Quinze ans, cela peut parfois être très long. Pour certains, cela peut sembler une éternité. Prenons un escargot, par exemple. Connaissez-vous beaucoup d'escargots qui peuvent se targuer d'avoir atteint leur quinzième anniversaire ? Non, bien entendu. Et d'ailleurs, les escargots ne fêtent pas leurs anniversaires, ayant compris depuis fort longtemps que ce n'était pas l'âge que l'on avait qui importait, mais bien celui que l'on voulait paraître. De toutes façons, ils n'avaient jamais été très à l'aise avec les bougies.

Pour d'autres, il s'agit tout simplement d'une vie entière. Votre chat ou votre chien vient d'avoir quinze ans ? Renseignez-vous donc sur la belle et méconnue pratique de la taxidermie ! Votre fille vient d'avoir quinze ans ? Désolé de vous décevoir, mais la petite pastille qu'elle avale tout les soirs à la même heure n'est pas un tic-tac...

Et enfin, pour cet homme qui semblait déambuler dans les rues de Londres, quinze ans représentaient la moitié de sa vie. Pas au sens strict du terme, vu qu'il démarrait avec fierté son 33ème hiver, mais plutôt de façon symbolique. C'était pour lui la fin d'une période qu'il qualifierait de " riche en émotion " ... Mais avant de se pencher sur ce qu'il s'était passé durant cette période, intéressons-nous d'abord à l'identité de ce -plus ou moins- jeune homme.

Il s'appelait Theo. Du moins, ses amis l'appelaient Theo. Sa soeur, pour être exact, l'appelait Theo. Il était en effet loin d'être le genre à avoir 2500 amis sur le dernier réseau social à la mode. Theo, donc, de son vrai nom Theobald Jeffrey Hyllion, était un jeune écossais de 32 ans. Assez grand, le corps athlétique, un visage fin, de longs cheveux bruns et lisses attachés en queue de cheval, le regard sombre et ténébreux... Du calme, mesdemoiselles, du calme ! Sous cette description digne d'un héros de Twilight se cache en fait un tout autre personnage ! Il laissait pousser ses cheveux par paresse et non par conviction, son regard " ténébreux " était dû au fait qu'il était la plupart du temps dans la lune. Et s'il était physiquement bien bâti, c'était encore une fois plus par la force des choses que par volonté personnelle...

" Hey l'ami, qu'est-ce que ce sera ? "

Theobald était entré aux Trois Tonneaux, un petit pub perdu dans une ruelle londonienne. Il dévisagea silencieusement le patron qui venait de lui adresser la parole. C'était un homme assez mûr, probablement la cinquantaine. Sa calvitie bien installée et son visage plutôt rond et souriant attirait la sympathie. Il attendait tranquillement la commande de son client en essuyant un verre. Theo ne répondit pas immédiatement, jetant un regard autour de lui. Trois autres personnes étaient présentes : un homme à la chevelure grisonnante, habillé d'une veste de cuir, et qui sirotait un whisky assis au fond du pub en lisant un journal, et un jeune couple qui se faisait des mamours au bout du bar.

" Alors, vous avez choisi ? "

Theo reporta son attention sur le barman. Il peinait à croire qu'il était en train d'hésiter. Il avait parcouru tellement de chemin, et accompli tant de choses pour en arriver là ! Il était si près du but, et il hésitait. Et s'il s'était trompé ? Ou si on lui avait donné de fausses informations ? Le danger serait si grand...

" Tout va bien, jeune homme ? "

Il hocha la tête et s'apprêta à parler. Il n'y avait pas trente-six façons de connaître la vérité. Il vérifia rapidement que les autres clients étaient trop occupés pour l'écouter, et se pencha vers le patron pour lui dire d'une voix basse mais audible :

" Une Bièraubeurre, s'il vous plait. "

Tout à coup, le visage du barman perdit de sa sympathie. Le sourire qu'il arborait s'était immédiatement changé en un pincement renfermé, et son regard, si pétillant une seconde plus tôt, s'était éteint et se concentrait sur le verre qu'il essuyait de plus belle.

" Connais pas, on a pas ça ici. Puis on va fermer. "

Il était plus qu'évident qu'il savait très bien de quoi Theo voulait parler. Il était tout aussi évident qu'il ne voulait pas en parler. Mais maintenant qu'il s'était lancé, Theo n'avait d'autres choix que d'aller jusqu'au bout. Il fouilla rapidement dans sa poche intérieure et en sortit un pendentif qu'il montra discrètement. Pour la plupart des gens, ce n'était qu'un pendentif représentant des formes géométriques - un trait vertical traversant un cercle, lui-même dans un triangle. Pour d'autres, et c'était le cas de nos deux protagonistes, c'était un signe de ralliement. Il ne restait que très peu de gens pour qui ce symbole avait une signification. Tout au plus une centaine de personnes en Angleterre.

" Revenez dans trois heures, je me débrouillerai pour que le pub soit vide. On sera plus tranquille pour parler. Et tâchez d'être discret, je ne veux pas d'ennui... "

Theo acquiesça sans un mot et prit la direction de la sortie. Avant de passer la porte, il se retourna pour saluer le patron dont il ignorait encore le nom. Au bout du bar, un couple s'embrassait langoureusement. Au fond de l'établissement, un journal était posé sur une table, à côté d'un verre à whisky vide...

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" Bon sang, mais quand est-ce qu'il va s'taire c'ui-là ?! "

La voix pleine de colère qui venait de s'élever peinait à couvrir les hurlements d'un nourrisson qui, loin de se calmer, grimpa encore dans les décibels. Et comme si ce n'était pas suffisant, voilà qu'un voisin se mit à clouer quelque chose à son mur. À moins qu'il ne fut lui aussi en train de manifester son agacement quant à la performance vocale du nouveau-né. Et tout ce vacarme trouvait une forte résonance grâce à l'étroitesse des 20 mètres carré que mesurait le studio. Tout ceci n'avait pourtant pas l'air de déranger la jeune femme qui tenait le bébé. Elle ne donnait même pas l'impression de se rendre compte où elle était. Assise dans un fauteuil qui avait vu son âge d'or passé depuis de nombreuses années, elle berçait mécaniquement son enfant, le regard perdu dans le vide. De l'autre côté de la pièce, un homme à l'apparence bourrue insultait copieusement son écran de télévision - qui avait lui aussi connu des jours meilleurs, espérant sans doute que cela motiverait son équipe favorite à gagner ce match si important.

La sonnette retentit alors. Personne ne broncha. On sonna une deuxième fois. Le bébé se tut enfin. Trois coups furent frappés à la porte. Puis deux autres. Puis de nouveau trois coups. La jeune femme se leva précipitamment, posa l'enfant qui reprit ses cris de plus belle et leva les trois verrous qui bloquaient la porte. Dans l'encadrement de la porte se tenait...

" Theo ! "

Elle se jeta dans ses bras, le serrant si fort qu'elle lui fit presque mal. Il lui rendit son embrassade avant de la repousser tendrement vers l'intérieur de l'appartement.

" Salut, Gaëlys. Comment vas-tu ? "

Sans dire un mot, l'homme qui regardait jusque là la télévision se leva de sa chaise. Avec près de deux mètres de haut pour 120 kilos de muscles, le crâne rasé et luisant, des tatouages sur les bras, et probablement d'autres cachés par son marcel blanc, Franck Douglas n'était pas le genre de personne que l'on souhaitait avoir pour beau-frère. Sans jeter un regard ni à Theo ni à Gaëlys, ni même à sa fille, il quitta le domicile en prenant soin toutefois de bousculer Theo au passage, comme pour lui signifier son inexistence à ses yeux.

" Ne t'occupe pas de lui. Tu sais comment il est, parfois...

- Je ne vais pas te redire ce que je t'ai déjà dit. Tu sais très bien ce que j'en pense.

- Oui, je sais. Mais on s'en fiche. Dis moi plutôt ce qu'il en est. Tu l'as trouvé ? Tu as pu parler avec lui ? "

Le regard de Theo était teinté de tristesse. Il savait que sa soeur avait sûrement ressenti de l'amour pour son mari à une époque, et que la naissance fortuite de la petite Gabrielle n'avait pas arrangé les choses, mais il ne supportait plus de la voir souffrir ainsi. Elle devait le quitter.

" Oui, je l'ai trouvé, et il sait quelque chose, c'est sûr. Mais on n'a pas eu l'occasion de discuter, je dois le rejoindre un peu plus tard. Je me suis dis que j'allais passer te dire que tout allait bien, et dire bonjour à ma nièce préférée. "

Tout en finissant sa phrase, il prit la petite Gabrielle dans ses bras, qui s'arrêta de pleurer comme par magie. La petite avait hérité de la chevelure de feu de sa mère, mais avait délaissé les yeux verts de la jeune maman pour ceux, marrons, de son père. Gaëlys alla mettre de l'eau à bouillir tandis que Theo jouait avec la petite.

Lorsqu'une heure plus tard, il se leva de sa chaise, Gabrielle endormie dans ses bras, Theo ressentait de l'appréhension. Il était l'heure de retourner aux Trois Tonneaux, et de tenter de - enfin - découvrir cette vérité qui lui échappait depuis si longtemps. Bien sûr, il savait qu'il était différent, mais il sentait qu'il n'était pas le seul. Et les indices qu'il avait rassemblés durant ces quinze dernières années, toutes ces pièces d'un puzzle qui le dépassait, l'avait conforté dans cette impression. Et ce soir, il en aurait enfin le coeur net.

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Cela faisait trois cents ans qu'il voyait s'enchainer jour après jour des clients dans cet établissement. Trois cents ans qu'il épiait discrètement les conversations, qu'il voyait les gens s'enivrer à coup de pintes par dizaines, se battre sous le coup de la colère, ou, et heureusement c'était le plus le courant, passer un bon moment entre amis. Bien sûr, il n'avait pas toujours été à cette même place. À l'époque du précédent propriétaire, il était en face de l'entrée, juste au-dessus du comptoir. C'était son endroit préféré. De là, il pouvait voir qui entrait ou sortait du pub sans en rater un seul. Et chacun pouvait l'admirer en attendant sa commande. Il avait été fort déçu lorsque Matthew, l'actuel propriétaire, l'avait déplacé juste à côté de l'entrée des toilettes. Certes, il avait vue sur tout l'intérieur, mais plus personne ne faisait attention à lui désormais. Ceux qui allaient aux sanitaires étaient trop pressés pour le remarquer, et ceux qui en revenaient devaient se retourner pour l'apercevoir. Ce que personne ne faisait, bien entendu. Mais tel était son sort et il s'y était fait. Après tout, il aurait bien pu se retrouver à l'intérieur des toilettes - honte suprême ! Il n'était pas qu'un simple tableau, après tout ! Certes, il ne serait pas contre une petite restauration. Mais tout de même, il aspirait à un peu plus de reconnaissance...

Quelqu'un venait d'entrer aux Trois Tonneaux. En l'espace de trois cents ans, le tableau avait vu passer une quantité innombrable de personnes entre ces murs. Et pourtant il se targuait de pouvoir se rappeler de chacune d'entre elles. Vérité ou pas, une chose était sûre : cet homme était déjà venu ici. Aujourd'hui même. Trois heures plus tôt, pour être précis. Cela arrivait parfois que quelqu'un vienne plusieurs fois dans la même journée. Mais jamais avec un nouveau client. Plus étonnant encore, celui-ci se dirigea non pas vers le bar mais vers les toilettes. Cependant, au lieu de faire comme tant de gens avant lui et d'y entrer directement, il se planta devant la peinture et l'observa pendant un long moment.

" Excusez-moi, monsieur ? Je suis désolé, mais on est fer... Ah mais attendez, je vous reconnais ! "

Le tableau et son admirateur reportèrent immédiatement leur attention sur Matthew, qui revenait de l'arrière-boutique une bouteille à la main. Tandis que le premier se disait que quelque chose sentait la peinture à l'eau dans cette histoire, le deuxième s'avança vers son interlocuteur, avec un sourire inquiétant.

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Lorsque Theo arriva devant l'entrée du pub, son appréhension ne s'était pas calmée - bien au contraire. Tout son être semblait vouloir lui donner un avertissement, et à cause de ça, il resta planté quelques minutes devant la lourde porte en bois. La rue était déserte. L'étrange silence qui régnait dans les environs en ce début de soirée n'était troublé que par quelques miaulements éloignés. Même le fond de l'air était lourd et oppressant. Et pour couronner le tout, il sentait que la chose qui était en lui était en train de se réveiller...

" C'est pas vraiment le moment... ", pesta-t-il intérieurement. Il ferma les yeux, prit une grande inspiration et se concentra autant qu'il le pouvait sur un souvenir. C'est ce qu'il avait toujours fait dans cette situation, et jusqu'ici, cela avait toujours marché. Il choisissait à chaque fois le même souvenir : celui de la mort d'Emily. Il pouvait se rappeler de cette scène aussi facilement que s'il s'agissait d'une vidéo, chaque détail étant aussi fort que si cela c'était passé la veille. Il sentait encore la douceur de la peau de son visage, le calme de ses traits, la chaleur de son corps dont la vie venait à peine de s'éteindre. Il pouvait revivre la douleur et l'incompréhension qu'il avait ressenties sur le moment. Et la rage envers lui-même quand il s'était rendu compte que c'était bel et bien lui qui l'avait tuée...

Une larme chaude et salée coulait le long de sa joue lorsque Theo ouvrit enfin les yeux. Il se sentait calme. Vide, épuisé, mais calme. La chose s'était rendormie. Il s'essuya rapidement le visage, et sans plus attendre, pénétra dans le pub, prêt à en apprendre plus sur lui-même - et ses potentiels semblables. Mais au lieu de s'ouvrir sur la vérité, la porte des Trois Tonneaux ne lui dévoila que le corps sans vie de Matthew, gisant au pied de son bar, le visage figé dans une expression d'horreur...