa faute, de sa faute à elle. Elle n'avait pas à le séduire ainsi, à lui faire perdre tête et raison. Il se leva, debout, devant le lit, jeta son regard sur le verre d'eau posé sur la table de nuit. La maigre lumière artificielle en refletait les parois. Cette lumière froide et solitaire, qui ne faisait que souligner et mettre à nue sa propre douleur.
Sentiments crus.
Il saisit sa veste en cuir et marcha sur les débris de verre, cette masse froide et solitaire, qui une minute auparavant formait encore un ensemble cohérent, un objet. Si vite brisé, éparpillé en un tas de cendres acérés, qui se glisse sous la peau, invisible et minuscule. Elle continuait de briller de leur faible éclat, maintenant mille fois plus nombreuses. Il claqua la porte.
La fraicheur de la nuit se consumait en un leger brouillard qui flottait autour de son esprit, obstruant quelque peu sa vue. Il ne fit pourtant aucunement attention et inséra la clé dans le contact. Une détonation résonna et une épaisse fumée s'échappa, pour se mélanger à celle que l'humidité avait formée. Il démarra à plein gaz qui tourna au coin de la rue, sous les yeux de la lune. Elle brillait intensément dans un ciel plus bleu que noir. Sa lumière à elle seule suffisait à éclairer la route déserte. Il enfila les kilomètres et les vitesses, augmentant celle-ci à mesure qu'il avait besoin de ressentir cette adrénaline. Ce frisson de liberté incontrôlable et indescriptible. Il sentait le vent s'engouffrer dans chaque parcelle de sa peau, dans chaque fibre de ses cheveux. Il aurait même pu sentir des bras enlacer sa taille, et une tête reposer contre son dos. Jenny aimait la liberté qu'il lui offrait les nuits les plus noires où les étoiles étincelaient sur le reflet calme de la mer.
Le virage était serré, et lui élancé à pleine vitesse. Les freins grinçaient, autant que les pneus sur le goudron. Horizontalement à la pesanteur, son corps frolait presque le sol dur. Tout s'est déroulé si vite. Quelques secondes hors du temps, son engin dérapait. Il y'avait de l'autre côté de la barrière quelques arbres et rocher qui masquait le vide et la lourde et bruyante chute. Chaque morceau métallique flottait durant une infinité courte de temps, qui s'écoula comme une éternité ralentie. Tout se serait rejoint dans un amas de fracas, éparpillés comme les morceaux de verre.
Il coupa le contact, et mit un pied à terre. Le silence n'était que silence, et le frissonnement des arbres un fond sonore. Ses pas ne résonnèrent guère, leur écho englouti par le bitume. Sa veste se mouvait au rythme de la brise, accompagnée des cliquetis de ses chaînes autour du cou. Il sortie de sa poche une cigarette noire qu'il porta à ses lèvres. La lueur de la flamme qui s'échappa du briquet illumina un court instant les traits marqués de son visage. Bientôt, la fumée envahit le ciel, d'un mouvement lent et langoureux. Il observa cette danse macabre, jusqu'à la destruction totale de ce spectre blanc, à l'odeur commune de tabac. C'était à peu près de cette manière que Jenny avait disparue de sa vie, loin, au fin fond d'une étendue sombre, avec comme fumée le noir de ses yeux qui coulaient sur sa joue, laissant une trainée sensuelle de charbon gris.
