Disclaimer: L'univers et les personnages appartiennent à Tolkien, à l'exception des divers OC qui peupleront la fiction qui sont mon entière propriété. La couverture de fiction vient de ma dessinatrice personnelle (rien que ça), Rou. Un grand merci à elle pour le temps qu'elle passe à illustrer mes travaux. Rendez-lui visite sur Facebook si vous avez le temps, ça lui fera plaisir !

Rating: T. Je préfère commencer sur des bases sûres, et éventuellement changer de catégorie en cours de route.

Autre: Par souci de cohérence, j'ai quelque peu modifié la trame temporelle. Toutefois, la fiction ne mentionnant aucune date, je ne pense pas que cela causera de soucis majeurs. Je m'excuse cependant auprès des puristes ou des très pointilleux lecteurs. Mis à part ça, il n'y a rien de fondamentalement différent.
J'ai mis les dialogues en gras pour mieux les faire ressortir, mais rien ne m'empêche de les repasser en format normal si cela gêne votre lecture. Signalez-le moi seulement, je ne pourrai pas le deviner.

NDA: Dernière année de lycée oblige, je ne pourrai malheureusement pas publier en suivant un planning bien défini. J'ai également une autre fiction en cours de route sur un autre fandom, que je me dois aussi d'actualiser. Mes aînés diront sans doute que ce n'est pas raisonnable de s'étaler comme ça - et ils auront raison ! - mais je suis physiquement et psychologiquement incapable de faire une seule chose à la fois...

Bonne lecture !

Lhenaya


Qui garde les gardiens ?

Chapitre 1


Le feu rougeoyant dans l'âtre, sa chaleur apaisante diffusée dans l'ensemble de la pièce, avait quelque chose qui m'hypnotisait. Que ce fût sa couleur ou ses élégants mouvements légers et dansants, je ne parvenais pas à en détacher le regard ne serait-ce qu'une seule seconde. J'étais troublée, et mon trouble intérieur me paraissait aussi incurable qu'une défaillance de l'esprit ; je m'y penchais avec une attention presque maladive pour tacher d'en discerner le moindre remède, la plus petite solution.

J'avais besoin de réentendre le récit de ma mère depuis le début, et de comprendre les explications qu'elle m'avait fournies de manière très brève, très concise. Mais je savais que j'aurais beau prêter l'oreille autant de fois que je le voulais, mobiliser tous les efforts que j'étais capable de fournir, je resterais obstinément sourde et aveugle face à la véracité des faits. Je n'y croyais pas, je n'y arrivais pas.

Je réussis par la grâce d'un miracle à relever la tête de l'âtre et avisai un regard au-travers du feu, me mouvant à peine pour rencontrer de l'autre côté des flammes le regard perçant de ma génitrice. Ses yeux gris, pareils à un ciel d'orage, me transpercèrent aussi aisément qu'une flèche empalait un homme, et la sensation provoquée me fit frisonner subrepticement. Son regard froid et inquisiteur, combiné à son expression dure en dépit de ses traits délicats, avait quelque chose de saisissant et d'effrayant à la fois. J'avais hérité d'elle mes yeux, mais j'étais bien incapable de reproduire l'effet qu'elle leur donnait.
Cette femme grande et magnifique, aux longs cheveux d'un noir animal lui tombant dans le dos en ondulant doucement, était encore jeune en dépit des quelques cheveux blancs qui striaient sa chevelure. J'y voyais là l'avènement d'une sagesse que seules les années de vie et les expériences fastidieuses vécues pouvaient conférer. J'étais encore bien loin d'avoir connu une destinée similaire pour prétendre l'obtenir dans l'immédiat.

Toujours est-il que je fus incapable de répondre à la question muette qu'elle m'adressa. Je me retins de soupirer, toutefois. Je ne voulais pas paraître impolie, surtout devant elle. Ma mère m'inspirait une crainte immense, bien qu'elle eût toujours été bonne pour moi.

Qu'en penses-tu, alors ? Es-tu prête à partir ? demanda-t-elle finalement à voix haute, voyant mon mutisme persister.

Je n'en sais rien, je… Je ne m'attendais pas à ce que cette annonce me soit faite d'une manière si abrupte, déclarai-je à demi voix.

J'avais beau me repasser sans cesse son discours dans mon mental, les mots n'avaient toujours pas le moindre sens à mes yeux. Mon père, vivant ? Cela ne signifiait rien pour moi. J'avais toujours grandi sans père, sans aucune figure pour lui substituer, et on attendait de moi que j'allasse le rejoindre et que je lui avouasse mon existence. Comment étais-je supposée m'y prendre, alors que je n'y croyais pas moi-même ?

Je raffermis ma prise sur le manche de mon épée jusqu'à m'en blanchir les phalanges, exténuée, énervée et surtout frustrée. Bien que je fusse une fille, j'avais quelques bases concernant le maniement de l'épée : j'avais dû apprendre très jeune à me servir d'une arme auprès du forgeron du village tout proche de notre demeure. Il n'y avait pas de réelle raison à cela, sinon qu'il n'était pas aisé de vivre au cœur de la forêt, aux pieds des escarpements rocheux qu'offrait une montagne noire et froide. Le hameau près duquel nous vivions ma mère et moi nous craignait et nous méprisait au moins autant qu'il nous respectait et nous réclamait.

Ma mère était une sorcière : on venait régulièrement solliciter ses services en cas de maladie, lui demander un remède, des plantes ou des décoctions. On la savait également tout à fait apte à produire des poisons et à lancer des sortilèges malfaisants… du moins était-ce qu'elle s'appliquait à faire croire au reste du monde. Ma génitrice n'était pas plus une connaisseuse d'arcanes que je l'étais moi-même ; la vérité était toute autre : la vie avait simplement doué d'une maîtrise de la nature quasiment instinctive cette femme répondant au nom d'Hellen. Elle n'était pratiquante d'aucune magie et je doutais même qu'elle y crût de toute manière.

La seule terreur qu'elle inspirait résidait dans les rumeurs qu'elle s'était appliquée à répandre autour de sa personne. Et, de sorte à ce que le mythe autour d'elle pût prospérer sans crainte, elle s'efforçait de ne jamais quitter notre refuge, m'envoyant chercher tout ce dont elle déplorait au village.

Jamais ma mère ne réclamait d'argent en échange de ses services, trouvant notre subsistance dans la forêt même et exigeant qu'on la payât en lui faisant don de ce qu'elle réclamait.

Peu importe ce que tu attendais Yselda, rétorqua-t-elle vivement. Il faut que tu t'en ailles. Tu dois gagner le Gondor, aller à Minas Tirith et faire ce que je t'ai enjoint de faire. Je t'ai vue grandir depuis ta naissance, j'ai observé ta métamorphose de bébé en une enfant pleine de vie, puis d'enfant en une jeune femme réfléchie. Ton père a tout autant le droit que moi de te voir évoluer, de te voir passer de jeune femme à épouse et d'épouse à mère.

Quelque chose dans ses paroles me firent l'effet d'une gifle, bien que j'eusse du mal à cerner quel propos précisément en était la cause. Peut-être était-ce dû au sentiment cuisant de culpabilité que je percevais comme s'il émanait réellement de sa personne… Que donc se reprochait-elle ?

Une part de moi-même, une petite voix ténue et murmurant sans cesse, qui se cachait quelque part au plus profond de mon être, me laissa entendre que ma mère avait planifié mon départ depuis longtemps, sinon depuis toujours. Je fus quelque peu attristée par le fait qu'elle m'eût toujours tenue à l'écart d'un tel projet, alors que j'en représentais pourtant une majorité considérable sinon une entièreté apparente. Je ne pipai mot malgré tout.

Au fond, je savais qu'il était inutile de discuter davantage et que je finirais par m'en aller avec ou sans bénédiction, de gré ou de force. J'avais parfaitement conscience que ce départ, si douloureux qu'il fût, conduirait invariablement à une séparation définitive. Je ne dirais pas « au revoir » à ma mère le moment venu, debout sur le pas de la porte, mais bel et bien « adieu », j'en avais l'intime conviction, la certitude la plus solide.

Toutefois, à défaut de pouvoir négocier mon départ, j'étais bien déterminée à en influencer les conditions :

Irai-je à pieds ? La route me paraît longue, arguai-je avec une parfaite innocence.

Non, Alzan possède des chevaux en bonne santé, m'informa-t-elle aussitôt. Tu lui en réclameras un de ma part. S'il refuse, rappelle-lui tous les services que je lui ai rendus sans aucune contrepartie.

Une preuve irréfutable de toute sa planification méthodique. Je comprenais finalement pourquoi elle ne lui avait jamais rien réclamé… Je hochai la tête doucement avant de baisser les yeux, incapable de trouver quelque chose à dire. Il y avait dans ma tête tant de questions qui se bousculaient, qui réclamaient à grands cris des réponses, que je ne savais laquelle poser en premier de peur que l'une d'elles fût moins importante et pertinente qu'une autre.

Ma mère enchaîna elle-même la conversation, tenant en respect le silence aussi loin qu'elle le pouvait. Elle m'entretint un long moment sur le voyage dans lequel j'allais me plonger corps et âme, me donnant un bon nombre de détails auxquels je n'aurais jamais songé moi-même. J'appréhendais l'avenir malgré ses mille recommandations.

Ma génitrice insista longuement sur un point, qu'elle souligna à plusieurs reprises de façon très claire : la déchéance de mon paternel. Je ne devais en aucune façon briser la famille qu'il avait sans doute créée depuis toutes ces années, loin de cette femme qui s'était donnée à lui voilà un temps sans doute oublié.

Il ne serait pas obligé de répondre de moi, mais simplement de décider quoi faire de ma personne. Cela me semblait un peu simple, mais sur le moment j'avais trouvé cela d'une importance capitale. Et dans mon intérêt, j'espérai alors qu'il fût bon.

Ce serait la première fois depuis ma naissance que j'irais au-delà des limites du village, que je m'aventurerais en territoire inconnu et donc potentiellement austère et hostile. Mobiliser toutes mes connaissances – assez maigres – de bretteur de serait pas du luxe dans ces conditions, surtout si j'étais véritablement amenée à faire de mauvaises rencontres sur le trajet, ce que je redoutais comme la peste.

J'ignorais tout de ce qui constituait le « monde extérieur »; j'avais toujours eu conscience de son existence sans jamais avoir eu à tenir le rôle d'acteur. J'allais changer ma vie du tout au tout.

Mais comment vas-tu faire toi, si je ne suis plus là pour t'aider ? m'enquis-je, peu désireuse de la laisser seule.

Je me débrouillerai, je n'aurais pas d'autre choix de toute façon. Tout se passera bien ma fille, sois-en sûre. Tu n'as pas besoin de t'inquiéter pour moi.

Il fut décidé que je partirais le lendemain même, dès les premières lueurs de l'aube. J'avais donc le restant de la journée – quoique déjà entamée – pour faire mes adieux à une vie que j'avais toujours vécue et graver dans ma mémoire des places que j'avais toujours traversées. Inutile de préciser que mon cœur se serrait déjà à cette pensée. Partir seule ne m'émoustillait guère, et je pressentais déjà là-bas des dangers d'apparence insupportables et insurmontables.

Bien que j'eusse été élevée tout à fait convenablement, je n'avais jamais évolué au milieu de beaucoup de gens, et le village dans lequel je me rendais parfois n'avait rien d'une cité. Les bâtisses y étaient relativement petites, les commerces guère imposants. Quant aux habitants, ils étaient ternes, distants et peu loquaces. Je ne valais pas mieux qu'eux cependant : silencieuse et solitaire, j'écoutais plus que je ne parlais, si bien qu'il pouvait s'écouler des heures dans le silence le plus complet. Par conséquent, ma compagnie n'était pas des plus agréables et n'était pas sollicitée. Par qui l'aurait-elle été, de toute manière ?

Je mis un point d'honneur à passer le reste de la journée dans la forêt. Je m'imprégnais des fragrances de la nature et du clapotis du ruisseau qui s'écoulait non loin de chez nous. La saison était bonne, ce qui impliquait une végétation luxuriante, d'un vert presque incroyable.

Les troncs d'arbres de toute espèce étaient prisonniers des plantes grimpantes, sauvages et envahissantes mais magnifiquement fleuries ; des champignons s'accumulaient çà et là au gré de leur espèce et de leur couleur, tout en paraissant luire sous le soleil qui se frayait paresseusement un chemin au-travers de la voûte que constituaient les différents feuillages ; les pierres se voyaient recouvertes d'une mousse moelleuse et épaisse, agréable au toucher. Même la montagne, qui m'inspirait d'ordinaire une crainte sans véritable fondement, me parut belle pour une fois. Tout doit sembler plus beau lorsque l'on sait que l'on ne reverra jamais ces choses-là, pensai-je avec un soupir nostalgique.

Le crépuscule arriva bien vite, à tel point que j'eus l'impression de n'avoir rien fait sinon gaspiller tout le temps qui me restait ici. Le soir, nous nous affairâmes à préparer mes bagages. Ils étaient peu nombreux mais je ne pouvais les négliger : ils contenaient des vivres, des plantes médicinales au cas où et des choses qui me parurent bien futiles pour ma destination, mais que ma génitrice jugea irremplaçables.

A mesure que nous progressions, je commençais à percevoir la tristesse de ma mère et en fus rassurée. Je n'en fis toutefois aucune remarque. La peine était partagée. Nous n'échangeâmes aucune autre parole, avant, pendant comme après le dîner, et nous nous couchâmes de bonne heure.

°Oo°oO°

Le lendemain, je fus réveillée bien avant l'aube. Il faisait encore noir au-dehors, si bien que je me crus encore au beau milieu de la nuit. Je changeais bien vite d'avis, cependant. Je m'habillai rapidement et mangeai relativement beaucoup, bien que ce en fût pas dans mes habitudes.

Ma mère, fébrile, se bornait à tourner en rond dans la maison, sans doute afin de ne pas songer à mon départ imminent. Malgré qu'elle se fût sans doute préparée à mon départ, elle en était bouleversée. Les attentes et la réalité ne sont jamais pareilles l'une et l'autre. Pour elle, ce serait sans doute comme porter le deuil… A la porte, au moment de la séparation, je dus me faire violence pour ne pas laisser l'émotion me submerger, et rien en ce monde ne me parut plus difficile à faire que cela. Les larmes me brûlaient les yeux, troublant le monde autour de moi comme si je me trouvais dans un rêve – ou un odieux cauchemar.

Une boule de tristesse croissante m'obstruait de plus en plus la gorge tout en rendant ma bouche pâteuse. Ma génitrice m'étreignit brutalement et avec force, sans que je m'y fusse attendue. Je fus autant surprise que reconnaissante de cette initiative que je n'aurais jamais eu le courage de prendre. Je lui rendis son étreinte en fermant les yeux, me concentrant une dernière fois sur sa chaleur, son parfum, puis me dégageai doucement.

Adieu Yselda, susurra-t-elle. Puissent les dieux veiller sur toi…

Adieu, lui répondis-je d'une voix étranglée.

Je partis. J'allai au village par les sinuosités de la route, empruntant des dénivelés plus ou moins conséquents à mesure que je progressais sur le chemin. J'appréciais peu la montagne pour les passages peu sûrs qu'elle offrait ; j'avais l'impression de ne m'y être jamais accoutumée. J'atteignis le village juste après que l'aube se fut complètement levée.

Je ne m'attardai guère sur le lieu en lui-même, sur ses contours sombres en contre-jour. Je me rendis directement chez Alzan, frappant trois coups sonores à sa porte. J'attendis calmement, l'esprit ailleurs, jusqu'à entendre des pas sourds s'élever de l'autre côté de la porte ainsi que des grognements mécontents mais légitimes. Je voyais déjà venir de loin la méfiance qui s'allumerait dans les yeux du maître des lieux. L'entrée s'ouvrit ensuite brusquement, et les yeux de l'homme blond trahissaient la fatigue qui l'animait encore. D'une voix bourrue, il m'interpella lorsqu'il me reconnut :

Qu'est-ce que tu veux, Yselda ?

Un cheval.

Ne te moque pas de moi fille de sorcière, ce serait très maladroit, prévint-il en inclinant légèrement la tête, s'exprimant d'une voix rauque comme feulaient les chats mécontents.

Je suis très sérieuse, rétorquai-je sur le même ton.

L'espace d'une longue minute, nous nous défiâmes du regard et c'était à qui baisserait les yeux le premier, qui abdiquerait face à l'autre. Malgré mon malaise et de ma tristesse récente, j'avais une certaine maîtrise de moi-même, ce qui me permit de soutenir le regard de l'homme aux chevaux. Je pourrais très bien arguer qu'une fille de sorcière était capable de jeter des sorts mineurs, mais je jugeai plus judicieux de me servir de ce mensonge en dernier recours uniquement.

N'oublie pas que ma mère ne t'a jamais fait payer ses services, tentai-je alors. Tu lui dois bien cela.

Aucun de ses services n'a jamais valu un cheval, me fut-il rétorqué.

Veux-tu vraiment que nous nous en assurions ici et maintenant ?

L'hésitation se peignit sur son visage en une fraction de seconde. Bien entendu, il avait envie d'en finir avec cette histoire et se débarrasser de moi au plus vite. La prudence et le bon sens l'amenèrent donc à répondre à ma question par la négation, avant de satisfaire ce pour quoi j'étais venue en premier lieu. Alzan me fit don d'une belle monture, d'une race peu prestigieuse certes, mais d'une santé et d'une endurance qui semblaient à toute épreuve.

Je n'avais guère besoin de plus, du moment que je n'avais pas à me déplacer à pied. Je remerciai l'homme aussi respectueusement que possible, mais il n'y avait nul trace de chaleur dans ma voix cependant. C'était à présent que le voyage allait véritablement commencer…

°Oo°oO°

Ma mère m'avait donné l'une des rares cartes de la Terre du Milieu qu'elle conservait dans l'un de ses tiroirs, que je n'avais jamais eu le droit d'ouvrir lorsque j'étais enfant. J'avais toujours ignoré comment elle se les était procurées, bien que ce fût une question sur laquelle je m'étais plus d'une fois interrogée.
J'avais par ce biais indirect appris ce qui constituait le monde dans lequel je vivais, les places et les lieux les plus influents et imposants et à quoi ils renvoyaient. La carte que je possédais n'était que peu détaillée, mince et fragile sous mes doigts, mais l'ensemble s'y trouvait et était bien consigné et entretenu. En dépit de la vieillesse apparente du document, les noms inscrits étaient encore clairement visibles, les lignes continues…

Je retins un souffle lorsque je fis courir mes doigts sur le précieux papier, survolant les montagnes, glissant sur les vallées, suivant les cours d'eau... Tous ces noms n'avaient qu'un sens théorique à mes yeux, je savais ce qu'ils étaient et ce qu'ils représentaient mais sans plus – ils n'étaient que des mots assemblés les uns aux autres pour former de belles phrases, mais demeuraient cependant vides de sens. Je n'eus aucun mal à trouver mon chemin sur la carte, mais entre le trouver sur une carte et le trouver en vrai…

Je me mis en route de manière assez aléatoire, mais fort heureusement le temps était d'une clémence avenante, et à moins qu'il ne s'y trouvât quelque dieu farceur de la météo, il y avait fort à parier que le beau temps perdure pour la journée, ce qui me mit du baume au cœur et allégea mon appréhension. Je galopais à faible allure, m'émerveillant devant la beauté du paysage, la richesse et la diversité du monde. Tout ce que je voyais là était nouveau pour moi, complètement inédit. Même le soleil me sembla être d'une couleur plus pure, de même que sa chaleur plus authentique et plus chaude encore.

Les routes poussiéreuses que je traversais m'apparaissaient comme trop larges pour moi seule, et puisque rien ne me prédestinait à rencontrer quelque personne d'ici des miles encore, j'eus la sensation grisante et nouvelle d'être seul être sur terre. J'emplissais mes narines d'un air nouveau et fleuri, entendais des bruits qui me parurent impossibles à reproduire ou à identifier. Au bout de quelques heures cependant, aux abords de midi, je décidais de faire une véritable halte près d'un ruisseau dont le débit était plutôt doux.

Mon cheval eut tout le loisir de s'abreuver tandis que je préparais une pomme à son attention. En examinant la carte de plus près, assise sur un rocher proéminent, j'effectuai de rapides calculs peu savants qui m'apprirent que j'étais encore bien loin d'atteindre ma destination, même à brides abattues. Couvrir un maximum de route le jour même serait donc inutile ; la seule chose qui me parut sensée était de trouver la ville la plus proche et d'y passer la nuit. Surtout que je n'avais pas énormément de nourriture pour ma monture, il me fallait donc la ménager.

Toutefois, j'ignorais s'il se trouvait dans les environs un village ou même un simple habitant isolé, ce n'était pas le genre de détails consignés sur la carte. Au final, ma halte fut brève en raison de mes doutes et mes craintes renouvelées ; je me remis en selle avec un petit galop. La route se rétrécissait et se montrait accidentée de plus en plus, m'amenant à me demander si je n'avais pas fait d'erreur de lecture de ma carte. J'étais seule ; personne n'aurait pu ni me conduire ni me remettre sur la bonne voie. J'avisai un regard désespéré de tous les côtés mais seule l'immense nature me tenait lieu de compagnon, d'ami. Tout en ruminant de noires pensées, je n'eus pas d'autre choix que celui de me laisser guider par la route elle-même qui, semblait-il, me conduisait au-delà de l'horizon, vers des contrées inconnues.

Mais soit que le hasard fût de mon côté ou que les prières de ma mère eussent déjà été entendues, j'arrivai après ma chevauchée hasardeuse près d'une petite ville qui me parut de prime abord d'une grandeur jusqu'alors inégalée et inégalable. Mes yeux s'ouvrirent d'émerveillement malgré moi, cependant que ma bouche s'ouvrait à n'en plus pouvoir se refermer. Je déplorais de n'avoir pas assez d'yeux pour tout contempler à la fois et fus contrainte de mettre pieds à terre à l'entrée de la ville.

Je fus déstabilisée par l'effervescence des lieux, par ce regroupement de vie et d'énergie et le bruit environnant de la polyphonie des voix, des timbres variés et divergents qui me firent l'effet d'un assaut imparable. Je me crus assaillie de toute part. Ici, en ce lieu, je n'étais rien ni personne, mais j'aidais à agrémenter l'ensemble et cette expérience avait quelque chose de satisfaisant et de glorifiant: j'étais devenue une actrice, même mineure.

Aucun regard ne se posait sur moi bien que je fusse une étrangère. Je redoutais néanmoins quelque peu le moment où je serais amenée à communiquer avec la populace, pour demander des indications ou une aide quelconque. Je n'avais pas l'avantage de mon titre de fille de sorcière, je n'étais en possession d'aucune influence ici.

T'es perdue petite ?

Je mis du temps avant de comprendre que la voix d'homme qui s'était exprimée s'adressait à moi. Lorsque je le compris, je m'avançai vers mon interlocuteur qui me gratifia d'une sourire avenant. Il était assez vieux, ses tempes commençaient à grisonner et de fines rides agrémentaient le tour de ses yeux tandis que ses paupières s'affaissaient doucement. Il me parut bon, mais ma méfiance n'en demeura pas moins intacte.

Nouvelle dans la région ?

Je fis signe que oui de la tête, tout en ignorant les injures qui montaient alentours à cause de mon cheval qui bloquait la route.

C'est pas la meilleure ville pour s'arrêter, mais je crains que tu n'aies pas le choix, petite. La prochaine est bien plus loin. Qu'est-ce que tu cherches ?

Une auberge pour la nuit et quelques indications seraient les bienvenues.

Il me gratifia d'un large sourire, le genre de sourire bienveillant que devait servir un grand-père à ses petits-enfants. Sans doute devait-il m'inviter à continuer, mais je ne souhaitais pas lui révéler les raisons de mon voyage. Voyant mon mutisme, son sourire vacilla mais il ne s'en montra pas vexé. Au contraire, l'homme parut réfléchir quelques instants, se tenant le menton qu'il gratta d'un index frêle aux phalanges noueuses. Si démuni qu'il fût, car il m'apparaissait clairement qu'il n'était pas en possession de grand-chose, il avait l'air d'être conscient de choses qui semblaient invisibles pour ses concitoyens. Tel le sage séculaire face à un disciple ignorant. Plus rien n'avait d'importance pour moi en cet instant, hormis ce vieil homme pour qui mes yeux accordaient une attention démesurée et presque excessive.

Va à l'auberge de la Nuit Blanche, plus loin en haut. La gérante de l'endroit saura mieux que moi t'indiquer la route à suivre. Si elle n'en est pas apte, les voyageurs réguliers qui s'y trouvent sauront t'aider, eux.

Je remerciai l'homme aussi chaleureusement que possible, puis suivis ses précieux conseils avec empressement, bien que j'ignorasse pourquoi il avait tenu à m'aider. En vérité, je m'éclipsais surtout avant qu'il ne trouvât le temps de me demander quelque chose en retour. Je me frayai vaille que vaille un chemin parmi la foule et gagnai l'endroit généreusement indiqué. Il s'agissait d'un grand édifice boisé, monté sur des pilotis bas mais épais.

J'éprouvais quelque réticence à abandonner mon cheval sur le bord de la route, mais je n'avais d'autre choix. Je l'attachai donc soigneusement dans un coin avant de gravir les quelques marches qui me séparaient de l'entrée et poussai la porte sans hésitation. L'intérieur était convivial d'aspect, un âtre rectangulaire fait de pierres avait été construit en plein milieu de la pièce afin de générer une puissante source de chaleur pour tout le monde. Il n'y avait que deux tables, gigantesques, où les consommateurs devaient se réunir pour dîner, bien qu'il n'y eût à mon arrivée qu'une dizaine de personnes.

Je marchai jusqu'au comptoir et attendis patiemment que le client qui me précédait eut terminé.

Vous désirez? me fut-il ensuite demandé.

Une chambre pour la nuit, si possible, répondis-je d'une voix mal assurée. Est-ce que vous sauriez aussi si par hasard il y aurait un endroit où je pourrai laisser mon cheval ? Je ne crois pas avoir aperçu d'écuries…

Il n'y en a pas madame, mais mon cousin Fortin se fera un plaisir de le garder pour vous cette nuit si vous lui donner quelque chose en échange ! m'annonça la propriétaire des lieux d'une voix enjouée, un large sourire étirant ses lèvres.

Je retins un soupir et m'efforçai de sourire avec affabilité. Bien entendu, ça n'allait pas être gratuit… Les affaires de famille, par dessus le marché, avaient la réputation même de là d'où je venais d'être parfois receleurs des pires arnaques possibles. Cependant, je n'avais guère le choix…

J'en profitai pour demander combien de temps avec exactitude il me faudrait pour gagner Minas Tirith et la réponse obtenue m'arracha une grimace de déception : une semaine encore. Il fallait que je trouvasse une autre alternative que celle de m'y rendre à cheval, car je n'aurais pas suffisamment de nourriture pour entretenir ma monture à ce rythme. Bien qu'il me fût donné à contrecœur, je n'avais nulle envie de faire périr l'animal d'un surmenage vindicatif.

Le reste de cette journée fut consacré à cette méditation ; je n'éprouvais pas le besoin d'assouvir mes pulsions de découverte au sein de cette ville. Mon sens pratique l'avait toujours emporté sur ma curiosité, ayant eu depuis ma naissance l'habitude de me soucier d'assurer ma sécurité et de satisfaire mes besoins naturels, faisant passer tout le reste en second plan. De plus, la remarque du vieil homme continuait de résonner dans mon esprit : ce n'était pas la meilleure ville pour une halte.

°Oo°oO°

Le soir venu, l'atmosphère au-dehors n'était pas aussi fébrile qu'en pleine journée. Les sons étaient moins ténus, moins vifs. En revanche l'intérieur était sujet à un bourdonnement de voix agaçant, tel un gigantesque amas d'insectes, un surplus de personnes, une chaleur presque étouffante. Mon bon sens voulut que la plupart des gens qui se trouvaient ici partissent quand sonnerait l'heure de se coucher.

Il y avait assurément trop d'individus pour le nombre de chambres de l'endroit, la plupart ne devait être que des consommateurs ponctuels. J'avais choisi de tourner le dos à cette joyeuse assemblée, préférant dîner au comptoir plutôt qu'accolée sinon complètement écrasée entre des individus dont j'ignorais tout. Mon choix de solitude ne fut pas accepté par tous, cependant.

Une jeune femme seule, vêtue de braies et d'une tunique, portant une arme à la ceinture, ce n'est pas courant, fit un jeune homme en prenant place à côté de moi.

Je sentis son regard me détailler de la tête au pied avec un manque de gêne certain. Je ne savais pas ce qu'il désirait, je n'en avais pas même une vague idée mais je n'avais déjà qu'une envie : qu'il me laissât tranquille.

Je ne pense pas que cela soit une chose hors du commun pour autant, rétorquai-je simplement sans le regarder, pensant que la sécheresse de mon ton suffirait à le dissuader de poursuivre la conversation.

Cela demeure tout de même rare. Et la rareté des choses suscite un intérêt particulier chez quiconque s'intéresse à elles, m'expliqua-t-il ensuite en s'accoudant sur le comptoir, nullement déstabilisé. Je n'ai vu de femmes porter d'arme qu'en de très rares occasions, encore qu'elles n'eussent pas été nombreuses à le faire. Les motifs sont très peu nombreux, je veux bien vous le concéder. Long voyage en solitaire ? s'enquit-il ensuite d'une voix plus enjouée.

Je fus presque déroutée par le changement brutal de sujet, mais je réussis à contenir ma surprise de justesse.

Changement radical de vie, répondis-je simplement.

Ma foi, c'est toujours bon. Encore faudrait-il déjà posséder une vie à changer…

Cette dernière phrase suscita malgré moi mon attention, et je tournai d'une manière très infime mon visage vers lui, lui jetant un regard autant interrogateur et curieux que méfiant. Il n'était pas beaucoup plus âgé que moi, mais je ne doutais pas qu'il fût mon aîné d'au moins deux ans. Il avait le visage fin, un début de barbe brune et des cheveux très foncés, lisses et mi-long. Je vis ses lèvres fines se fendre d'un sourire et ses yeux d'un marron si claire qu'ils avoisinaient l'ambre s'animer d'une étrange lueur.

Que voulez-vous dire ?

Je passe l'entièreté de mon existence à voyager d'une contrée à une autre, à m'entretenir avec tel ou tel peuple avant de reprendre ma route, comme si je ne m'étais jamais arrêté. Je ne fais qu'une brève halte ici où là puis je repars. Je n'ai rien à perdre, rien à changer, et m'établir quelque part ne m'intéresse pas. Je suis pareil à du vent, un être insaisissable mais comme le vent je finis toujours par revenir.

Ses propos ne sonnèrent pas comme une fière revendication de sa liberté, mais plutôt comme le témoignage implicite d'une tristesse palpable, d'une langoureuse souffrance trop récente pour que le temps ait pu véritablement la cautériser, la guérir.

Je me refusais cependant de céder trop rapidement à la compassion ou à la générosité, je ne savais toujours pas ce que cet individu me voulait après tout. J'étais peu disposée à me laisser émouvoir si facilement si c'était pour mieux me faire voler par derrière ensuite.

Comment se fait-il que vous agissez de la sorte ? m'enquis-je néanmoins.

J'ai tout perdu lorsque des gobelins ont fait une razzia dans mon village. J'avais neuf ans. J'avais beau être jeune à cette époque, je me souviens de toutes les choses que j'ai perdues, tous les visages que j'ai vus disparaître dans la douleur… Donc je m'occupe l'esprit. C'est… entre autre pour cette raison que je suis venu m'entretenir avec vous : vous semblez perdue dans vos pensées, vous réfléchissez avec une intensité qui vous coupe du reste du monde. Je ne suis pas capable d'un tel exploit alors… Disons seulement pour faire simple que l'égoïsme et la jalousie m'ont poussé à venir vous déranger.

Je voyais ses mains se tordre sous l'effet de la gêne et de la honte d'un tel aveu, et je ne discernai pas dans ses paroles quelque chose qui m'eut fait penser à un mensonge. Il ne me mentait pas, si étrange que cela fût.

Ce n'est pas très juste, fut la seule chose que je trouvai à dire.

Non en effet, ça ne l'est pas vraiment ! me concéda-t-il avec un petit rire nerveux. Vous m'en voyez désolé.

Son regard insistant sur moi de même que sa simple présence à mes côtés commençaient de plus en plus à m'indisposer. Je n'étais pas comme lui capable de faire preuve de dérision ou de meubler la conversation avec d'extraordinaires histoires, si fantastiques ou si tristes fussent-elles. Je n'étais pas bon vivant, pas très prolixe et je n'avais rien à partager. J'osai espérer que le silence qui s'en suivit fut suffisant pour le faire partir mais il ne cilla pas.

Si je peux faire quelque chose pour vous aider en dédommagement, n'hésitez pas. Je m'appelle Callan.

Yselda.

Et dans mon innocence de jeune fille, néophyte des relations humaines et du caractère encore trop nouveau d'une facette de l'humanité que je n'avais encore jamais vue, j'étais partagée entre l'idée de lui faire part de mon problème et celle de l'en tenir à l'écart le plus possible. Mais s'il était réellement un voyageur aussi nomade qu'il le donnait à voir et à entendre, il y avait fort à parier qu'il fût à même de me donner les renseignements dont je manquais, de me conseiller sur l'itinéraire à suivre.

Après une lourde prise de décision, influencée par les différentes parts de mon être, je me mordis la lèvre inférieure avant de trouver le courage de me lancer :

Je...cherche à gagner Minas Tirith, en fait. Est-ce que vous pouvez m'aider ou pas ?

Ce n'est pas particulièrement un lieu difficile d'accès. Aucune route n'est réellement difficile à suivre ou dangereuse à proprement parlé, très peu de voyageurs sont victimes de vols ou d'agressions. Mais tout dépend de la façon dont tu voyages. Te déplaces-tu à pieds ?

Le simple fait d'avoir révélé nos identités respectives semblait être suffisant pour qu'un climat de confiance s'établît entre nous. Qu'il fût si extraverti n'allait pas m'aider à m'en débarrasser au plus vite…

Non, j'ai un cheval déposé chez le cousin de la propriétaire. Je crains toutefois que la route ne soit un peu trop longue pour mes maigres ressources. Enfin, si vo… tu connais une alternative, je suis toute ouïe.

Voyage avec moi dans ce cas, me proposa-t-il d'une manière très spontanée. C'est sur mon trajet, j'avais justement projeté de me rendre à Osgiliath, juste à côté. Il y a là-bas des ruines qui m'intéressent, des reliques qui ne demandent qu'à être découvertes par l'œil expert que je possède. Je me déplace avec une charrette, en suivant les grandes routes. Nous n'avons qu'à atteler nos montures côte à côte et je n'aurai qu'à partager mon fourrage avec toi.

Je n'ai pas assez d'argent pour reprendre du fourrage et te payer en plus !

Il m'adressa un sourire rassurant :

Ca fait longtemps que je n'ai pas voyagé en compagnie de quelqu'un, ta compagnie me fera le plus grand bien. Et puis, comme je te l'ai déjà dit, c'est sur mon chemin.

J'ignorais que les gens pouvaient se montrer si serviables, mais je ne perdais pas de vue que je constituais aussi pour lui une forme de distraction qu'il n'avait pas rencontrée depuis longtemps, semblait-il. Nous parlâmes un peu à la suite de cela, et, pour l'essentiel, ce fut lui qui meubla la conversation.

Pour quelqu'un qui n'avait jamais quitté sa demeure tel que moi, le peu qu'il me racontait me paraissait si incroyable, si fantastique que je ne pouvais que m'émerveiller en silence devant toutes ses aventures narrées. Néanmoins, je continuais de conserver une certaine réserve naturelle face à ses paroles envoûtantes. Pour ma part, je n'avais pas jugé utile de lui révéler précisément d'où je venais.

Il fut finalement convenu que nous partirions assez tôt dans la matinée, mais néanmoins après le lever du soleil. Callan se révélait être le genre de personne d'un naturel flegme, qui ne précipitait jamais rien, que rien ne parvenait raisonnablement à dérouter, à incommoder. Je montai me coucher après l'avoie salué et m'endormis comme une souche.

°Oo°oO°

Le lendemain, je fus bien heureuse de la mise en place d'un départ tardif, car j'eus bien du mal à me lever. Mes jambes me semblaient lourdes et douloureuses après ma longue chevauchée pour laquelle je n'avais reçu aucun entraînement. Mon corps peu endurant était alors quelque peu faible face à toute forme de surmenage, à ce type de sollicitude poussée.

Je descendis dans la salle principale encore engourdie par la somnolence de l'éveil et, pareille à la première fois, je ne trouvais guère beaucoup de monde. Aucun des rares visages que je vis ne me parut familier. Je supputais qu'ils fussent tous étrangers. Je déjeunai au comptoir et ne fus dérangée par personne sinon la gérante des lieux, qui réclama à grands cris mon avis sur la qualité du service proposé qui, sans réellement être déplorable, était simplement satisfaisante. La nourriture était mangeable, le matériel mis à disposition – le strict nécessaire – fonctionnel et convenable.

Callan ne tarda pas à me rejoindre et, après qu'il eut pris le temps de s'acquitter des derniers préparatifs de départ, nous partîmes aussitôt notre dû payé. Comme escompté la veille, le temps avait conservé sa clémence et son bleu profond, dépourvu de nuages trop menaçants ; l'air était doux et semblait souffler dans la direction que nous devions prendre, tel un signe divin encourageant.

Cela me réjouit, et je suivis mon compagnon de route jusqu'à l'endroit où sa charrette avait été déposée, chez un particulier qu'il semblait connaître depuis longtemps. La façon dont il fut accueilli m'arracha un sourire malgré moi, puis nous allâmes récupérer ma propre monture dont Calan se chargea de la moitié des frais de garde. Je m'en suis aussitôt voulue de ne pas avoir insisté davantage pour qu'il me laissât faire. Le regard noir que je lui lançai ne rencontra qu'un sourire triomphant en retour. Trop aimable, trop redevable.

Tandis que nous attelions nos chevaux à sa charrette, je me demandai s'il ne s'était pas improvisé marchand au fil de ses voyages, de ses découvertes a priori extraordinaires. Il avait avoué que les ruines l'intéressaient, peut-être avait-il trouvé un moyen d'en faire commerce de quelque façon…

°Oo°oO°

Voyager en charrette avait l'avantage de me laisser le loisir de contempler la route avec de grands yeux admiratifs. Je jouissais de chaque passage à travers des vallons, de la richesse des animaux sauvages que nous venions parfois à croiser et les senteurs des fleurs qu'emportait le vent dans son sillage. Je n'avais pas changé depuis la veille, et le changement n'allait pas s'opérer de sitôt.

Je ne me lassais pas d'étudier toutes ces nouvelles sensations que je ressentais, que j'éprouvais pour la première fois. Callan se taisait, se contentant de guider notre transport, mais je voyais du coin de l'œil qu'un sourire permanent étirait ses lèvres d'une manière imperceptible. Je le soupçonnais intérieurement de se moquer de moi.

Nous ne fîmes qu'une brève halte, le temps de nous sustenter et de laisser boire les chevaux. Quand nous reprîmes finalement la route, le silence ne fut plus de mise. La curiosité de mon compagnon de route avait fini par l'emporter sur le calme que nous avions réussi à faire prospérer jusqu'alors; l'interrogatoire commença :

Alors ? D'où viens-tu ?

Quelque chose me laissa entendre que je n'y couperais pas, malgré tous les efforts que je pourrais mettre en place pour tenter une parade, aussi me résolus-je à répondre :

D'une maison dans les montagnes, un peu plus au nord. Je n'étais pas établie quelque part à proprement parlé.

C'est ton premier voyage hors de chez toi, n'est-ce pas ?

Qu'est-ce qui te fait dire ça ? m'enquis-je vivement, suspicieuse.

Il y a quelque chose qui s'allume dans ton regard chaque fois qu'on traverse une nouvelle région, m'expliqua-t-il avec douceur. C'est à la fois touchant et risible, tu m'excuseras.

Je ne fis que maugréer, quelque peu vexée de l'image que je renvoyais de ma personne. Je me promis de me ménager, au risque de passer pour une idiote. Je ne tenais pas à ce que mon père crût que j'étais naïve et facilement impressionnable, bien que ce fût sans doute un peu le cas.

Il est vrai que je n'ai pas voyagé énormément…

« Pas énormément » ? répéta-t-il avec malice.

Très bien, me résolus-je à avouer, non sans un soupir. Pas du tout.

C'est bien de vouloir commencer par les belles choses, enchaîna-t-il pour calmer le jeu. Minas Tirith est un bel endroit, et la forteresse qui s'y dresse attire l'œil dès qu'on y arrive. Tu y trouveras réellement de quoi t'impressionner. J'ai beau y être allé un tel nombre de fois qu'il ne m'est plus possible de compter, je ne cesse de rester subjugué par la richesse et la précision de l'architecture des lieux.

Si tu le dis…

Mais, pardonne-moi mon indiscrétion, pourquoi Minas Tirith en premier lieu ? D'autres capitales toutes aussi riches et imposantes ont de quoi valoir le détour.Je pense notamment aux cités elfiques. Les Elfes sont des êtres généreux et bienveillants, qui possèdent un certain sens de l'hospitalité. Ils auraient sans doute consenti à satisfaire ta soif de découverte.

Les nains aussi ont une culture qui méritent que l'on s'y intéresse de plus près, bien qu'ils aient pour la plupart un caractère un peu plus bourru. Enfin, dans l'ensemble, les uns et les autres ne sont pas difficiles à approcher et fréquenter. Surtout si tu montres que tu t'intéresses à eux.

Je le laissai continuer à promouvoir les différents peuples et les cultures qui leur étaient rattachées, priant intérieurement avec ferveur pour qu'il eut oublié la raison de son monologue. Je fis mine de l'écouter avec une attention qui n'était pas entièrement feinte, hochant la tête aux moments que je jugeais opportuns, jusqu'à ce qu'il eut terminé. Un long silence perdura à la suite de son exposé.

Et donc ? Pourquoi Minas Tirith ?

Je tressaillis. Je sentis mon souffle se faire plus court et mes mains se mettre à trembler. Fallait-il que je me confiasse à lui une nouvelle fois ? J'osai un regard en biais vers Callan, qui faisait mine de regarder la route tout en sifflotant, mais je savais que l'ensemble de son être était concentré sur mes prochaines paroles.

Après tout, qu'avais-je à perdre ou même à risquer ? Si l'on se fiait au bon sens, à la logique, nos routes ne seraient plus amenées à se recroiser à la fin de ce voyage. Je pris alors une profonde inspiration, comme pour me donner du courage, puis je me lançai :

J'y ai là-bas mon père. Je dois le retrouver, expliquai-je très brièvement.

Tu ne tiens pas à en parler avec un inconnu, c'est ça ? devina-t-il aux accents graves de ma voix et à la réticence qui s'en dégageait.

Je ne préfère pas, non. Surtout qu'il y a des choses que j'ignore moi-même, et je ne suis pas encore tout à fait sûre de vouloir m'y pencher dans l'immédiat.

A ta guise. Je ne te forcerai pas, dans ce cas.

Je percevais dans son intonation quelque chose qui soulignait ma propre peur. Et j'avais bel et bien peur.

Merci…

Je lui en fus sincèrement reconnaissance néanmoins, rassurée que le poids pesant au-dessus de moi n'irait pas s'alourdir à cause d'une erreur que j'avais commise. J'estimais que cette épreuve qui était la mienne, ce fardeau que je devais traîner, n'appartenait qu'à moi, et que je n'avais nulle bonne raison de le partager avec quelqu'un. De toute façon, cela semblait trop invraisemblable pour que l'on y crût sans se poser de questions ni émettre des doutes.

L'entretien s'enchaîna ensuite sur des sujets banals, presque triviaux : quel âge j'avais, jusqu'à quel niveau j'étais capable de me servir de mon épée, si je savais manier autre chose… Je fus surprise de me voir répondre à toutes ses questions sans être lassée par la discussion, malgré le fait qu'elle tournât beaucoup autour de moi. Je faisais de mon mieux pour relancer la conversation dans l'autre sens, mais les hésitations que je marquais le laissèrent entendre que j'étais peu habituée à parler de moi, voire à parler tout court. J'avais du mal avec ce genre de rapport.

Callan refréna donc ses envies de sociabilité et laissa la journée suivre son cours, non sans néanmoins siffloter d'entraînantes mélodies. Je n'arrivais pas à me figurer comment il était possible qu'un être tel que lui, qui ne supportait visiblement pas le silence, pouvait vivre et voyager seul…

Aux abords du crépuscule, mon compagnon de route montra l'étendue de son talent de musicien : il se mit à chanter pour de bon. Sa voix était basse et grave, mais modulée avec une maîtrise incontestable, parfaite. Elle avait quelque chose qui prenait l'âme, qui sidérait jusqu'au fond des tréfonds de l'être. Les paroles mélancoliques qui filaient de sa bouche sans difficulté me causèrent une peine immense, intense, profonde. Je n'avais jamais été aussi loin de chez moi, et je ne réalisai qu'à présent à quel point ma maison me manquait. Qu'il était vrai que ma route fût longue et que j'ignorais où j'allais réellement. Ma mère m'avait demandé de me rendre à Minas Tirith et de voir mon père, mais qu'allais-je faire ensuite ? A quoi étais-je supposée prétendre ?Où devrais-je aller ? Quelle route devrais-je suivre à l'avenir ? Il y en avait tellement, qui menaient chacune à une destination différente, riche en possibilités. Cela m'effrayait considérablement.

Je me surpris à sangloter bruyamment. Si Callan le capta, il n'en fit aucune remarque et ne m'accorda aucun geste particulier, ce dont je l'en remerciai en mon for intérieur. Je n'aurais probablement pas su me montrer forte s'il avait fait quelque chose pour me calmer, s'il s'était montré désolé.

Lors de notre première halte à la belle étoile, dans une plaine à l'herbe douce, une voûte céleste garnie accueillit notre arrêt. La lumière nocturne et bienveillante avait quelque chose d'apaisant et de familier, même s'il me sembla qu'un ciel entièrement différent de celui que j'avais toujours l'habitude de contempler le soir s'étendait au-dessus de moi, comme le soleil le jour de mon départ.

Nous dînâmes de manière très frugale avant de nous endormir autour d'un petit feu, les montures attachées non loin de nous. Les jours suivants furent à peu près semblables à celui-ci, à ce détail près que je me montrai plus ouverte et plus portée à la discussion à mesure que je me familiarisais avec mon camarade. J'avais découvert en Callan le tout premier ami que j'eus jamais eu, et une part de moi redoutait déjà l'instant où nous allions devoir nous séparer. Au fur et à mesure de notre entente, ma peur d'avoir à affronter mon avenir seule avait crû de manière exponentielle. La semaine écoulée, j'eus cependant toute la satisfaction de voir les premiers contours de Minas Tirith se dessiner à l'horizon et mon cœur rata un battement tandis que mon souffle s'arrêtait brusquement.

C'était magnifique, tout simplement.


J'espère que ce chapitre "d'introduction" vous aura plu, et je m'excuse pour les éventuelles incohérences ou les fautes d'orthographe.

Lhenaya