Cœurs de désillusions
« On ne souffre nos amours que si l'on ignore le sens qu'ils donnent à nos vies. » SB
Quand Derek rentra dans son loft après sa course quotidienne dans les bois, quelque chose l'alerta immédiatement. À peine avait-il fini de tirer la porte coulissante, qu'il savait déjà que quelqu'un était venu chez lui. Il y avait là, la note persistante de l'odeur de Stiles et pourtant, ses sens surdéveloppés le renseignaient quant au fait qu'il était bel et bien seul dans son appartement. L'hyperactif était donc passé à son logement en son absence et était resté suffisamment pour que la signature particulière de sa fragrance adolescente imprègne l'atmosphère de la grande pièce.
Il était tard et cependant, cela ne semblait pas faire longtemps que le meilleur ami de son alpha avait quitté le loft, comme s'il l'avait attendu pour mieux renoncer à la dernière minute. Il y avait tant d'humeurs différentes dans l'effluve que Stiles avait laissé derrière lui. Le loup-garou s'en perturba au point de froncer les sourcils alors qu'il appuyait sur l'interrupteur permettant à la lumière d'inonder la salle. Derek ne parvenait pas à déchiffrer cet imbroglio de fragrances qui persistaient dans le parfum du jeune et il se contenta de humer sérieusement l'air pour essayer de refaire son parcours à l'intérieur de son domicile.
Il fut d'abord surpris de constater que l'adolescent avait certainement passé beaucoup de temps dans le fauteuil, place que le lycanthrope de naissance affectionnait lors des réunions de meute. Stiles avait voulu se retrouver là où l'homme lisait, là où il occupait ses instants de détentes et c'est machinalement que Derek se saisit de son livre du moment, posé sur l'accoudoir, à l'endroit où il l'avait laissé. Son nez s'attarda instinctivement sur les pages et il comprit que l'hyperactif avait touché le roman. Non, il n'avait pas fait que le manier superficiellement, il en avait lu certains passages et le bouquin portait la senteur âcre de ses pleurs sur certaines pages. Derek savait que « Larme de Lune » pouvait être une histoire parfois bouleversante.
Perturbé, le loup-garou se releva en reposant l'ouvrage sur la table basse et décida de se défaire de sa veste en cuir qu'il jeta dans la bergère. Comment Stiles avait-il réussi à entrer chez lui ? Se pouvait-il qu'il soit en possession d'un double des clefs ? Derek ne savait pas ce que signifiait tout ça, mais la colère commença à poindre en lui, comme un réflexe pour se protéger de sa propre compréhension. Un sale petit fouineur avait passé une bonne partie de la soirée sur son territoire et avait manifestement fouillé ses affaires, comme pour s'en approprier les secrets.
Nerveux, il laissa son odorat suivre les pistes que l'agaçant hyperactif avait lâché derrière lui et lorsqu'il prit conscience qu'il était dans sa propre chambre, le cœur de Derek s'arrêta brusquement pour mieux se perdre dans une course effrénée. Stiles était entré dans son antre privé. Le morveux s'était allongé dans son lit, il avait délibérément dispersé l'exhalaison de sa mélancolie, sur ses draps et son oreiller. La respiration du loup-garou se coupa. Il ne savait plus quoi éprouver et seul un malaise grandissant continuait de se répandre en lui. Il se détourna subitement de ses ressentis et commença à tourner en rond dans la pièce où il dormait.
Stiles avait surtout pleuré ici, il y avait exprimé une part de sa tristesse et de sa frustration. Pourquoi ? Qu'est-ce que Derek représentait pour lui ? Comment se faisait-il qu'il soit venu dans sa chambre pour se réconforter des états d'âme qui le torturaient ? L'homme ragea sourdement, et c'est au moment où ces questions percutaient sa raison qu'il vit le pli reposant sur la table de nuit, une page raturée d'écrits. Reprenant contenance, Derek s'empressa de s'en saisir.
Il fut d'abord interloqué par le graphisme brouillon qui noircissait la feuille de papier. C'était comme si les mots partaient en tous sens, sans cohérence visuelle. Certaines lettres penchaient en amont quand d'autres flirtaient sans complexe avec l'aval, donnant à l'ensemble une apparence de fourre-tout où se mêlaient des déliés abandonnés à leurs seules confidences. C'était assez déstabilisant et en même temps, cela traduisait parfaitement le caractère dispersé de Stiles.
Derek ne retint pas le faible rictus qui titilla ses lèvres lorsqu'il s'en fit la remarque et cela le perturba ensuite. C'était un étrange attendrissement, une sorte de désaveux qui lui coûtait. D'habitude, le loup-garou ne souriait pas en pensant à Stiles. En fait, tout en prenant conscience de cela, il se rendit compte qu'il était toujours agacé, irrité, coléreux et mal embouché lorsqu'il songeait au fils du shérif de Beacon Hills. Alors pourquoi le garçon avait-il pris la liberté de venir en son domaine privé pour lui laisser ce courrier qui serait difficilement déchiffrable ?
Le visage du jeune homme redevint impénétrable et il s'assit sur le rebord de son lit, incapable de faire abstraction de l'étrange appréhension qui guidait désormais ses respirations. Derek déglutit avant de passer une main incertaine dans la masse de ses cheveux noirs. Son regard se porta quelques instants vers la porte ouverte qui menait à sa chambre. Elle bâillait sur les ombres du couloir et ne donnait aucun indice de ce vers quoi elle amenait. Cette vision était comme un appel, un symbole, une coïncidence qui faisait naître une boule d'angoisse dans le ventre du métamorphe. S'il lisait les mots que l'adolescent lui réservait, il pénétrerait sur un territoire inconnu où l'obscurité viendrait contaminer jusqu'à sa chair.
Il fallut que Derek se laisse investir par la curiosité pour se donner le courage de commencer à déchiffrer la lettre que Stiles lui avait rédigée. Il fallut que l'envie de savoir devienne plus intense que son pressentiment. Il se doutait qu'il se dessinait sur cette page, des confessions empoisonnées de mélancolie, des fantasmes fêlés dont les bris venaient blesser des espoirs illusoires. L'écriture de Stiles était comme une rature de rêve que l'impossible avait torturé.
L'homme se tortilla de malaise et inspira, captant à ses dépens, l'étrange mélange de fragrances qui se renouvelait de mouvement dans ses environs. Il y avait sa propre odeur qui marquait tout de son empreinte, pour cajoler son instinct et lui délivrer le sentiment d'être chez lui, en sécurité. Et il y avait la légère effluence que l'hyperactif avait abandonnée malgré lui dans les airs de son antre de loup. L'alchimie de leur association semblait détonante et brouillait l'esprit du lycanthrope, au point où il ne savait plus comment l'interpréter. Afin d'éviter d'y penser, il commença à lire.
Se regarder et ne constater que le vide laissé, toutes ses invisibles cicatrices cachées par une peau gorgée de vie. Faire sourire ce reflet d'avant, lui donner les traits de l'innocence, faire semblant que rien ne change. Et puis, quand les spectateurs s'en vont, quand les lumières s'éteignent sur la scène et que le rideau tombe, se retrouver seul derrière, désœuvré. Ne laisser personne ne serait-ce qu'entrevoir le tas de brisures qu'est devenu ce cœur qui par le passé battait tant d'espoirs. À quel point l'illusion est-elle encore plausible ?
Chaque pulsation creuse l'abîme, effrite la surface surfaite et surannée des sentiments assurés. Devant soi, la réflexion d'un écho physique, une poupée de chair que l'on manipule pour donner l'impression que l'être tient encore debout, entre cohésion et coopération passive. Mais la vérité s'enfonce si loin dans sa propre négation, qu'elle disparait au centre de ce trou noir qui aspire jusqu'à la plus petite manifestation d'authenticité. Et le rôle se tisse pour devenir un voile posé sur un corps oublié, un costume qui ne dissimule que des regrets.
Tant de cris étouffés, tant de blessures insolentes de mutisme, tant de déchirures à l'âme qu'il paraît impossible d'en recoller les morceaux. N'être plus qu'un amas informe, couturé à l'improviste pour ne pas s'éparpiller aux quatre vents. Et où se trouve ce qui n'a pu être rassemblé ? La joie ne sera-t-elle désormais qu'un rôle interprété à la va-vite, pour rassurer les alentours ? Tant de mensonges, tant de fautes et d'erreurs, tant d'omissions pour rejouer la comédie d'une humanité qui se meurt autant en soi qu'ailleurs. A-t-elle déjà été sincèrement vivante, ou se révèle-t-elle n'être qu'une illusion aveuglante ?
Nos pires ennemis se terrent le plus souvent au fond de nous. Tant de consciences refoulées pour s'assurer d'être des victimes plutôt que des coupables portant le poids de nos déraisons. Quels sont ces monstres qui sillonnent et martyrisent nos tréfonds ? Sont-ce nos propres peurs incomprises où la réfraction de nos leurres imprécis ? Il est si facile de se perdre en fragiles destinées, vouées à l'inutile qui gouverne l'acte manqué.
Comment se relever ? Où puiser la force d'avancer sans continuer cette parodie qui ne ressemble plus à rien ? Comment fais-tu, toi ? Soupirs, murmures essoufflés d'amnésie, des larmes s'évadent dans l'abandon des sens. Secrets chuchotés à l'évanescent, crèvent les cœurs dans la solitude des nuits de défaillances. Est-ce ce monde qui est déformé ou est-ce nous qui en distordons les limites, pour en éprouver l'absurde effondrement ? À quoi jouons-nous ? Pourquoi continuer de jeter les dés de nos hasardeuses diversions ?
Mon univers se délite dans tes soupirs exaspérés, il se fêle de part en part dans tes regards rageurs, il agonise dans tes supplices et se vide lorsque tes plaies saignent. Pourquoi ? Pourquoi te reconnais-je en moi ? Je ne veux pas être le scintillement de ta douleur qui s'épand dans mon néant. Et toujours cette peine qui s'éprend de mon être quand tes yeux luisent d'un chagrin béant. Si seulement cela venait comme un pont entre nous et pourtant, je ne fais face qu'à la désertion que tu me réserves à l'épreuve des sentiments. Pourquoi ? Pourquoi me nies-tu lorsque je souffre avec toi ?
J'ai tant espéré. J'ai tant souhaité. J'ai tant rêvé l'impossible pour mieux transpirer son irréalité. Tu m'as tant détesté. Tu m'as tant bafoué. Tu m'as tant rejeté sans rémissible espoir pour un émoi partagé. J'ai joué l'absence, me suis perdu en errances, accroché à d'invisibles croyances. Je t'ai aimé en silence, quand tu ne m'offrais que violence, en réponse à cette amour dépendance. Ne me reste que mon imagination un peu folle, ces pestes chimères en sensation qui s'accolent, à d'autres messes, prières d'émotion en symboles.
Que me fallait-il briser en moi pour panser les fractures de nos joies ? Que me fallait-il gommer sur ma peau pour mériter plus que toutes ses rages que tu m'offrais en maux ? Que me fallait-il détruire en mon corps pour que tes yeux me dévorent sans mépris, sans la plainte de me supporter dans l'effort ? Que me fallait-il devenir pour être digne de regards attendris, quand mon aide t'était garantie au-delà des interdits ?
Je ne sais plus, je suis défait de tant de rejet, j'ignore qui je suis. Les battements de mon centre sont affadis et je ne veux plus sentir la douleur de leur survie. Ton indifférence est tel un poignard qui s'attarde dans ma chair, à la lumière terne de tes prunelles qui me fuient. Jamais nos doigts ne s'enlaceront. Jamais nos cœurs ne fusionneront sous la pression de nos lèvres en déraison. Jamais mes sourires ne t'illumineront.
J'ai compris mes noirceurs. J'ai compris mes erreurs. J'ai compris la source de nos heurts. Et pourtant, s'échinait dans mes ardentes candeurs, les désirs des romantiques voleurs. Aurais-je pu subtiliser tes malheurs pour les déverser ailleurs ? Aurais-je dû me vouer à d'autres lueurs que celles vibrant dans tes tristes heures ? Aurais-je présumé que tu vivais encore alors que ton âme s'évidait, ne laissant plus qu'un corps ?
J'ai cru. J'ai voulu. J'ai perdu. Aujourd'hui, je suis nu. Nu de cet imaginaire projeté sur toi, je te vois sans foi, j'ai démis le cœur prêt à l'emploi. Laisse-moi, abandonne-moi à mes turbulences, oublie jusqu'à ma pauvre persévérance. J'ai gâché assez d'heures pour continuer de rêver « notre bonheur » devenu au fil du temps, un drôle de malheur. Je m'en veux de nous avoir transformés en ça, pardonne-moi.
Le palpitant de l'homme se chamboulait, diffusant l'alarme de ses ressentis bouleversés, dans tout son être. Jamais une lecture n'avait suscité une réaction si vive, un tel chambardement en ses tréfonds et il ne savait plus rien. Les mots de Stiles étaient comme un violent écho, des coups de marteau démoniaques, d'invisibles sorts qui venaient affaiblir le carénage que Derek avait réinventé dans sa détresse intérieure, pour protéger des sentiments toturés. C'était lui qui était responsable de ces tristes parfums que l'adolescent avait délaissés dans son loft. C'était lui qui était l'inspirateur de ces mornes lésions qui saignaient la confiance et l'engouement d'un bon gars.
Derek était devenu la nouvelle blessure de sentiment d'un être. Il s'était transformé en ce qui l'avait lui-même défait lorsqu'il avait eu l'âge de son admirateur insoupçonné. Il revêtait désormais le costume du bourreau, s'étant changé sans s'en apercevoir, en ce qui l'avait bousillé à l'époque où il s'était ouvert au fantasme de faire « un » avec quelqu'un. Derek prenait à présent le visage de son cauchemar intérieur et les rôles s'étaient inversés dans l'inconscience. Il avait fini par faire une victime, par infliger à un autre, le mal qui le torturait toujours aujourd'hui, malgré la maturité acquise. En fait, depuis qu'il avait tout perdu, il n'avait fait que ça, à tous ceux qui l'entouraient et spécialement, à ceux qui l'aimaient.
L'effondrement intérieur qui prit d'assaut le loup-garou vint s'infiltrer partout, de ses atomes les plus secrets, à sa surface, pour triturer ses entrailles et redessiner ses traits dans une douleur imparable. Derek se crispa et ses paupières forcèrent le noir de sa vision pour résister aux terribles émotions qui le submergèrent alors, au point de risquer de déborder de lui. Ses mains tremblèrent et il les replia en poings, froissant sans vergogne le papier qu'il tenait, le témoignage dépersonnalisé de sa propre honte. L'estomac serré, le ventre noué, le cœur en vrac, le ténébreux loup-garou ne put contraindre dans l'invisible, l'ébranlement de sa chair.
Il lui fallut un temps pour faire refluer la vague d'aigreur qui vint se briser sur ses croyances et les infecter, les dissoudre dans l'absurde. La gifle n'en était que plus ardue à encaisser, et il fut nécessaire que Derek sorte de l'apnée réflexe dans laquelle il se perdait, choqué par ce déclic de conscience, dévastateur. Le loup-garou inspira lentement, pour retrouver un semblant de stabilité, se donner le courage de faire face. Il revint difficilement à cette réalité terrifiante, ce présent qu'il ne voulait pas vivre tant il rouvrait d'anciennes meurtrissures, mal cicatrisées.
De refus, il secoua la tête avant de sangloter sa triste expiration, sans qu'une larme n'accompagne pourtant l'expulsion de ses airs consommés, invisibles résidus de survie. Il ne fallait pas, non, il n'avait pas le droit de pleurer sa bêtise, de s'apitoyer sur son propre sort. Pas quand il se révélait être ce qu'il avait honni le plus sur cette terre, un putain de bourreau sans cœur qui juge et punit sur la seule base de ses misères passées. Ses poings se resserrèrent davantage autour du papier fripé qu'ils malmenaient. Le message qu'on lui avait laissé devint bientôt un amas de compression, une boule informe sculptée dans la résistance à toute cette remise en question qu'elle recelait.
Derek crispa les dents et sembla s'abîmer dans une agressivité destinée à son seul égo. Et puis, il observa ses mains pour constater ce qu'il avait fait de la lettre que Stiles lui avait laissée. Son cœur rata un battement pour mieux s'affoler. Le loup-garou commença à déplier la boule de déni en laquelle il avait transformé ce courrier imprévu. Il y eut comme une urgence dans son geste, le besoin de revenir en arrière pour ne pas bafouer plus encore, la manifestation des états d'âme d'un amoureux secret. L'homme essaya tant bien que mal de redonner une dignité à cette page d'aveux, mais ce qui lui avait fait subir était visiblement irréversible.
Il s'en voulut immédiatement et un pincement vint se loger dans son pouls pour distiller en lui la souffrance d'un nouveau regret. Non, pourquoi depuis toujours gâchait-il tout, pourquoi ? Il gémit la douleur de devoir inspirer et plaqua son poing sur sa bouche pour étouffer la révolte de sa voix, se contraindre au silence. Et les larmes percèrent aigrement ses paupières crispées de refus, qui les libérèrent en glisse de confession. Il détestait ce qui était en train d'advenir. Ça l'effrayait de comprendre et il ne voulait tout simplement pas faire ces constats.
Derek eut besoin de quelques instants pour recouvrer son calme et lorsqu'il renifla tout en essuyant négligemment ses joues, il était parvenu à maîtriser l'incertitude dévorante qui crépitait en ses renfoncements. Il reprit la feuille ridée qu'il avait repassé avec ses mains, du mieux qu'il le pouvait. Il ferma ensuite les yeux et posa la page sur son visage pour emprisonner ses parfums dans sa mémoire. Il ne sut pas pourquoi il faisait ça, il ne s'était pas senti aussi perdu depuis des années. Et il eut besoin de relire ce que l'hyperactif lui avait écrit.
Le jeune n'avait pas introduit son message, comme s'il s'en débarrassait brutalement, comme pour le jeter entre les mains du premier étranger qui passerait par-là et voudrait bien le lire. Pas de noms. Pas de date. Pas de signature. Seulement la confidence anonyme et intemporelle d'avoir commis un délit, de ceux qui aggravent les destins et les lient dans l'erreur d'avoir désiré l'improbable.
Derek resta abasourdi par ce qu'il ressentait, toutes ces impossibles contradictions qui s'étiraient en son cœur depuis qu'il avait lu et relu les mots de Stiles. Il ne savait plus quoi penser, quoi faire. Il avait honte, il se sentait humilié par sa propre bêtise et dès que la colère poignait comme une excuse, il la muselait, ne lui autorisant pas de continuer à le transformer en tordu psychotique, en pauvre type qui ne comprenait rien à rien. C'était à cause de cette exaspération permanente qu'il était resté aveugle aux sentiments qu'on lui réservait. C'était cette incontrôlable fureur qui l'avait poussé à blesser le cœur de l'un de ses plus fervents alliés.
La révolte grondait en ses veines, mais elle palpitait dans l'inutile. Derek était démis, comme s'il s'était battu contre un invincible adversaire. Figé dans son malaise, le lycanthrope observait le vide et il eut le sentiment que cela traduisait bien ce qu'il était lui-même devenu. Pourquoi ? Pourquoi Stiles l'aimait-il quand il ne lui avait montré que de la détestation ? Ce jeune était-il plus fou encore qu'il ne l'avait cru ? Il était évident que le fils du shérif avait un grain, mais de là à cultiver un amour en sens unique envers la personne la plus haïssable de l'univers, c'en était incompréhensible.
Le loup-garou finit par s'interroger sur ce qu'il ressentait envers l'adolescent survolté. Il ne savait pas. S'il avait déjà eu des allants étranges à l'égard du jeune, celui-ci le mettait simplement sur les nerfs, sans autres raisons que sa présence électrique. Pourtant, il y avait eu des moments précieux entre eux, des instants que Stiles était parvenu à transformer en héroïsme incongru, défiant toutes les probabilités pour être là quand personne ne l'attendait. Et puis, le gosse avait morflé plus d'une fois, s'impliquant corps et âme, dans des dangers qui l'avaient dépassé et avait failli le conduire à sa propre perte.
En fait, si Derek faisait abstraction de l'insupportable énergie qui consumait Stiles, il pouvait constater à quel point il s'apprêtait à devenir un être admirable. Il y avait en lui un esprit chevaleresque qui aurait pu paraître désuet et qui prêtait souvent à sourire. Mais dès lors qu'il en usait pour soutenir, c'était si fort que ça ne faisait qu'entretenir un sentiment de reconnaissance. Le loup-garou se choqua de cette pensée. En vérité, il détestait se sentir redevable envers quelqu'un comme lui, voilà pourquoi il ne faisait aucune concession en ce qui le concernait.
L'homme était en dette vis-à-vis de Stiles. Il lui devait d'avoir rencontré Scott, d'avoir été obligé de sortir de son mutisme pour s'expliquer, d'avoir survécu même quand cela semblait peu important à ses propres yeux. Le jeune fougueux au cœur vaillant s'était incrusté dans sa vie pour lui montrer toute l'absurdité de ses choix et Derek lui en voulait tellement qu'il le frappait, le malmenait, le réduisait à un parasite qu'il n'avait jamais été. Il était si douloureux de se rendre compte de tout ça, d'en faire l'amer bilan.
Derek ne sut pas combien de temps s'était écoulé quand il se donna la force de sortir de sa chambre. Il lui sembla que des heures le séparaient du moment où il était rentré chez lui, mais tout compte fait, cela n'avait pas vraiment d'importance. Tout était de sa faute et le pire, c'est qu'il avait pensé être dans son bon droit d'agir comme il l'avait fait. Rien n'était logique dans le comportement qu'il avait adopté et le loup-garou se retrouvait désormais démuni devant son arrogance de jeune adulte, qui s'était jugé mature.
Du bout de ses doigts, le dernier héritier de la famille Hale essuya les coins de sa bouche et se redressa. Il reprit la lettre en main pour la plier avec une délicatesse décalée compte tenu du traitement qu'il lui avait fait subir. Il choisit de la garder dans sa poche arrière pour la ranger dans l'un de ses livres fétiches quand il serait dans son salon. Derek marcha lentement, les bras ballants, le cœur lourd de tous ces regrets qui en affectaient le rythme erratique, pour diffuser en lui ce sentiment d'absolue défaite. Il était trop tard pour empêcher ce qu'il avait déclenché par ignorance. Il était trop tard pour arranger les choses et faire qu'elles se changent en bon plutôt qu'en mauvais.
Derek pesta contre le destin, mais surtout, contre lui-même. Comment pouvait-on aimer quelqu'un comme lui ? Lui n'y arrivait pas et c'était peut-être là tout le nœud du problème. Il avait tout fait pour se rendre inaccessible, se faire détester, parce qu'il lui était plus simple d'agir ainsi, de ne créer aucun lien véritable par peur de finir par les détruire sous l'impulsion de sa propre idiotie. Enfin, c'est ce qu'il avait cru…
Maintenant qu'il savait, il ne pouvait plus faire comme si de rien n'était. Pourtant, tout lui paraissait irrémissible. Intervenir n'était certainement pas le remède à tout ce fatras qui se révélait à présent. Il avait fait assez de mal pour ne pas vouloir en rajouter. Le silence et la prise de distance par rapport à tout ça semblait les solutions temporaires qu'il lui fallait adopter afin de ne pas empirer les choses.
Le loup-garou finit par trouver la force de se sustenter rapidement, ne tirant aucun plaisir à se nourrir des restes qui trainaient dans son frigo. Il agissait machinalement, comme si son corps réagissait à des décisions mécaniques alors que sa volonté propre s'était absentée pour s'égarer dans des dilemmes inconsistants. C'est seulement quand il se retrouva sous la douche que le loup-garou prit conscience qu'il s'était mis en mode « pilote automatique » tandis qu'il torturait inlassablement ses idées autour de la révélation qui lui avait été faite aujourd'hui.
Il ne trouva aucun réconfort à se débarbouiller la peau et ne parvint pas à se détendre sous les caresses de la pluie chaude qui s'écoulait sur son corps musculeux. Stiles avait-il été lucide en s'interrogeant sur le fait que Derek n'était peut-être plus qu'une enveloppe dénuée d'âme ? Cette question le bouleversait, elle le réduisait et lui donnait l'envie de s'insurger. Non ! Il avait encore une âme, même si elle s'était ternie de regrets, même si elle s'était assombrie de mauvais choix, elle était là.
Quand il sortit de la douche pour sécher son corps, le loup-garou était persuadé qu'il fallait qu'il prouve à l'hyperactif qu'il avait tort, qu'il croyait des choses néfastes. Pourtant, Derek se savait responsable de ces idées que Stiles avait nourries. Il avait alimenté le mal en violence sans chercher à le guérir et lorsqu'il passa sa main sur le miroir embué, voir son image inversée lui donna la nausée. Il aurait préféré découvrir le visage moqueur de Stiles derrière la vapeur qu'il effaçait, plutôt que son faciès placide et tellement, tellement fermé.
Depuis quand n'avait-il pas souri ? Depuis quand n'avait-il pas autorisé l'attendrissement à apaiser ses traits contrariés ? Il se détourna de son reflet avec un dégoût qu'il abandonna en lâchant sa serviette pour regarder ses mains. À quel moment s'étaient-elles transformées en armes, ne servant qu'à blesser ? Pourquoi n'en avait-il plus jamais usé pour autre chose que détruire ? Est-ce qu'elles pourraient encore faire naître des frissons d'appréciation sur la peau de quelqu'un ? Est-ce que Stiles pensait qu'elles n'étaient bonnes qu'à le martyriser ?
Quand quelques timides gouttes d'eau s'échouèrent dans ses paumes, Derek ne comprit pas tout de suite qu'il s'agissait de ses larmes. En en prenant conscience, il se figea et demeura interdit, sombrant dans la spirale de ses tourments. Il avait oublié de retenir ses émotions, et cela le déstabilisa visiblement. C'était comme s'il échappait à ses propres réflexes de protection, telle une trahison à lui-même. Et pourtant, il n'avait qu'une envie, abandonner ce carcan d'obligations qui pesait sur lui depuis trop longtemps.
Il se calma, ramassa sa serviette, puis rangea rapidement la salle de bain, sans même se rhabiller. Dès qu'il eut fini, il quitta la pièce et revint dans sa chambre à coucher. Il n'éclaira pas les lieux cette fois-ci et décida qu'il était temps qu'il dorme. Il était fatigué de cette journée, de ses pensées qui n'en finissaient pas de le tarabuster. Il voulait simplement faire le vide, oublier tout ce que Stiles avait ressuscité en lui par l'intermédiaire de ses mots.
Derek rentra dans son lit à l'aveugle et s'emmitoufla dans sa couverture. Il essaya de prendre une position confortable, mais ne parvint à rien. De guerre lasse, il se retrouva sur le dos, à fixer l'obscurité pour mieux soupirer sa déconvenue. Il ne réussissait pas à faire le vide en lui et éprouvait une frénésie intérieure à laquelle il n'était pas habitué. L'hyperactif semblait l'avoir contaminé et ses idées gravitaient autour de son esprit pour forcer le loup-garou à interroger la crédibilité des choix qu'il avait opérés.
Le lycanthrope soupira une nouvelle fois et décida d'abandonner, de ne plus chercher à contrôler le flux des questions qui le hantaient. Cela faisait belle lurette qu'il résistait à tout ce qui venait le perturber et Derek n'était plus désormais en mesure d'appliquer sciemment la politique de l'autruche. Il s'était contraint à entretenir un code de conduite rancunier et avait perdu de vue en chemin, le sens des choses simples. La vie continuait. De nouveaux visages donnaient de la valeur à son existence.
Ce soir, le message de Stiles avait blessé son ignorance pour le replacer devant des évidences qu'il peinait à admettre, mais qu'il se devait d'accepter pour s'autoriser à changer. Désormais, Derek était l'aîné d'une meute. Contre toute attente, il avait survécu et faisait partie de quelque chose de plus grand que son unique revanche sur les événements ainsi que sur ceux qui avaient détruit sa vie. Il n'était plus esseulé et l'odeur persistante de l'adolescent était là pour le lui rappeler. En dépit des apparences, on tenait à lui, on pleurait pour lui, on s'inquiétait de ce qu'il devenait.
À cette pensée, des frissons naquirent sur la peau du loup-garou et il se tortilla dans ses draps, gêné que ses idées puissent faire fleurir autant de réactions dans son corps. Stiles. Sa bouille malicieuse et ses gestes empressés. Sa fougue naturelle et son caractère survolté. Sa ténacité et l'insoumission dans ses prunelles d'ambres, capables de provoquer les battements agacés d'un cœur brisé.
Une vive émotion parcourut les entrailles de Derek, diffusant une chaleur électrique dans ses membres léthargiques. Son pouls s'accéléra et le lycanthrope inspira profondément, de façon sonore. L'odeur du jeune persistait dans sa chambre et quand il expira son air retenu, il se rendit compte de l'excitation que leurs effluves mêlés faisaient naître en lui. Alors que rien ne l'y prédisposait, il commençait à bander en songeant à Stiles.
Son sexe gonfla davantage alors qu'il s'en faisait la remarque et cela l'embarrassa d'une manière complètement inattendue, réveillant en lui un étrange appétit. Derek se sentit soudainement tiraillé entre sa honte et l'envie d'explorer ce phénomène dans le fantasme. Le loup-garou ne s'était pas autorisé à apprécier l'effet attractif que pouvait avoir le jeune sur lui et alors que la culpabilité l'investissait, il eut envie de la briser pour invoquer son droit à penser ce qu'il voulait.
Des images sensuelles commencèrent à s'imposer au regard intérieur que le loup-garou portait sur les circonstances. Il imagina les lèvres vibrantes de l'adolescent, le culot indécent qu'il aurait s'il lui fallait s'en emparer pour que Stiles expire chaudement contre sa bouche, la convoitise qu'il avait retenue jusque-là. La main droite de Derek se porta instinctivement sur son entrejambe et il empoigna son membre viril tout en soupirant fébrilement les sensations qui bourgeonnaient en lui. Il tenta de visualiser ce que le regard de Stiles pourrait exprimer si le désir en guidait l'éclat malicieux.
Lorsqu'il se retrouva à faire des allers-retours le long de son épaisse hampe, l'homme se surprit à gémir le plaisir coupable d'aimer se faire du bien en pensant à l'énergumène. Son cœur battait si vite alors qu'il se voyait entreprendre des caresses sur les formes frêles de l'humain. Malgré lui, il se retrouva à respirer plus rapidement pour alimenter de vie les pulsations de son sang. Il avait envie, oui, il… il voulait que Stiles soit tout contre sa peau et souhaite son corps sur lui.
L'idée seule suffit à engendrer des remous dans tous les membres du lycanthrope. Ses mouvements de poignée se firent de plus en plus rapides et bientôt, l'excitation d'envisager que l'hyperactif puisse vouloir s'offrir à lui atteignit une force telle, qu'elle entraina la vive jouissance de l'homme qui se branlait. Son éjaculation fût puissante et Derek pâma quelques instants dans cet état d'intense libération. Mais, tandis qu'il revenait peu à peu à lui, sentir l'humidité recouvrant les poils de son ventre et percevoir les exhalaisons de son sperme le rendit honteux. Que venait-il de faire ? Pourquoi ?
Il s'essuya avec le bord de son drap et se retourna immédiatement, reniant ce qui s'était produit là, dans son lit, dans ses songes, dans ses envies. Cela lui fit peur de se rendre compte que ce n'était pas la première fois qu'il fantasmait sur l'adolescent. Ce n'était pas la première fois qu'il se caressait jusqu'à libérer la tension génésique qui le contraignait et tentait ensuite d'enterrer sa honte dans l'oubli immédiat. Merde, mais pourquoi faisait-il cela ? Il était tellement hypocrite avec lui-même et s'en apercevoir lui remit un coup au moral.
Cette nuit-là, le dernier héritier de la famille Hale eut un mal fou à trouver le sommeil. Cette nuit-là, l'éveil qui s'imposa à lui le perturba d'une manière inédite. En dépit de toutes les intentions louables qu'il avait cru cultiver, il lui fut nécessaire de reconnaître les malhonnêtetés qu'il avait entretenues simplement parce qu'il avait honte, qu'il se détestait trop pour avoir le courage de se regarder en face. Malgré son besoin de récupération, le loup de naissance ne put trouver le repos inconscient et libérateur. Il ne dormit pas, démuni dans la nudité des incohérences qui le composaient.
A suivre...
