Auteur : SeaGull (2004)
Reviewer's corner :
# pour « Je peux lire en toi » : On sait jamais, des fois que des lecteurs de AS passeraient par là ! Merci à katoru87, Louvarde, Thalae Ellia pour les feedbacks ! Ça rassure de voir que je peux faire autre chose que du Saiyuki !
# pour « Euphorie » : A mes deux précieuses revieweuses Mellyna et Nighty Sha… Dites-moi ! Faut que je prépare les médailles en chocolat la prochaine fois, pour la première à laisser un mot ? En tout cas, merci d'avoir apprécié ! (et non, je vais pas arrêter de « hinter » mon yaoï… Parce que j'en écris dans la séquelle de RA je m'aperçois que décidément c'est absolument pas le registre où je suis à l'aise… grrrr)
Warning : Gensomaden Saiyuki ne m'appartient pas, mais ça vous saviez déjà… Yaoï hinté (pairings conventionnels)
Ce prologue est encore une pièce de type sombre du genre de « Vision de cauchemar » ou de la fic que j'ai postée pour Angel Sanctuary : c'est-à-dire le résultat d'une période d'anxiété et d'insomnie… Vous êtes prévenus, ce n'est pas gai… Cependant, il est prévu que le ton s'allège dans la continuation de l'histoire.
# L'essence de l'être. #
########################### Prologue : « abre los ojos… »
Le monde s'obscurcissait. Le cœur des hommes changeait. Les prières ou même les invectives adressées aux Dieux se faisaient plus rares chaque jour. Pourtant, au Paradis, la lumière éclatante était toujours la même. Les jours brillants se succédaient sans fin. Sans signification aussi. Les habitants du ciel restaient égaux à eux-mêmes, imbus de leur supériorité vaine et ignorante. Leurs regards se détournaient de plus en plus des âmes affolées qui cherchaient leur voie dans un monde en pleine déliquescence. Le cycle même du karma semblait s'être détraqué, sclérosé… L'histoire avait perdu son cours, pour certains, elle n'était plus qu'un éternel recommencement …
Les esprits réincarnés se faisaient de plus en plus rares, la plupart d'entre eux pathétiquement libérés d'une certaine manière, ayant perdu le moindre contact avec les fils ténus mus par la roue du destin…
Ceux dont les parques griffaient plus profondément l'essence se retrouvaient prisonniers d'un cycle de vies stériles et sans fin, répétitives, comme des pantins inconscients de leur sort, condamnés à subir encore et encore les mêmes souffrances, les mêmes châtiments… À ressentir comme au premier jour les mêmes sentiments. Derniers prisonniers de la toile créée par une déesse des millénaires auparavant, ils se pétrifiaient lentement tandis que les êtres affranchis de la tutelle divine, ces âmes jeunes de nouveau, attendaient le moment où le monde devenu immobile se retournerait enfin sur son axe, où même les dieux laisseraient la place pour créer une nouvelle possibilité d'évolution. Leur avènement.
Mais les quatre âmes engoncées dans le filet du passé n'en avaient pas terminé, elles. Marquées du sceau encore incandescent du karma, leur voyage continuait encore et toujours. Et d'autres individualités qui auraient dû les abandonner à leur sort bien des vies auparavant restaient aussi étrangement liées à elles, partageant la même destiné avec une fidélité étrange qui défiait toutes les lois organiques… Elles attendaient…
Mais la dernière spectatrice de ces péripéties ultimes s'interrogeait…Kanzeon bosatsu n'avait jamais connu l'ombre d'un remord à transgresser les lois du karma pour son bon plaisir. C'est elle qui avait introduit ces quatre nouveaux pions dans les plans du Destin. Bien des fois, elle avait tiré les fils pour réunir ces âmes, et aujourd'hui même sans son impulsion, elles finissaient toujours par se croiser. L'avait-elle fait une fois de trop ? Car plus rien ne changeait. Une seule explication était possible. Avait-elle soustrait au schéma cosmique une pièce importante empêchant un motif capital de se réaliser ? Avait-elle créé un nœud ? Il s'était agi d'un acte de compassion et pourtant… Son regard se posa sur l'objet de son inquiétude.
Une silhouette solitaire accompagnait souvent celle du trône appartenant au dieu au cœur absent, ces derniers temps, devant la mare aux lotus … Une sentinelle muette près du toushin taichi. Plus les jours passaient et plus ce personnage lui ressemblait : des yeux vides qui ne voyaient plus le monde. La flamme s'éteignait doucement, laissant l'ombre s'engouffrer dans ce regard autrefois d'un violet brûlant. Bientôt il serait aussi opaque que l'or terne subsistant encore dans le regard de Nataku, comme lui le souvenir d'une époque révolue, incapable de retrouver son chemin vers la réalité. Kougaiji, prince d'une race à jamais disparue depuis des siècles avait cessé de contempler le monde depuis bien longtemps.
Le monde continuait à vivre et Kougaiji se mourait sans vieillir, tandis que l'étroit entrelacs auquel il appartenait ne pouvait achever le motif grandiose auquel il était destiné, se détacher, une fois pour toute, du poids du passé. Et sans cesse le serpent des évènements se mordait la queue, incapable de faire peau neuve tant que toutes les pièces ne seraient pas de retour sur l'échiquier. Il était peut-être déjà trop tard…
L'existence de Kougaiji n'était plus faite que de la brume des rêves et des souvenirs indistincts d'une existence lointaine. Ses liens avec le monde, morts, son esprit partait à la dérive. Bientôt il en serait totalement coupé.
Quand je dis que les beaux traits de la déesse de la Merci se voilaient de plus en souvent d'inquiétude, il faut bien comprendre que Kanzeon bosatsu ne craignait pas la fin du Paradis. Plus ou moins comme les autres dieux, elle n'y croyait pas vraiment. Certes, son esprit était plus ouvert, sa lucidité plus grande que celle de la plupart des autres divinités. Elle ne se faisait aucune illusion non plus, sur la valeur des dieux eux-mêmes ou même leur défaillance. Mais tant de fois leur royaume avait été menacé et tant de fois il avait survécu… Seule la rébellion d'un des siens et la création d'un nouvel Eden avaient failli un jour faire trembler les fondations du sanctuaire divin : mais c'était il y a si longtemps ! Sa frayeur était bien plus profonde.
Elle craignait la fin du désir. Pas le désir charnel sous la forme de la luxure, bien sûr… Mais ce souffle puissant qui aiguillonnait la volonté, bâtissait la résolution, le moteur de toute évolution, la source de toute existence. Si ce sentiment disparaissait, ce serait la fin de la vie telle qu'on l'avait toujours connue, cet ordre naturel qui régissait tout ce qui était. Pas la fin du monde, la fin de l'étincelle de la vie même… Elle était terrifiée à l'idée que le masque inexpressif du prince youkai aujourd'hui ne soit le visage de cette nouvelle humanité qui naissait en s'affranchissant des lois du karma.
Et si son neveu et ses compagnons et quelques autres conservaient encore en eux cette flamme comme des photophores inconscients d'eux-mêmes, elle ne tarderait pas à s'éteindre aussi… La surprise avait été grande de comprendre… Certains êtres étaient là pour montrer la voie, portant haut le flambeau ardent de leurs sentiments pour éclairer le monde, le garder sur le bon chemin, entraîner avec lui le mécanisme précieux du destin. Elle avait éteint une de ces flammes, elle les avait peut-être condamnés toutes…
Un simple acte de compassion pourtant (il était tellement plus facile de le croire)… Elle avait nié des forces qui la dépassaient, elle en avait le pouvoir autrefois. Elle n'en avait plus la volonté aujourd'hui…
C'était il y a si longtemps.
Cinq mille ans. Plus de cinq cents incarnations, depuis le jour de la seconde mort du Dieu de la destruction…
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Ce jour-là, on aurait pu à bon droit parler d'atmosphère de fin du monde. Depuis quelques minutes, tout bruit avait cessé : plus de hurlements de fureur, plus d'imprécations, plus d'incantations, plus de blocs massifs s'effondrant autour des protagonistes dans la cour… Même plus de pleurs. Le vent était lui aussi brusquement tombé. Quelques souffles d'air silencieux formaient encore de temps en temps quelques étranges tourbillons de poussière à la surface du sol, mais plus rien à voir avec la férocité qui avait précédé et qui transformait le moindre grain de quartz en une arme mortelle commençant déjà à mordre les murs de la forteresse mise à bas, ainsi la peau des derniers survivants.
Mais ceux-ci se taisaient tous deux et la chape de silence pesait lourdement sur eux comme un couvercle de plomb. Au ciel, le regard vide des morts ne pouvait embrasser que de grands nuages sombres imitant les circonvolutions étranges du sable sur le sol, annonciateurs d'une tempête imminente assombrissant tout le pays. Le soleil s'était éclipsé. Et dans la pénombre, il semblait que même les couleurs avaient disparu. Même le rouge du sang commençait à brunir sur les larges dalles de pierre, envahies par le sable venant du dehors au travers des énormes brèches des murailles éventrées. Hôto n'était plus la forteresse inexpugnable qu'elle avait été : Hôto était tombée. Elle ne serait bientôt plus que poussière.
Dans leur hébétude, les vivants ne valaient guère mieux que les morts. La douleur engourdissait leurs cœurs et leurs corps. Dans cet état anesthésié, le monde autour ne semblait même plus avoir d'importance. Aucun ne voyait l'autre, chacun muré dans sa souffrance. Si l'on pouvait parler de souffrance dans l'un des cas. La créature était à peine humaine. Et pourtant…
Elle aurait pu faire illusion à cet instant…
Le Seiten Taisen Son Goku. Un être à nul autre pareil.
Il était étrangement immobile. À genoux. Penché sur quelque chose. Un corps disloqué portant des habits de moine sanzo. Il semblait regarder sans comprendre la chair immobile qu'il avait déchirée de ses propres ongles. Comme l'amour, la fureur est aveugle. Après les ennemis, elle frappe souvent les alliés. Le Dieu de la destruction avait été détruit, mais à quel prix…
Une main griffue se tendit, effleura la peau presque translucide près d'un œil ouvert à jamais. La créature n'aimait pas ça, la couleur disparaissait déjà de l'iris pâle… Et rapidement l'incompréhension se mua en colère. Elle aimait cette couleur, se rendait-elle vaguement compte. Et la seule réponse qu'elle ait jamais connue était la pure violence. Son bras se rejeta brusquement en arrière, se préparant à frapper encore une fois cette face peu coopérative. Au premier coup, la tête pencha vers le côté, un rideau de cheveux blonds venant instantanément dissimuler l'œil fautif. La créature poussa un feulement de rage, se préparant à frapper de nouveau.
« Arrête ça ! » souffla avec force une voix grave et impérieuse. « Il est mort et il ne reviendra plus, Son Goku. Même si je doute que tu comprennes… »
Pour la première fois, les yeux dorés de la créature quittèrent le cadavre du bonze pour croiser ceux d'un prince youkai. Cette couleur le mit en colère. C'était celle qu'elle voulait si désespérément voir. Mais pas là ! Et sa colère changea donc d'objet.
Le prince des youkai se tenait à peu de distance. Il y a quelques secondes, il était toujours incapable de se relever. Anéanti. Prêt à se laisser mourir de ses blessures. Simplement. Il ne comprenait pas exactement pourquoi le spectacle de Son Goku s'attaquant au cadavre du moine avait soulevé une telle émotion chez lui. Le dégoût l'avait submergé. Ce qui attendait le singe quand il reprendrait conscience (s'il reprenait conscience. Le Son Goku qu'il avait connu avait peut-être disparu à jamais, lui aussi, en fait…) était déjà horrible, il avait tout perdu. S'il pouvait au moins lui épargner la vision de cette dernière atrocité, il pouvait bien faire cette dernière chose. Alors il trouva la force de se relever, de mouvoir son corps douloureux. De ne pas baisser les yeux sur le cadavre qui était à ses propres pieds. Réussit à parler. Et puis après tout, de cette façon tout allait prendre fin.
C'est juste que Kougaiji avait toujours su qu'il finirait comme ça. Il s'en était rendu compte dés le premier jour où son regard s'était posé sur la créature dépourvue de son diadème. Il avait curieusement échappé à ce sort plusieurs fois déjà. Il avait survécu. Mais il y a une fin à tout. Il avait attiré l'attention de l'enfant de la Terre. Il avait réveillé sa fureur avec ces simples mots. Il allait donc mourir des mains de la créature. En fait, il n'attendait que ça…
Évidemment, le cri qui emplit l'espace n'avait rien d'humain. La vitesse de la créature n'avait rein d'humain. Pas même de youkai. C'était tellement plus que ça…Une telle force en mouvement expliquait la fascination absolue de la future victime. Kougaiji contemplait la mort fondant sur lui, les yeux grands ouverts, incapable de détourner le regard. Son corps était parcouru d'une étrange excitation, tendu comme un arc. Il se brassait pour l'inévitable impact.
Sa concentration était si intense, que lorsque la lumière explosa devant ses yeux clairs, brûlant ses iris, le spasme en fut d'autant plus douloureux. Le choc fut si puissant que ses jambes cédèrent de nouveau sous lui. Il se rendait vaguement compte que l'itan n'avait pas eu le temps de l'atteindre, pas encore touché… Alors quoi ?
Comme cela arrive parfois, il lui fallut un instant pour donner un sens à ce qu'il venait de voir. En fait, la lueur n'avait duré qu'une fraction de seconde, fulgurante comme la foudre mais laissant sa marque au plus profond de ses rétines, faisant danser devant ses yeux de multiples tâches colorées. Mais au milieu de ce maelström était apparue une silhouette élancée de haute taille, s'interposant étrangement entre lui et Son Goku. Il eu à peine l'aperçu d'un corps souple et délié, d'une longue chevelure ondulante de la couleur des nuits sans lune et de voiles opaques flottants rehaussés de quelques éclats de métal.
Mais ce qu'il vit surtout fut le long bras blanc qui se tendit, attrapant d'un geste vif la chevelure de l'anomalie issue de la Terre pour, d'une brusque secousse le détournant de l'énergie de sa course furieuse, l'envoyer d'un geste au sol, dans un nuage de poussière.
Une divinité, réalisa enfin le prince des youkai. Mais Kougaiji n'avait même plus la force de s'étonner de la divine intervention.
Quant à la créature, elle ne se posa même pas la question. Elle était déjà sur pied, son ire se reportant instantanément sur la nouvelle venue. Pourtant, aucun de ses assauts sauvages ne portait ses fruits. Semblant bizarrement à peine bouger, Kanzeon bosatsu esquivait chaque coup. Un instant Kougaiji put entrevoir son visage hiératique, sa beauté marmoréenne troublée d'une expression de profonde colère et d'une indicible tristesse.
Elle n'avait pu s'empêcher d'intervenir en cet instant. Même si tout était fini. Même en regrettant l'issue désastreuse du dernier combat du sanzo-ikkou. Il y avait pour elle dans cette scène une pénible impression de déjà vu.
Lorsque sa main se plaqua finalement sur le front de son adversaire du moment, elle préféra fermer les yeux pour s'épargner la vision de la transformation qui affecta les traits de Son Goku. Le corps de celui-ci s'effondra dans les bras de la déesse. Dans une démonstration de tendresse inattendue, elle se laissa elle-même tomber à terre, berçant l'enfant inconscient sur ces genoux.
Quand le diadème avait réapparu, Kougaiji avait relâché le souffle qu'il ne savait pas retenir… Ils attendirent tous deux dans une indifférence bornée et un lourd silence que les yeux dorés s'ouvrent de nouveau.
Curieusement, la tempête n'éclata pas. Tout à coup, les nuages se déchirèrent simplement, laissant s'écouler une douce lumière jaune qui les enveloppa tous d'un cocon coloré. Tout était maintenant fini. Même la Nature le disait. La vie était censée continuer. Ce calme soudain donnait à Kougaiji l'envie de hurler. Qui disait qu'il voulait survivre à ça ? Qui disait qu'il voulait survivre comme ça ? Sa main effleura la chevelure de Dokugakuji dont le corps gisait toujours prostré près de lui. Son esprit convoqua les images de sa crypte, où sa mère, sa sœur et son amie devaient être ensevelies sous les décombres. Il avait toujours haï la solitude…
Le sourd gémissement de Son Goku le ramena à la réalité. L'enfant de la Terre fut vaguement dérouté par le parfum entêtant de lotus qui planait autour de lui, en reprenant conscience. Encore plus par le visage qui se penchait sur lui. Il n'avait jamais vu cette femme (en tout cas il ne pouvait pas s'en souvenir) mais les autres lui avaient plusieurs fois parlé de son apparition. Kanzeon bosatsu. Il ne pouvait y avoir qu'une raison à cette présence divine. Sa main se porta à son diadème, à nouveau fermement en place.
Il s'écarta d'elle avec brusquerie, son premier réflexe étant de chercher Sanzo et les autres du regard, autour de lui.
« Ne regarde pas. »
Les mots le glacèrent. Il avait reconnu la voix. Kougaiji. Il avait reconnu le ton. Pitié. Et il devina aussitôt. Mais rien n'aurait pu l'empêcher d'en avoir le cœur net. Alors il regarda quand même. Et il les vit. Nul besoin d'en dire plus.
Kanzeon bosatsu choisit de ne pas intervenir, de lui laisser cette étrange intimité dans le deuil. Mais sa réaction la surprit. Pas de cri. Pas de larme. En dernier lieu, le regard de Goku s'était posé sur le dernier survivant. Il se dirigeait maintenant vers lui d'un pas mesuré. La déesse comprenait qu'il se passait quelque chose entre les deux anciens adversaires, mais ne comprenait pas quoi. Muscles broyés, os brisés, corps perclus de douleurs, Kougaiji s'était encore une fois relevé avec une obstination confinant à la folie. Il soutint le regard doré dans lequel le message était bien trop clair pour être ignoré. Il lui offrit ce que l'intervention de la déesse lui avait à lui-même refusé. C'était le choix de Son Goku après tout. Une mort rapide…
Le visage de Kougaiji était resté impassible, tandis que ses belles mains s'étaient portées au cou de l'adolescent aux yeux d'or dont le regard restait étrangement solennel, ancré dans un violet pâle dans lequel il cherchait une autre personne. Les longs doigts du prince youkai s'enroulèrent autour du cou nerveux de l'itan d'un geste presque tendre. Le craquement des vertèbres se répercuta avec un son obscène sur les vieilles pierres, avant le bruit sourd et écœurant de la chair heurtant la pierre.
Et Kougaiji était encore vivant. Mais maintenant deux corps gisaient à ses pieds. Son esprit était vide. Mais restait une dernière personne qui refusait de le laisser s'abandonner à son néant.
« Il est éternel ! Il aurait pu les retrouver grâce à moi ! »
La voix de stentor d'une déesse furieuse déchira le silence comme le tonnerre. Choc. Protestation. Comment osait-il ? Bien sûr, elle ne savait pas si elle pensait au singe qui avait osé la quitter ou au prince qui avait osé le tuer… La rage faisait terriblement vibrer sa voix grave, l'émotion la faisait trembler. Pourtant la répartie immédiate de prince youkai la laissa soudain sans voix. Par-delà même le fait qu'elle ne savait pas dans quelle réserve d'émotion il parvenait à puiser pour avoir encore la force ne serait-ce que d'ouvrir la bouche, la colère qui répondait à la sienne la surprit.
« Pourquoi ! » s'écria-t-il avec une violence qui étonna la déesse de la Merci…
« Pour que tout puisse recommencer encore une fois ? Qu'il refasse les mêmes erreurs ? Pour qu'il les attende, les retrouve et les tue sans jamais appartenir au même monde qu'eux ? »
Cette étrange réponse la laissa un instant songeuse… Qu'avait-il donc appris de ses ennemis pendant ces années de rivalité ? Quelle étrange connaissance de ses adversaires avait-il acquise ? Que savait-il de leurs incarnations passées ? Son indignation était sincère, elle le sentait. Mais il y avait autre chose dans ce regard épuisé. Qu'essayait-il de faire ? De provoquer chez elle ?
Tuez-moi.
Et sa colère revint instantanément. Froide comme la glace cette fois. Ce serait trop facile de le laisser mourir après ça… Kougaiji allait vivre qu'il le veuille ou non !
Que quelqu'un me tue…Feignant d'accéder à sa requête, elle lui offrit l'oubli…
Son bras se tendit à nouveau, une lueur brilla dans sa paume. Kougaiji s'effondra.
Sans cérémonie, elle chargea le corps inerte de Red Boy sur son épaule et se prépara à partir. Cependant, avant qu'elle ne se détourne définitivement de ce lieu qui resterait pour elle de sinistre mémoire, un faible feulement attira son attention. Ses yeux tombèrent sur une petite forme chiffonnée d'un blanc immaculé, où se trouvaient sertis deux rubis ayant singulièrement perdu de leur éclat flamboyant.
Goujun. Alors il lui restait quelqu'un avec qui partager sa tristesse finalement… Quelqu'un qui comme elle avait été attaché à ces morts, qui les avait connus. Ce n'était qu'un modeste réconfort, certes, mais c'était déjà ça…Promptement, un petit dragon blanc se vit hissé sur l'autre épaule, se pelotonnant contre le cou de Kanzeon avec un soupir attristé.
L'étrange trio se volatilisa dans un éclair de lumière.
Les morts restèrent seuls.
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Il était temps maintenant, ce don de l'oubli, de le lui reprendre. Elle avait besoin de Kougaiji. Le jouet qu'elle avait inconsidérément pris au karma, elle devait le lui rendre.
Comment décrire ces décades qu'il avait passées ici ?
Le prince des youkai n'était plus exactement lui-même, constata Kanzeon avec détachement.
Très tôt, elle avait dû s'occuper de son apparence. Un youkai au Paradis ! Évidemment, son petit souvenir ramené de la Terre n'était pas passé inaperçu et nombre de divinités n'avaient pas apprécié cette présence étrangère et révoltante. Certes, la déesse de la Merci n'était pas allée jusqu'à lui apposer un chakra, mais seulement jusqu'à gommer les traits les plus caractéristiques de sa race. La mort de Gyumao avait marqué la fin de la Minus wave. La fin de l'usage des limiters dans quasiment tout le Togenkyu aussi… Son « protégé » était peut-être l'un des derniers youkai à porter des limiters, alors (et aujourd'hui, Kougaiji était tout simplement le dernier des youkai…). Kanzeon avait adroitement transformé ses pendants d'argent. Plus de tatouages faciaux, plus de griffes, plus d'oreilles pointues mais des lobes finement ourlés. Aujourd'hui, avec le temps, certaines divinités avaient même oublié qui il était et se retournait sur passage de l'éphèbe avec un regard appréciateur… Ce qui ne manquait jamais de faire fleurir un sourire narquois sur les fines lèvres du bodhisattva…
Quant à son âme… Jouer avec la mémoire n'est jamais sans conséquence, et la personnalité même de Kougaiji en avait été profondément altérée. Oh, certes, il se mouvait sans contrainte, il parlait, pensait même, d'une certaine manière. Il était de compagnie agréable pour la déesse, divertissant à sa façon. C'est juste qu'il ne savait pas qui il était et ne se le demandait pas ! La flamme dans ses yeux violets s'était éteinte à sa source. C'est seulement dans son sommeil que venaient parfois le hanter certains visages dont il avait de toute façon oublié les traits dés son réveil. Les vastes champs de fleurs du Paradis remplissaient son esprit d'une sereine beauté, mais les émotions n'existaient pas dans cet Eden.
C'était aussi la cause du froid entre la déesse et le roi dragon de la mer Occidentale. Et cela depuis l'instant où il avait repris sa forme originelle. Il ne supportait pas de poser les yeux sur cette ombre du prince qu'il avait connu. Il s'arrangeait ostenciblement d'ailleurs pour ne jamais avoir à le croiser. Quant à Kanzeon, le regard étrangement glacé du dragon posé sur elle, la lueur de reproche, l'avait souvent mise mal à l'aise. Après tout, il était un des seuls êtres qu'elle respectait vraiment en cet endroit. Une fois seulement, il lui avait exposé son grief : il avait déjà eu l'occasion de voir le youkai dans un état proche de celui-ci, étranger à lui-même, manipulé, lorsque la reine Gyokumen avait pris possession de son esprit. Il était indigne d'une déesse de se comporter de manière comparable à celle de cette… femme. Mais Kanzeon était Kanzeon. Elle préféra ignorer la remarque. Il était trop dérangeant de penser à cet étrange rapprochement.
Comme elle le pensait, Kanzeon trouva Kougaiji près du trône de Nataku. Pieds nus sur les fraîches dalles de marbre, elle s'approcha d'eux en silence. Sa main effleura l'un des pendants d'argent près du visage du youkai, si doucement qu'aucun son métallique ne se fit entendre. Mais cela fut suffisant pour que le prince prenne conscience de sa présence et tourne vers elle son regard d'améthyste. Doucement, oh combien doucement, elle souffla son nom, lui faisant signe de la suivre à l'intérieur de ses appartements. Se relevant d'un geste plein de grâce, il s'exécuta sans une parole. Elle referma sur eux les grandes portes. Se retourna soudain pour lui faire face.
Elle cueillit dans sa main ce beau visage inexpressif, plongea ses yeux dans les siens. Bien sûr, même un contact aussi intime ne suscita aucune réaction. Son sourire se rapprocha encore de la face du prince. Le pouvoir des baisers divins s'étendait à de nombreux types de transfusion. Les souvenirs en faisaient partie. Kanzeon bosatsu se pencha davantage. Et…
Et ce fut comme si 5000 ans ne s'étaient jamais écoulés, si ce n'est que Kougaiji rouvrit les yeux sur un lieu qu'il ne connaissait pas. Mais il reconnut la déesse. Les souvenirs revinrent : ils lui broyaient le cœur. Les émotions revinrent : elles lui déchiraient l'âme. Des sensations vieilles de 5000 ans fondirent sur lui, faisant vaciller son corps dont les atroces blessures étaient pourtant guéries depuis si longtemps… Et le youkai comprit.
Il était vivant. Lui qui ne désirait rien tant que la mort.
« Aujourd'hui j'ai besoin de toi, Kougaiji… » Manifestement, la divinité avait décidé d'aller droit au but. Le regard du youkai était brillant de colère à cet instant, et Kanzeon goûta grandement ce changement.
« Vous n'avez rien n'a m'offrir. La vie n'a rien à m'offrir. » La coupa-t-il.
Toujours aussi obstiné, pensa-t-elle avec humeur. Alors elle décida de le tenter :
« Tu pourrais les retrouver… »
Les. Le sens de la phrase était trop clair. Yaone. Ririn. Doku…
« Ils sont morts. » cracha-t-il avec autant de haine que de véhémence. Il était évident, que la déesse ne lui proposait pas de les rejoindre de la façon qu'il avait lui-même envisagée. Il flairait le piège.
« Ils sont réincarnés. » contra-t-elle d'un ton léger. Elle omit néanmoins de préciser combien de fois ils l'avaient réellement été depuis la disparition de leur seigneur…
Il comprit instantanément ce qui lui était offert. Quelque part il ne pouvait y croire. En outre, il n'était pas inconscient au point de ne pas réaliser qu'il y aurait obligatoirement un prix à payer. Les dieux n'agissent pas par bonté d'âme.
Réincarnation. De toute façon, ils ne seraient plus eux-même. Mais une partie de lui était insidieusement séduite par l'idée de succomber à l'illusion de les retrouver…
Et ce regard noir et inquisiteur de déesse qui refusait de le lâcher ! La sensation d'être prisonnier était trop forte : il fallait qu'il quitte cette pièce. Par chance, Kanzeon ne fit aucun geste pour le retenir.
« Et maintenant ? » souffla calmement Jiroushin en posant sa carafe de vin ambré sur un élégant guéridon. Spectateur silencieux, comme d'habitude, des intrigues de son bodhisattva, il avait assisté à toute la scène. Kanzeon rejoignit un siège confortable, croisant d'un geste aguicheur ses jambes interminables, révélant avec délices plus de chair que même une déesse de la luxure n'aurait cru nécessaire.
« On attend ! » répondit avec désinvolture la divinité, saisissant son journal et ouvrant d'un geste sec les larges feuilles. Son regard s'attarda particulièrement sur une photo. Un jeune blond à l'arrogant regard violet. Si tout se passait comme elle l'entendait, il allait bientôt retrouver de vieilles connaissances.
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La jeune femme au doux regard ambré et aux longs cheveux violets…
L'enfant vive et enjouée, qui cachait la mélancolie au fonds de ses grands yeux verts avec de mémorables explosions de tendresse…
Et l'homme grand au regard brun et franc, toujours présent à ses côtés, sur qui il comptait aussi sûrement que sur le cœur battant dans sa poitrine pour faire partie de sa vie, le maintenir en vie, même…
Maintenant que leurs souvenirs étaient revenus, ils ne voulaient plus le quitter… Ces visages ne cessaient plus de danser devant ses yeux, il ne voyait même plus où il allait.
Au détour d'un interminable couloir, il sentit une poigne puissante se saisir de son bras pour l'arrêter abruptement. Ses yeux s'attardèrent sur la laiteuse peau écaillée de la main posée sur son bras, se levèrent sur le regard reptilien mêlant l'or et l'écarlate. Un instant le tumulte de ses pensées se tut, tandis que penchant son visage vers lui, l'homme blanc prenait une silencieuse et profonde inspiration tandis que ses yeux se plissaient légèrement : il ne s'était pas attendu à cette rencontre :
« Ainsi, le vrai Kougaiji est revenu… »
Et Kougaiji ne comprenait pas comment ce personnage pouvait avoir l'air de le reconnaître. Et il ne prit pas le temps de s'interroger plus avant, se dégageant d'une brusque secousse et continuant son chemin. Le dragon, quant à lui, poussa un long soupir. Le bodhitsattva avait recommencé. Pendant quelques secondes Goujun hésita. Finalement, il lui emboîta le pas bien que Kougaiji soit déjà hors de vue. Il ne devinait que trop bien où le prince des youkai allait se réfugier. Goujun le connaissait mieux que l'on aurait pu le croire…Après tout, en approchant de la forteresse du Hôto, qui d'autre que le petit dragon autrefois appelé Hakuryu aurait pu, en toute discrétion, aller en reconnaissance pour le sanzo-ikkou ? À combien avait-il assisté, en ce lieu sinistre, dissimulé dans l'ombre des voûtes immenses ?
Il était certain de retrouver le prince près du bassin aux lotus en compagnie de Nataku. Pas de grande salle sombre et voûtée pour abriter ses tristes pensées, en ce lieu. Cette terrasse était même tout le contraire. Alors, était-ce l'illusion d'une oreille attentive qu'il venait chercher ici, comme autrefois auprès de la femme de pierre ? Etait-ce cela qui déjà l'attirait inconsciemment vers le jeune dieu avant même que ses souvenirs ne lui aient été rendus ? Le chemin maintenant ancré dans la mémoire de son corps ne pouvait que le ramener là-bas. Quelques minutes plus tard, il sut qu'il ne s'était pas trompé. Kougaiji était bien là.
L'esplanade de marbre devant l'étendue d'eau où se balançaient les nénuphars était inhabituellement sombre, ce soir. Peut-être un dieu fantasque avait-il aujourd'hui voulu recréer les charmes d'une terrestre nuit d'été au Paradis. Goujun distinguait dans l'ombre la silhouette allongée au bord de l'eau et même les trois mèches couleur de flammes serpentant sur son corps vêtu de blanc dont l'une qui avait suivi la main du prince dans le liquide. Le contact frais des dalles avait peut-être quelque chose d'apaisant. Ou peut-être que ce retour à la normale avait drainé le youkai de son énergie. Goujun n'aurait su dire. Il se contenta de se poster en retrait à côté du trône, une main posée en une étrange marque d'affection sur l'épaule de l'enfant aux yeux d'or. Le prince se rendrait bien assez tôt compte de sa présence.
Maintenant, penché sur l'onde presque au point de la toucher, tel un Narcisse amoureux des reflets qu'il y trouvait, c'était toujours les mêmes visages que Kougaiji ne cessait de voir. Ne manquaient que le contact de la peau, l'eau se dérobant sans cesse entre ses doigts, et l'inflection des voix chères qui se sont tues… N'y tenant plus, ses yeux se détachèrent de ces illusions aquatiques. Toujours allongé sur le marbre, son regard se tourna vers l'immobile touchin taichi. Peut-être s'était-il apprêté à lui parler. Mais une ombre se tenait près du trône. Kougaiji n'aurait su dire depuis combien de temps il avait été veillé par cet œil vigilant.
« Il y a quelques heures encore, vous étiez quasiment dans le même état. » Commenta l'homme blanc en regardant avec une compassion soigneusement dissimulée le jeune garçon inerte installé sur l'imposant siège.
« Alors ? Qu'est-ce que vous croyez que je vais faire ? » S'enquit tout à coup Kougaiji après un instant de silence. La voix grave était douce, mais ne parvenait pas tout à fait à dissimuler entièrement le léger sarcasme qui la faisait vibrer. Après tout, ce personnage à l'air presque fantomatique semblait en savoir beaucoup… Alors pourquoi pas ?
« J'ai fait le même choix, un jour. Essayer de les retrouver. » Essaya d'abord d'éluder le dragon, songeur. Bien sûr qu'il devinait pour quelle raison la déesse avait soudain décidé d'éveiller le prince… Mais les dragons sont foncièrement honnêtes. Il n'allait pas dérober une réponse que réclamait un regard si noble.
« Les rejoindre, bien sûr. » Continua-t-il. « Les liens qui vous unissent à ceux qui vous manquent sont autrement plus puissants que ceux qui me liaient à ceux que j'ai suivis. »
L'étonnement se peignit sur les beaux traits de Kougaiji. Mais qui était cette créature ? Son regard se fit scrutateur tandis qu'il fouillait à la fois ses souvenirs et les traits de l'homme pâle. Celui-ci lui offrit de plonger dans son regard, penchant légèrement son visage dans sa direction. Le prince ne put retenir un sursaut de surprise quand il comprit. En effet, quel drôle de destin avait été celui du dragon. Il se rappelait très bien la minuscule créature qui escortait le sanzo-ikkou. Il lui prouvait d'ailleurs qu'il était possible de retrouver ceux à qui il tenait. De-là, la décision était facile.
Le youkai eut un hochement de tête à l'intention du roi blanc, se releva non sans jeter un dernier regard aux silhouettes qui se dissolvaient déjà dans l'eau limpide. Il prit le chemin des appartements de Kanzeon. Après tous ces siècles, son corps le connaissait par cœur, même si son âme n'en gardait aucun souvenir.
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La double porte s'ouvrit avec fracas sur une forme vêtue de blanc, la lumière des torches illuminant de mille reflets intenses une longue chevelure auburn. L'air de royauté qui auréolait la silhouette élancée du prince quand il pénétra en trombe dans les quartiers de la déesse de la Merci, plus impressionnante même que celle de nombre de Dieux en ce Paradis, était telle que Jiroushin s'effaça pour le laisser passer sans même se poser de question.
« Qu'attendez-vous de moi ? »
Derrière les grandes feuilles de son journal, un sourire de triomphe illumina les traits de Kanzeon bosatsu. Les paroles du prince la confirmaient dans sa victoire. Enfin… Le moment était venu.
Calmement, elle replia sa revue, à scandales évidemment, et d'un mouvement gracieux du poignet, ne se donnant même pas la peine de la tendre à Jiroushin, la fit négligemment tomber sur le sol. D'un geste charmeur d'une coquetterie extrême, elle dégagea quelques mèches d'ébène de son regard profond où dansait une secrète jubilation, décochant son sourire le plus carnassier. Le bout de ses longs doigts blancs se posa sur le miroir qui lui servait de bijou sur son opulente poitrine en un geste de feinte modestie.
« Oh, pas grand-chose. Juste que tu remettes en branle le destin… »
######### à suivre ##########
A/N : 1) Un Cookie virtuel pour celui qui retrouve le morceau de vers de Verlaine que j'ai caché dedans…
2) « abre los ojos », le titre du prologue, veut dire « ouvre les yeux » en espagnol… Cela dit, comme je ne parle pas espagnol du tout, il se peut qu'il manque des accents : au cas où, je m'en excuse… Ça vient du film de Aménabar (ce titre non plus n'est donc pas à moi !) qui est passé récemment sur Arte et que j'ai adoré ( à voir ) : j'aime la sonorité des mots et ça collait bien ici, alors !
