Le bureau était surchargé de dorures, rappelant sans mal les pompeux atours des Orlésiens. Pourtant, le Bann Frances Trevelyan était tout ce qui était de plus Marchéen, ne savourant que peu le luxe outrageux dans lequel pouvait se vautrer ces autres. Cependant, il avait dû se plier aux exigences de sa très Orlésienne épouse, pour ne pas que celle-ci lui fasse misère jusqu'à la fin de ses jours disait-il. Le Bann était un homme très satisfait de son existence, se contentant de régenter sa famille et de s'occuper des affaires que sa tante Lucille - douairière et matriarche de la famille Trevelyan- lui confiait. Il semblait même qu'elle le privilégiait à ce propos, le préférant même à son propre fils. Ce serait mentir de dire que Frances Trevelyan n'en retirait pas sa part de fierté d'ailleurs. Marié depuis de nombreuses années à Cordélia de Lyses, fille d'une influente famille Orlésiennes, il avait ainsi contracté un mariage de convenance. L'amour était absent de leurs relations, il considérait d'ailleurs son épouse comme la plus atroce des mégères. Toutefois, ils conservaient tout deux le respect de l'autre, teinté d'une pointe piquante de colère intestine. Il était ainsi devenu père de nombreux enfants et il était fier de chacun ou presque.
Son fils aîné, Priam, avait développé les qualités requises pour devenir à son tour le chef de famille et un excellent commerçant de surcroît. La première de ses filles, Cassiopée, avait déjà contracté un mariage avantageux avec l'héritier d'une autre famille influente des Marches Libres. D'ailleurs, on attendait avec impatience la naissance prochaine du deuxième petit-enfant. Venait ensuite, le deuxième fils, Achilles, partit rejoindre l'Ordre des Templier où il gravissait lentement les échelons de la hiérarchie. Il faisait ainsi le bonheur et l'honneur de la famille, celle-ci étant très proche de l'Ordre et de la Chantrie. Ce dernier avait également été suivi d'un autre fils, Nicholas. Mais lorsqu'on lui posait la question, Frances préférait ne pas avoir à en parler. Débauché, ivrogne et magouilleur, il faisait office de honte familiale. Sa tante le temporisait souvent en disant que dans toute famille, il se devait d'y avoir une honte et que finalement, il valait sans doute mieux qu'il s'agisse du fils cadet, plutôt que de l'une des filles. Et des filles, le Bann en avait encore deux à la suite de son fils cadet. Bien que par moment, Frances se demanda si sa deuxième fille n'eut pas dû être homme. Eurydice arborait des cheveux coupé très court et blonds comme les blés et une paire d'yeux couleur pervenche. Elle affirmait un caractère plus que bien trempé, préférant la rudesse des jeux de chevalier que l'art de la dînette.
Le Bann pensait que sa lignée s'arrêterait là. Son épouse lui faisant après tout souvent le reproche d'être trop demandeur. De plus, elle détestait être enceinte et elle haïssait ce que son corps devenait à force de toutes ses grossesses. Pourtant, un peu moins d'un an après sa petite dernière, une autre petite fille vient au monde : Violine. Un joli poupon qui possédait une touffe de cheveu noir et des yeux à la nuance d'améthyste. C'était par ailleurs ces derniers qui furent à l'origine de son prénom. Elle différait grandement du reste des enfants de par ses atours physiques avantageux, mais sa mère la détestait. Elle accusait cette enfant non désirée d'avoir ruiné à jamais son corps. La petite fille grandit ainsi dans l'ombre de sa sœur Eurydice, adulée par sa mère. Proche de par leur court écart de naissance, elles différaient en tout point. D'un caractère plus calme, tourné vers l'apprentissage, Violine cultivait l'art d'aider son prochain que ce soit par une oreille attentivement tendue ou par la préparation de baume et d'onguent. Néanmoins, elle n'avait rien à envier au reste de la fratrie concernant son caractère plus que bien trempé. Frances tentait vainement de s'en cacher, mais de sa prolifique progéniture, la petite dernière était celle qui pouvait se vanter d'avoir toute son affection.
En ce matin pourtant, le Bann se trouvait dans une grande contrariété et cela concernait son enfant préféré. La demoiselle fêterait bientôt ses vingt ans et la situation devenait compliquée à gérer. Son épouse réclamait de plus en plus que le père s'occupe de trouver un parti convenable à celle-ci. Frances ne savait pas réellement dire ce qui l'énervait le plus : le désamour de son épouse pour sa cadette ou l'encensement outrageux qu'elle faisait d'Eurydice. Oui, il préférait Violine, mais il avait au moins le tact de ne pas l'afficher aussi ouvertement que Cordélia. Le bruit caractéristique de quelqu'un frappant à la porte raisonna contre le marbre des murs et la porte s'ouvrit discrètement avant de se refermer. Le Bann ne releva pas les yeux, sachant pertinemment de qui il s'agissait et secrètement, il espérait que de ne pas regarder sa fille pourrait faire en sorte que sa triste besogne s'échappe par la fenêtre. « Vous m'avez demandé, père ? » s'enquit la jeune femme de sa voix légère et fluette. Ah, que cette voix pouvait lui faire penser au doux chant du rossignol un matin de printemps. Il détestait l'idée qu'un jour ce joyau quitte la maison familiale. Il voulait la garder avec lui jusqu'à ce que son hiver vienne et qu'il n'y puisse vraiment plus rien changer. Le Bann releva les yeux sur la plus précieuse de ses enfants et esquissa un pauvre sourire sans entrain. Il avait juré de la protéger quoi qui lui en coûte et ce malgré sa nature particulière. Il avait fait serment que jamais personne ne l'arracherait à lui et c'est pourtant ce qui allait arriver irrévocablement. « Oui, ma chère enfant, prend place… il vaut mieux, je le crains. »
Dans un bruissement de tissu, la jeune femme prit place sur le siège couvert de brocard pourpre, croisant ses jambes et chassant ses longs cheveux de jais derrière une épaule. Le père de famille soupira avant de se masser les tempes. Ne pouvait-il vraiment pas y échapper ? Le silence s'installa, bien trop lourd à son goût. Il n'y avait jamais de silence d'ordinaire entre le père et sa fille, que des discussions érudites, des rires et des confidences. Frances aimait à se dire qu'il connaissait sa fille aussi parfaitement que le cantique de la Lumière et qu'il aurait toujours cette place particulière, ce privilège auprès de sa fille. Pourtant, il était prêt à parier que dès que le couperet tomberait, s'en serait fini. Alors, autant ne pas allonger le supplice, autant couper ce cordon tout de suite et qu'il tombe de la potence en se tordant le cœur à la place du cou. « Ta mère et ta grande-tante ont décidé qu'il était désormais plus que bien séant que nous songions ensemble à ton avenir, Violine. À ton âge, il est vrai, Cassiopée était déjà mariée ou prête de l'être. J'ai eu beau plaider ta cause, faire référence à bien des propositions que nous avions étudié ensemble, mais elles ont décidé de poser un ultimatum. » Il releva son regard couleur ciel d'orage sur la prunelle de ses yeux, qui s'était raidie sur son siège. « Tu épouseras Gédéon, héritier de la maison Morague, ou alors tu devras entrer à la Chanterie pour laver l'affront du refus de ce parti. » La lame venait de s'abattre sur son cœur et il attendait désormais que la colère furieuse de sa cadette ne s'abatte sur lui, pauvre messager. Il ne pouvait aller contre les décisions de sa tante Lucille, c'était elle qui régissait le clan Trevelyan après tout. Mais il aurait tant souhaité, ô Créateur oui, il l'aurait souhaité.
Violine ne broncha pas, ne remuant pas le moindre petit doigt et se contentant de battre des cils de façon régulière. Ses pensées s'étaient d'abord accrochées à se rappeler qui était donc ce fameux Gédéon. Lorsqu'elle remit enfin le doigt dessus, son humeur s'assombrit et son poing refermer sur le bord de sa tunique se serra davantage. Ce jeune peigne-cul imbu de lui-même, sans aucune politesse, ni bonnes manières ? Cette chose gluante qui n'avait eu de cesse de lui coller au train toute la soirée lors du bal de l'anniversaire de sa grande tante ? C'était à ça qu'on la destinait ? Plutôt mourir ! D'un geste à la lenteur calculée, Violine se redressa de toute sa hauteur et toisa son père d'un air déçu, mais résolu. « Alors, je choisis la Chanterie. Je crois savoir que tante Lucille envoie Eurydice assisté au Conclave de la Divine Justinia, au Saint Temple Cinéraire ? Je partirai avec elle. C'est l'endroit rêvé pour trouver une prêtresse d'accord de m'accorder le statut de novice n'est-ce pas ? » Elle tendit la main vers son père d'un geste sec et direct. « Je suis sûre que notre respectable tante a prévu une lettre de recommandation pour moi dans l'éventualité où je refuserai ce mariage. »
Le Bann soupira longuement et tira un parchemin roulé et scellé par un ruban azur, sur lequel trônait le sceau argenté de la famille Trevelyan. Dans un mouvement empli de regret, il déposa le pli dans la main qui lui était tendue, mais ne le relâcha pas. Même pas lorsque les doigts fins se furent refermés dessus. « Violine… Ne fais pas ça. » La jeune femme tira sèchement le parchemin à elle et l'enserra de ses deux mains, comme s'il eut s'agit d'un contenant en cristal. « C'est dangereux pour toi, tu le sais très bien… Je ne peux pas te regarder partir, sans rien dire, pas alors que ta vie pour être s'écourter promptement. » Les longs cheveux noirs retombaient désormais de part et d'autre du visage de sa cadette, ses yeux d'améthystes s'étaient emplis d'une profonde détresse et de regret. Mais son choix était fait, il le savait. Quoi qu'il puisse dire désormais, son adorée s'en irait dès le lendemain pour Darse avec sa sœur et il la perdrait. Peut-être pas tout de suite, mais il ne s'écoulerait que peu de temps avant que la vérité n'éclate et que le déshonneur de sa faiblesse ne retentisse sur le clan Trevelyan.
« Quoi que je fasse… ce jour finira par arriver, Père. Il m'est donné de choisir qui sera mon bourreau et j'ai un mince espoir que la Chantrie se montre un rien plus clémente dans le sort qui me sera réservé, que ce Gédéon… Et puis, je pourrai au moins aider des personnes en entrant au service du Créateur. En devenant dame Morague, je me condamne à vivre dans une cage dorée, à ne servir à rien d'autre qu'à être un ventre pour cet absurde personnage. Est-ce là ce que vous souhaitez pour moi ? » Certes non, il ne le souhaitait pas. Il avait honni dans chacun de ses rêves, l'inconnu personnage, sans visage, qui réussissait à lui prendre son enfant en l'appelant respectueusement : 'Monsieur'. Frances était sans doute égoïste, surtout lorsqu'il s'agissait de Violine, et c'est ce qui allait la perdre. Pourquoi n'avait-il pas réussi à consentir à la laisser partir dès qu'il avait su… Pourquoi avait-il fallu qu'il fasse passer son bonheur avant la sécurité de sa fille adorée ? En cet instant, il se maudit, puis maudit le Créateur d'avoir fait le choix de cette vie pour son enfant. « Non… Il aurait même été question d'un homme que tu aurais aimé d'amour, que je n'aurais pas vu cette vie pour toi… Je t'ai sans doute trop longtemps considéré comme étant ma propriété, au détriment de ta liberté et de ta sécurité. Maintenant, il me faut accepter que tu partes, que tu coures à ta perte et ce par ma propre faiblesse. »
Violine avait toujours été l'électron libre de sa progéniture, s'affirmant avec tact, mais non moins de fermeté. Rien de ce qu'il pourrait dire désormais ne lui ferait changer d'avis. Quelque part, au fond de lui, il savait que des deux solutions qui s'offraient à elle, elle venait de choisir celle qui somme toute lui convenait le mieux. Si, son passage sur cette terre devait être bref, alors autant qu'elle fasse ce qu'elle désirait plus que tout. Le froufroutement des vêtements se fit entendre et une petite main se posa sur la large épaule de l'ancien apprentis Templier. Il ressentit une légère pression et il soupira longuement. « Que le Créateur vous garde, Père. Je trouverai le temps de vous écrire, je vous le promets. » Il acquiesça avant de poser sa large main sur celle de sa fille dans un mouvement las et triste. « Malgré tout, sachez que cela n'entache en rien mon amour pour vous. Vous n'avez pas toujours pris les bonnes décisions, certes. Vous avez fait de votre mieux et pour cela, je vous admirerai toujours. »
L'étreinte palmaire ne dura que quelques secondes, avant que ne s'enfuissent la demoiselle à grande enjambée déterminée. Lorsque la porte se referma derrière elle, Frances se leva de son majestueux fauteuil de brocard pourpre à haut dossier et se dirigea vers la statue de marbre de la prophétesse Andrasté. Il tomba à genou devant elle, serrant ses mains l'une contre l'autre et les portant vers la statue dans un geste de supplication absolue. « Notre Dame, illustre épouse du Créateur, je vous implore… Protégez mon enfant, car je n'ai pu le faire… Protégez mon enfant, car elle ne mérite pas de subir la cruauté des Hommes… »
Le balcon donnait sur le verdoyant jardin qui prenait racine au centre de la bâtisse. Entretenu avec méthode et savoir-faire, les haies et les arbres étaient taillés dans le plus pur style Orlésien. Comme l'avait souhaité la dame Cordélia Trevelyan. Accoudée à la rambarde de son balcon, Violine regardait avec une légère once de regret, cet endroit qui avait souvent accueilli sa nécessité de solitude ou ses recherches d'herbes rares. Enfant, il avait également abrité ses jeux avec notamment son plus jeune frère, Nicholas et évidemment sa sœur, Eurydice. Jeune demoiselle, il avait connu les premiers élans de séduction et d'amourette adolescente de son cœur encore trop émotif. De tout le domaine de sa famille, c'était ce jardin qu'elle regretterait sans le moindre doute. Son regard aux teintes violettes se promena longuement sur les allées dessinées entre les arbres, alors que retentissait à ses oreilles le tapage que faisait la domestique. Celle-ci rangeait les affaires de sa jeune maîtresse dans des coffres, qui finiraient soit aux caves, soit au grenier. Violine n'emporterait qu'une simple malle de vêtements, pour la durée du voyage et quelques objets de valeurs qui serviraient de dote pour son entrée à la Chanterie.
Sa mère avait, d'ailleurs, frôlé la crise d'apoplexie en apprenant qu'elle avait envoyé valser la proposition de mariage d'un revers de main, sans prendre réellement le temps de l'étudier. Sa grand-tante Lucille n'avait rien dit, elle s'était contentée de secouer la tête d'un geste de désapprobation, tout en portant une coupe de vin à sa bouche. Comme si cela ne l'avait pas surprise outre mesure. Dans quelques heures, elle partirait avec sa sœur et ce voyage risquait d'être très éprouvant pour ses nerfs, pourtant déjà mis à rude épreuve. Depuis l'annonce au souper, il y avait deux soirs de cela, Violine n'avait pu qu'essuyer les regards accusateurs du reste de sa fratrie, à l'exception de Nicholas et de Achilles. Le premier, parce qu'il jugeait inacceptable de vendre sa sœur comme une poulinière à une famille aussi imbue d'elle-même et aussi, parce qu'il fallait bien qu'il assume son rôle de honte familiale. Le second, car il se trouvait à des lieues de là et n'était plus au courant de rien concernant sa famille de par son statut de Templier. Ah, si seulement Eurydice avait pu entrer dans l'Ordre elle aussi… ' Nous avons toujours sû que nous ne tirerions jamais rien de bon de toi… ' avait craché sa mère en quittant la table accompagnée de sa fille adorée. Cette dernière lui avait coulé un regard de biais empli de colère. Depuis, la cadette avait fait exprès d'éviter son aînée autant que faire se pouvait, mais cela ne durerait pas.
Violine soupira longuement avant de se détourner, à regret, de sa contemplation du paysage et de rentrer dans sa chambre pour y retrouver l'elfe qui s'occupait de tout empaqueter. La jeune domestique vidait actuellement sa garde-robe avec grand soin, repliant avec méthode les longues robes d'apparats que la jeune femme détestait porter. Trop lourdes, trop encombrantes et trop difficile à enfiler. Néanmoins, elles étaient nécessaires, lorsqu'un quelconque membre de la famille décidait d'organiser une fête ou tout simplement de se marier. Violine observa la domestique de dos, toujours fascinée par les capacités de ce peuple à l'allure pourtant si frêle, voir fragile et pourtant, ils s'esquintaient tous à la tâche avec méthode et application. L'elfe tira une robe simple de l'armoire et se dirigea vers la malle qui prendrait la route de Darse, mais la noble l'arrêta.
« Garde-la. J'ai bien assez de vêtements pour partir dans cette malle et elle ne me serait pas pratique pour monter à cheval. De plus, je sais que tu l'adores. Mieux vaut que je te la donne, car au mieux elle finira dans une cave de la Chanterie ou au pire brûler, voir déchirée pour un autre usage. Prend cela comme un cadeau d'adieu. » La jeune elfe serra la robe contre elle et baissa humblement la tête en observant ses pieds à moitié dénudé avant de murmurer quelques remerciements. Elle replia la robe avec le plus grand soin avant de la mettre de côté et de continuer son ouvrage.
La jeune femme aux cheveux noirs resta assise sur son lit, à relire un livre qu'elle connaissait déjà par cœur, tout en observant parfois à la dérober, l'avancée du travail de la domestique. Lorsque la dernière malle et le dernier coffre furent fermés, l'elfe s'inclina respectueusement avant de quitter les lieux. Alors seulement, Violine observa cette chambre qu'elle avait occupée toute sa vie, désormais vide de toutes décorations, de tous les livres et de toute vie. Ce n'était rien de plus qu'une pièce parmi tant d'autre, où ne demeurait plus comme souvenirs de son passage, que le lit encore drapé, une statuette sculptée d'un cheval cabré, quelques livres triés et elle-même. Elle serra ses doigts autour de son livre encore ouvert et ferma les yeux pour réprimer quelques larmes qui vinrent lui piquer aux yeux. À regret, elle quitta le nid qu'elle s'était créée sur son lit, ce dernier écran protecteur, pour aller ramasser ses derniers effets, qu'elle laissa tomber dans sa malle de voyage.
Alors qu'elle refermait sa malle elle-même, la porte s'ouvrit et le bruit de lourdes bottes se fit entendre sur le parquet. Elle connaissait cette démarche, cette aisance et cette lourdeur dans la cadence de ces pas. Cette présence lui pesait déjà, aussi lourdement que le reste du voyage qu'elle effectuerait en sa compagnie. Lorsqu'elle se redressa, elle plaça directement son attention sur la jeune femme, qui venait de s'appuyer nonchalamment contre le baldaquin de son lit. L'améthyste rencontra le bleu pervenche, dans un défi silencieux pour savoir laquelle des deux sœurs ouvrirait la bouche la première. La cadette détailla son aînée, pendant un instant qui lui parut interminable. Ses cheveux blonds comme les blés étaient coupés court, rasé même sur le côté, qui alourdissait cette impression d'agressivité latente. Cette cicatrice, qui lui barrait la joue, reliquat d'une querelle dans une taverne. Eurydice avait beau être de taille honorable pour une femme, son imposante musculature jurait profondément avec la délicatesse des traits de son visage, ceux-ci pourtant toujours fermés et durs. Cette femme imposante, charismatique même, qui assumait sa part masculine, qui n'avait jamais souffert des attentes de sa mère, lui faisait souvent peur. Cette préférence, Violine ne l'avait jamais comprise. Cordélia Trevelyan était une femme raffinée, d'une féminité absolue, adorant plaire et séduire, considérant cela comme un jeu. Eurydice était tout l'inverse de sa mère et pourtant, elle lui passait le moindre caprice. Jamais, il n'avait été fait mention d'une quelconque possibilité de mariage pour elle. Elle pouvait éviter les bals familiaux et les invitations de la grand-tante Lucille, sans que jamais elle ne reçoive de réprimande. La guerrière de la famille jouissait presque d'un passe-droit qu'aucun autre enfant n'avait reçu. D'ailleurs, en y repensant, ils avaient taxé Nicholas de honte familiale pour moins que ça.
« Sœur Violine… si au moins, tu avais eu la prétention d'un jour viser le trône du Soleil, cela serait moins risible. Mais, tu n'as aucune prétention d'un jour devenir Divine, n'est-ce pas, ma sœur ? » La voix grave et tranchante de sa sœur la fit frissonner d'appréhension. La jeune femme se demandait combien de temps celle-ci conserverait son calme, elle qui était connue pour son caractère enflammé et son art de mordre plus que d'aboyer.
« Je veux simplement aider les gens… » contrecarra la plus jeune en croisant les bras sur sa poitrine, comme pour se protéger elle-même de l'attaque imminente de la plus âgée. Eurydice se mit à rire à gorge déployée, avant de quitter son poste d'observation, reprenant sa marche tel un fauve à l'affût, guettant un faux pas de sa proie. Violine braqua son regard améthyste sur elle, suivant le moindre de ses mouvements. « Mais aider ta famille cela te dépasse, pas vrai ? Ce n'était pourtant pas très compliqué de dire : 'oui'. Jouer la comédie, rien qu'un peu. Tu aurais pu avoir une place confortable et pourquoi pas, tirer les ficelles de la famille Morague. Tout ce qu'il te suffisait de faire, c'était de dire oui et d'écarter tes jolies cuisses. Qui sait ton futur époux aurait pu te combler même. Il me semble avoir entendu pas mal d'éloge sur lui à ce propos. Ensuite, tu aurais pondu l'un ou l'autre héritier. Certes c'est la partie la plus désagréable de l'arrangement, mais ce n'est pas si cher payer. Notre mère en a bien eu six et sans se plaindre. Mais non, la grande Violine, celle qui doit toujours faire à l'inverse des autres, préfère aller s'enfermer dans une Chanterie avec d'autres femmes. Dis-moi, chère sœur, est-ce réellement un geste altruiste ? Ou bien, est-ce que par hasard tu préférerais les caresses intimes des femmes ? »
Violine se retourna prestement vers sa sœur, désormais derrière elle, la main levée pour l'abattre avec colère sur le visage d'Eurydice, mais celle-ci l'arrêta. Son poignet se retrouva douloureusement enserrer par la poigne de fer de la guerrière, qui la fixait de ses yeux bleus et froid. « Mais c'est que tu serais presque violente, dis-moi. Aurais-je visé juste ? Touché une corde sensible, Violine ? Car, si ce n'est que cela, il te suffisait de prendre une amante, lorsqu'il avait le dos tourné ! Maintenant, je comprends mieux ton intérêt prononcé pour cette domestique… Comment déjà ? Ah oui, Lanyä… As-tu pensé à ce qui allait arriver après ton départ ? Après tout, père n'aura plus besoin d'elle, quand tu ne seras plus là. » L'étau se desserra enfin et Violine recula d'un pas pour tenter de mettre une vaine distance de sécurité entre elle et Eurydice. Comment en étaient-elles arrivés à se détester autant ? Pour la cadette, cela semblait s'être produit du jour au lendemain. Elles avaient toujours été différentes, c'est vrai. Toutefois, lorsqu'elles étaient enfants, elles s'adoraient et jouaient ensemble à toutes heures du jour et même parfois la nuit. Elle se souvenait encore lui avoir confié ses plus grandes peurs et joies, au début de l'adolescence et puis, tout avait basculé. Aux yeux de leur mère, Violine avait toujours vécu dans l'ombre de son aînée, jamais assez bien pour elle, mais la plus jeune n'en avait jamais fait grand cas. Depuis des années maintenant, elle cherchait en vain l'explication de ce retournement de situation, ce qu'elle avait bien pu faire pour se mettre sa sœur à dos et pour que celle-ci lui voue cette colère et cette haine sans limite.
« Je fais ce qui me semble juste, comme toi. Je ne sers peut-être pas ma famille comme tu souhaiterais que je le fasse, Eurydice, mais on ne peut pas dire que tu le fasses non plus ! Nous sommes trois filles. L'une de nous allait bien un jour finir par être envoyée à la Chanterie, c'est une tradition familiale. Si, je me marie, celle qui finira par servir le Créateur, c'est toi. Pardonne-moi, mais cette idée me semble bien plus risible et ridicule que ma décision ! » La jeune femme en face d'elle fronça ses sourcils et un rictus mauvais se dessina au coin de sa bouche, déformation de colère et de désaccord. Violine ne résista pas à la pensée d'un parallèle entre l'attitude de sa sœur et celle d'un chien prêt à mordre, mais elle savait qu'elle avait raison. Leur mère ne pourrait pas éternellement protéger sa fille préférée des décisions de la grand-tante Lucille. L'un d'eux avait déjà envoyé aux Templiers, il restait donc quelqu'un à envoyer à la Chanterie. Ce ne serait certainement pas Nicholas qui irait. Il ne restait donc en définitive qu'elle-même et sa sœur. Cette sœur que les Templiers n'avaient pas voulus dans leur rang, car selon eux elle était bien trop hargneuse et indisciplinée. Cette sœur, qu'on ne décidait pas à mariée, sans doute pour les mêmes raisons.
« Alors, quoi ? Je devrais te remercier de me laisser la tâche d'être la prochaine à marier ? Tu es pathétique, Violine. Tu l'as toujours été à prêcher le bonheur des autres. Trop occupée à te tracasser des petits gens, mais pas de ta famille. Je perds mon temps avec toi. J'espère que tu ne seras pas un fardeau sur la route, ou je t'abandonne à la première Chanterie ! » Sur ces mots, Eurydice fit demi-tour et passa la porte dans l'autre sens en la claquant avec une force prodigieuse, qui fit trembler les meubles. La plus jeune serra davantage les poings, sentant le picotement familier de l'électricité qui surgissait parfois à ses mains, lorsqu'elle était trop énervée. Fermant les yeux, elle inspira profondément plusieurs fois, soufflant avec la même amplitude pour se calmer et éviter de relâcher son self-control. Elle ne devait pas donner satisfaction à sa sœur. Elle ne devait pas perdre sa maîtrise d'elle-même, pas si près du but. Enfin, elle rouvrit ses yeux et fixa la porte d'un air déterminé.
« Et c'est moi, qui ne me tracasse pas de ma famille… » Relâchant la pression de ses poings, elle regagna son balcon pour admirer les lumières, qui s'allumaient en silence, créant un écho au ciel étoilé sur la terre. Le calvaire de sa condition n'aurait jamais de fin, coincée dans une famille tournée vers les Templiers et la Chanterie. Personne ne devait savoir ou alors elle mourrait.
