« Au début je n'étais rien... Au début c'était bien...
Être rien n'est possible que dans un monde manichéen. Et pourtant, le manichéen ne tolère pas le rien. Le manichéen s'obstine dans le bien et le mal tranché à coup de hache. Pourrait-on définir le Rien ? Si oui, comment ?
Noir, bleu, rouge, jaune, blanc. Je ne sais pas ... sûrement : rien.
Dans l'eau ou la terre ? Je ne sens pas l'air ... chaud ou froid ? Mon corps était-il lourd ou léger ? Mort ou vif ? Ni tout à fait l'un encore mais plus tout à fait l'autre. Emplit de bien-être ou de souffrance ?
Aucun des deux... Juste rien.
Puis je réalise que j'avais déjà eu cette sensation auparavant... Oui... Un peu avant que tout bascule, j'ai ressenti ce grand rien, ait eu l'impression de me fondre en lui. Panique, peur, appréhension, inquiétude, ou curiosité ?
Je reprends ce qui semble être conscience... Je me sens... Je ne sais pas quoi, mais je me sens. Je ressens déjà trop pour n'être rien. Peu à peu, l'engourdissement absolu laisse place à la pesanteur la plus totale.
Je me souviens finalement... progressivement ... des couleurs... des formes ... des images, vagues ... des souvenirs, de sensations, d'odeurs, de gens, d'endroits et d'événements ... Edo tensei ... Orochimaru ... Konoha ... la mission ... mon échec ... Orochimaru ... Mon village ...
Mon village !
Cela fait trois ans que je ne l'ai pas vu, mais des pensées limpides se conçoivent sans mes yeux.
Sans mes yeux : car si je les ouvrais tout de suite, l'image de ces paysages d'air et d'eau, aux embruns marins, aux odeurs boisées, jusque dans les rizières ou l'eau et la terre se mêle et ne font qu'un, disparaîtrait.
Inéluctablement, sans y penser, ils disparaissent, pour laisser place à une masse informe de longueurs d'onde diverses ; quand mes yeux tentent l'aventure fort périlleuse de décrypter les alentours, en sentant la présence d'un être vivant ...
Une voix à l'aura d'hiver, mauvaise mais joueuse, s'élève dans la clairière et me mord les tympans comme un vent glacial :
« Eh bien, voilà qui est étonnant, la plus faible des trois pions, a survécut à cette technique pourtant mortelle.
Orochimaru-sama m'aurait-il caché des choses à ton sujet ? Je comprends mieux pourquoi il m'a demandé de venir récupérer ta 'dépouille' ...
Et tandis que les esprits alentours se réjouissaient de m'accueillir en leur royaume, l'homme aux cheveux presque blanc à l'odeur familièrement désagréable me soulève et m'emmène. Je le reconnais... L'assistant d'Orochimaru... J'aimerais me débattre. Mes membres ne répondent pas : ils sont si lourds, si gourds... Je ne les sens pas.
Non, je ne veux pas y retourner !
J'essaie de parler : rien. J'essaie de bouger : rien. J'essaie de respirer : rien... ? Puis soudain un choc.
Je tousse et inspire à m'en faire éclater la cage thoracique. Tout semble se remettre à fonctionner, à commencer par la sensation de douleur. Un hurlement de stupeur dû aux affres abominables s'étrangle dans ma gorge ; ce qui laisse place à d'horribles gargarismes.
Mes yeux s'humidifient à mon insu.
Je me débats.
Ses lunettes tombent dans les sous-bois.
Il s'arrête et me tutoie, lorgnant d'un œil meurtrier ma perspective amoindrie. Il se laisse toucher terre depuis les branches et me largue sans précaution au sol. Visiblement peu inquiété que je sois capable de m'enfuir dans mon état déploré. Et cas échéant, n'aurait aucun mal à me rattraper.
Je rampe difficilement. J'essaie de me mettre debout de temps en temps. Dès que je quitte l'appuie bienveillant de l'arbre qui m'a aidé à retrouver la station debout, mes jambes semblent se liquéfier sous mon persiste, pour son plus grand amusement, dans mon terrible tourment. Au bout de quelques instants il revient vers moi.
Il doit avoir retrouvé ses lunettes.
Il n'y a pas une âme charitable dans cette forêt pour me prêter sa force gracieusement. Les seuls fantômes présents ici sont des victimes ennemies de Konoha et sont plutôt aigries d'avoir perdu la vie, aider quelqu'un est bien la dernière de leurs envies –bien au contraire, ils me raillent et se réjouissent de mes soucis– et je suis trop faible pour les assujettir à cette fantaisie.
Le dieu de la mort a bien voulu concéder à me laisser la vie sauve –grâce aux liens chamaniques que j'entretiens avec l'au-delà– mais j'ai visiblement du lui céder quasiment l'entièreté de mon énergie vitale en échange de cette volonté...
Me laissant donc au seuil entre la vie et la mort et dans des conditions plus que précaires ...
Je me sens comme un oisillon blessé aux prises d'un félin. Le cœur battant si fort qu'il semble menacer de s'arrêter à cause de la peur et son crépitement dératé semble consumer le mince filet d'énergie qui me garde en vie... Mais je ne peux pas m'payer le luxe de faire la morte.
Ils me veulent... même morte...
Je le sens qui s'approche et à présent, mes vaines tentatives pour le fuir ne l'amuse plus que vaguement... comme un chat lassé de jouer avec sa proie après avoir passé des heures à l'affaiblir, lui laissant penser qu'elle peut s'enfuir en persévérant.
Au moment où ses mains vont à nouveau m'agripper un kunai fend l'air en sa direction, il l'esquive d'un bond félin, ce qui le force à s'éloigner de moi. J'analyse la trajectoire du jet pour essayer de déterminer la provenance et apercevoir l'individu fugace.
Qui avait bien pu passer inaperçu aux sens de ce redoutable protagoniste ?
