Il faisant nuit, et il pleuvait légèrement sur cette ville du monde. La route était éclairée par les lampadaires qui la longeaient, ainsi que par les phares de voitures qui empruntaient son chemin.

A chaque mètre, un magasin de pompes funèbres arborait les tombes tendances du moment, et il n'était finalement pas étonnant de savoir qu' un cimetière se trouvait à la prochaine sortie.

Tout cela donnait une certaine atmosphère au quartier, notamment grâce aux éléments de la nature qui jouaient leur rôle avec brio. Le ciel était d'un bleu sombre, qui laissait malgré tout distinguer les ombres de petites chauves-souries qui battaient leurs ailes pour arriver à destination. Accompagné des chuchotements des arbres motivés par les vagues de vents sur leurs feuillages. Et cette pleine lune, d'un argent éclatant, qui nous suivait à chaque pas avec son air inquiet habituel.

Vêtue de son ciré jaune, la pluie ne l'atteignait à peine et toute cette mise en scène mystique ne la perturba pas plus que ça, elle était bien trop préoccupée par l'amère journée qu'elle venait de passer. Elle rajouta à cela des événements désagréables qui s'étaient passés quelques jours auparavant, ainsi que les mauvais jours qui semblaient être à venir.

Elle retenait ses larmes à chaque fois qu'une voiture passait, inquiète que les phares des automobiles n'éclairent son visage. Elle finit par penser au mythe de Sisyphe, et à l'absurdité la vie. Pourquoi tout cela? Tenter en vain les choses, faire des efforts, essayer de se conformer pour mener à bien sa tâche, pour finalement échouer et recommencer. Par moments elle se trouvait ingrate, les choses pour lesquelles elles se plaignait valaient évidemment peu face à la misère d'autrui. Son rocher à elle était bien moins lourd que celui d'autres, elle le savait. Mais elle ne pouvait pas s'empêcher de ressentir l'absurdité de tout cela, et de ne pas se trouver à sa place. Elle leva la tête au ciel, regarda la lune et … un vieil homme sorti brusquement d'un buisson. Elle s'arrêta net.

Vêtu d'une chemise blanche couverte d'un blazer noir, il portait une longue veste de costard sombre, doublée de soie rouge à l'intérieur. La jeune fille n'arrivait pas à discerner d'où il pouvait bien venir.

Regardant tout autour de lui, il semblait égaré. Après avoir regardé le ciel, derrière lui, puis sa montre qui semblait l'avoir terriblement déçu, il finit par remarquer la présence de la jeune fille, à qui il bloquait le passage. Nullement gêné, il l'a regarda comme si sa présence coulait de source, et lui demanda:

- Quel jour sommes-nous ?

Bien qu'elle s'attendait plutôt à ce qu'il lui demande le sens de la direction, elle répondit naturellement :

- Je crois bien que nous sommes lundi.

- Ah, maudits lundis !

Le ton qu'il prit fit ressentir qu'il maudissait réellement les lundis, et que cela n'était pas une simple phrase de convenance. Il reprit:

- Mais je voulais plutôt dire, quelle est la date ?

- Oh !

Ce «Oh !» pouvait laisser comprendre que la question prenait maintenant plus de sens, mais il en était rien.

- Nous sommes le … vingt...neuf février 2015 … euh non 2016, pardon, le 29 février 2016.

- 29 février … d'accord... mhmm... ça pourrait expliquer des choses...

- Voyagez-vous dans le temps ? demanda-t-elle sur le ton de l'humour.

Il sorti brusquement de ses réflexions et se retourna vers elle d'un air sérieux.

- Comment le savez-vous ?

Elle répondit sans trop réfléchir :

- C'est l'une des seules raisons que j'ai trouvé pour votre question.

Elle se gardait bien de lui dire l'autre raison. Elle reprit :

- Savez-vous où vous êtes ?

- Ça tombe bien que vous posiez la question, car en effet, non je ne sais pas où je suis, répondit-il en regardant autour de lui.

- Vous êtes à Versailles.

Il ne s'y attendait pas.

- Vous voulez dire Versailles de France ?

- Oui, Versailles de France.

- Alors ça ! Ha! ça, c'est bien drôle. Je me demande bien ce qui lui a prit à celle-là, s'exclama-t-il en désignant de la main le buisson dont il était sorti, un 29 février à Versailles...de France!

La jeune fille commença un peu à s'inquiéter.

- Savez-vous votre nom?

- Je suis le Docteur.

- Ah très bien, mais votre nom?

- Le Docteur.

- Mais être docteur n'est pas un nom, c'est une fonction.

- C'est pourtant comme ça que l'on m'appelle. Eh mais attendez un instant ...

Une idée semblait lui être venue à l'esprit. La jeune fille le regarda inexpressive.

- Vous pleuriez, reprit-il.

- Quand ?

- Juste avant que je vous parle.

- C'est une question ?

- Non, une affirmation.

- Oh...

Elle se remémora sa mélancolie, et soupira tout en se demandant si cet homme n'avait pas une mémoire visuelle à retardement : il ne s'apercevrait des choses que des minutes après qu'elles aient eu lieu.

- Pour quelle raison ?

- Oh, rien, ce sont juste des pensées.

- Intéressant …

Il était peut-être réellement docteur, pensa-t-elle. Docteur en psychologie peut-être... ou en psychiatrie.

- Savez-vous comment rentrer chez-vous? finit-elle par lui demander.

Il prit un air songeur, et répondit:

- Non, … non, je ne sais pas...

La jeune fille prit son téléphone de la poche de son ciré, et commença à taper sur les chiffres du clavier. Le Docteur le remarqua.

- Attendez, qu'est-ce que vous faites?

Elle mit le téléphone à son oreille et répondit:

- J'appelle les pompiers, pour...

- Non, non, non, non, non …!

Elle raccrocha.

- Vous ne voulez pas que je vous aide à rentrer chez vous ?

Il semblait intrigué.

- Vous ..?

Il se ressaisit :

- Attendez, depuis le début vous croyez que... non, non, mais … je ne suis pas atteint d'Alzheimer! Je vais très bien!

- Ah?

Il est vrai qu'il avait l'air parfaitement lucide.

- Mais oui! Décidément, ce visage aura raison de moi … je voyage vraiment dans le temps!

L'expression du visage de la jeune fille changea. Elle semblait à la fois amusée, et perplexe. Et dire que pendant un instant elle pensait que cette discussion allait enfin trouver tout son sens.

- Vous ne me croyez pas. Elle ne me croit pas... Bien sur, pourquoi me croirait-elle? ... Tenez, regardez.

Il lui montra de la main le buisson. La jeune fille se figea sans quitter le Docteur des yeux.

- Pourquoi ne regardez-vous pas? Regardez!

En réalité elle avait vu assez de films pour savoir qu'il valait mieux ne pas baisser sa garde lorsque la nuit tombée, près d'un cimetière, un inconnu aux propos étranges vous demande de regarder vers un buisson. Ne sachant les réelles intentions du vieil homme, elle joua, sans trop réfléchir, la carte de l'honnêteté.

- Vous allez me faire du mal?

- Quoi ! Mais... pourquoi diable je ferais ça ?

- Je ne sais pas … habituellement, pourquoi les gens font ce genre de choses...?

Après qu'elle ait fini sa phrase, elle profita que le vieil homme se mit à réfléchir pour jeter rapidement, un œil vers la direction indiquée. Elle remarqua qu'il y avait effectivement quelque chose derrière les buissons.

- Ah vous aviez raison! Il y a une cabine téléphonique! C'est marrant, je prends tous les jours ce chemin, et je ne l'avais jamais vu.

- C'est tout simplement parce qu'elle n'a jamais été là auparavant...

Il se dirigea vers la cabine, qui était à cinq bons mètres de lui, tout en continuant à parler:

- ... et puis ce n'est pas une cabine téléphonique, c'est une cabine de police, mais une fois à l'intérieur ...

Il rentra à l'intérieur.

Le calme revînt dans la rue. Elle entendait de nouveau le vent souffler, et sentait la lumière de la lune s'abattre sur elle. Elle regarda cette drôle de cabine bleue et ne savait plus trop ce qu'elle faisait là, peut-être valait-il mieux continuer son chemin? Il ne semblait pas tellement avoir besoin de son aide, après tout il avait l'air d'aller bien ce monsieur... enfin, sauf pour la partie je-voyage-dans-le-temps.

Il sorti sa tête par l'entre-ouverture de la porte.

- Bah qu'est-ce que vous attendez ? Venez voir!

Elle se figea de nouveau, et fit rapidement «non» de la tête avec un sourire gêné.

- Mais si, vous allez voir ! C'est plus grand à l'intérieur ! … Mince ! je l'ai dis, j'ai tout gâché, continua-t-il dans sa barbe.

Elle fit de nouveau «non» de la tête, avec le même sourire crispé.

- Ah ces humains! Pourquoi toujours penser que le mal va arriver? … Satanée loi de Murphy...

Il rentra de nouveau à l'intérieur.

Elle ne savait plus trop quoi penser, il était évidemment hors de question qu'elle rentre dans cette cabine. Mais elle le sentait tellement sincère dans ses dires, qu'elle paraissait petit à petit, vouloir lui faire confiance. Un drôle de bruit retenti, la lampe au sommet de la cabine se mit à s'illuminer, et ...

- Quoi ?!

Elle n'en croyait pas ses yeux. La cabine se mettait littéralement à s'évaporer.

- Hein ?!

Elle s'avança vers le buisson et tenta de toucher l'endroit où se tenait la cabine bleue quelques instants auparavant. Rien, seulement de l'air. Elle ne comprenait pas. Avait-elle rêvé ? Avait-elle vu un fantôme ?

- C'était sans doute un fantôme, se dit-elle, on est à côté d'un cimetière, oui ça devait surement être ça..!

Elle ne voyait pas d'autre explication et ne savait si elle avait peur ou pas. Elle finit par se rappeler qu'elle ne croyait pas aux fantômes, une fois que quelqu'un était mort, il l'était. La science le disait, même sa religion le disait: l'âme quitte le corps pour aller vers un autre monde. C'était un aller simple. Quoique sa religion entendait aussi que le vendredi, certains morts avaient l'autorisation de venir rendre visite à leurs familles... sauf que bon, nous étions lundi.

Elle patienta pendant un long moment, prétextant d'être au téléphone, de chercher ses clés, d'attendre quelqu'un,... bien qu'elle attendait réellement quelqu'un.

Pourquoi l'attendait-elle ? Il était fort probable qu'il ne revienne jamais. C'était trop tard maintenant. Elle avait refusé, et il rebroussa chemin.

Elle se sentait un peu sotte. Elle qui se plaignait que la vie était trop conformiste, voilà que quelque chose d'improbable arrivait, et elle lui tournait le dos.

- Ah, c'est bien humain ça, marmonna-t-elle.

Mais d'un côté n'est-ce pas la réaction de toute personne normale dans ce monde normal ? Bien évidemment qu'elle avait bien fait, elle n'allait tout de même pas rentrer dans une cabine téléphonique, ou de police qu'importe, avec un vieillard, qu'il soit mort ou vivant. Il n'y avait même pas à tergiverser. Peut-être que c'était La Mort elle-même qui était venue la chercher, et elle sauva sa peau en refusant de la suivre. Ou peut-être même qu'il disait vrai, que c'était bien un homme qui voyageait dans le temps. Quoiqu'il en fut, elle se fit une raison, et continua son chemin.