En cette nuit de Décembre 1967, l'air était glacial. Quelques flocons venaient se perdre lentement sur le sol gelé de la petite ville de Hastings, en Floride. Quelques heures auparavant, un lourd brouillard s'était abattu sur la région, et les plus superstitieux sentaient comme quelque chose de changé dans l'air, comme si quelques chose de terrifiant était sur le point de se produire. Mais ce n'était que des superstitions.
Seule dans son petit bureau de l'orphelinat de Graystark Hall, Miss Kovarian était plongée dans des montagnes interminables de paperasse. Elle posa son stylo et s'accorda une pause, la tête dans les mains, le regard perdu dans le vide.
Quand elle avait repris l'orphelinat vingt ans plus tôt, au sortir de la guerre, elle était encore jeune et pleine d'espoir. Elle-même issue d'une famille pauvre décimée par la variole dans les années 30, elle avait survécu seule, dans les rues, pendant quelques années et avait fini par trouver sa voie : personne ne devait vivre les années de misère qu'elle avait elle-même vécu. Elle voulait donner une chance, la chance qu'elle n'avait pas eu, à tous ces enfants livrés à eux même qui n'auraient pas forcément sa force pour s'en sortir seuls. C'est pourquoi à l'aube de ses vingt-et-un ans, elle avait insisté pour rejoindre l'orphelinat en tant qu'aide-soignante, sans même demander de salaire, et avait fini par en prendre la direction après quelques mois à peine, sa force de caractère et sa volonté ayant très rapidement fait leurs preuves.
Mais aujourd'hui, vingt ans plus tard, le rêve était bien loin derrière elle. Au fil du temps, les volontaires s'étaient faits plus rares, et le gouvernement avait fini par délaisser l'établissement au profit de structures plus grosses et moins isolées. Les financements avaient définitivement stoppé en 1965, forçant Miss Kovarian à refuser tout hébergement à de nouveaux enfants et à trouver au plus vite des familles ou d'autres établissements pour ceux qui étaient encore là. Elle avait réussi à tenir tant bien que mal pendant deux ans, mais à présent, elle devait se résigner à abandonner. C'était comme si toute sa vie s'effaçait en un claquement de doigts elle ressentait l'injustice de cette situation comme un coup de poignard en plein cœur, comme si sa malchance avait finalement réussi à la rattraper.
Une larme coula sur sa joue et vint s'écraser sur un des nombreux formulaires qu'il lui restait à remplir avant de quitter son poste. Qu'allait-elle pouvoir faire à présent ? Elle n'avait connu que cette vie, et à quarante ans passés, tout recommencer lui semblait un défi insurmontable.
Elle fut interrompue dans ses pensées quand le docteur Renfrew entra dans son bureau. Il était le seul à être resté jusqu'au bout aux côtés de Miss Kovarian. Il avait été un mentor, un ami, un confident. Il avait porté l'orphelinat à bout de bras dans les moments les plus difficiles avec autant de ferveur que son amie pendant toutes ces années.
« Je suis venu te dire au revoir » dit-il simplement d'une voix triste.
« Je sais. Tu vas me manquer. Et je te serai à jamais reconnaissante de tout ce que tu as fait pour moi, et pour l'orphelinat » répondit-elle en sentant de nouvelles larmes monter à ses yeux.
Elle se leva, contourna son bureau et s'approcha de lui, sans trop savoir si elle devait lui serrer la main ou le serrer dans ses bras. Elle n'avait jamais été très douée pour ça. Mais soudain, quelque chose d'étrange se produisit. En l'espace d'un clignement de cils, le docteur Renfrew était à présent assis dans le fauteuil au coin du bureau, lisant paisiblement un gros livre de médecine, et elle s'entendit dire « Tu penseras à accueillir les nouveaux arrivants demain, j'aurai à faire avec les Williams ». Il acquiesça en souriant, se leva et lança joyeusement un « à demain ! » avant de fermer la porte derrière lui.
Miss Kovarian se laissa tomber dans le fauteuil, son esprit tentant de reconstituer la scène, sans y parvenir. Même les souvenirs de ces dernières années étaient floues, et elle se demandait si elle n'avait pas tout simplement rêvé. Deux pensées se battaient dans sa tête. Dans l'une, elle était sur le point de fermer l'orphelinat en faillite, mais dans l'autre, tout fonctionnait très bien et ce n'était qu'un jour comme les autres, à vivre son rêve et à aider les enfants. Elle se frotta les yeux et regarda la grande horloge accrochée derrière son bureau. Il était tard. Une bonne nuit de sommeil lui remettrait les idées en place.
Elle quitta à son tour son bureau, se dirigea droit vers sa chambre, et s'écroula sur son lit dans un sommeil profond.
