Décembre 2026. L'Europe réunifiée par les accords de Kiev est appelée l'Occident. L'Occident a tous les pouvoirs sur l'avenir du Monde. Et l'Occident a besoin d'un chef. Aux élections présidentielles de Mars 2026, un candidat inconnu de tous a été élu chef de la majorité, et chef du gouvernement. Il était sortit de nulle part, et très vite des rumeurs avérées de tricherie ont circulées. Pourtant, Kordo, le mystérieux président, les fit vite taire. L'armée dans la poche, il eut tôt fait de soumettre la population, de la réduire à l'état d'une masse obéissante et soumise. En quelque mois, l'Occident s'agrandit de l'Europe à tout l'hémisphère Nord. Après deux mois d'une annexion violente et totale des derniers pays ne faisant pas partie de l'Occident, de mystérieux enlèvements eurent lieu un peu partout dans l'hémisphère. Des femmes, des jeunes filles, des mères, des sœurs, se mirent à disparaître sans raison. La vérité était que Kordo avait créé un immense harem. Après avoir décimé une partie de l'ex-suisse, il l'avait faite fortifier, et derrière les épais murs de béton armé, derrière les barbelés, derrière les fosses, se trouvait Abismo. Abismo ou le plus grand camp de concentration passive. Abismo ou le plus grand trafic d'être humain jamais créé. Abismo ou l'endroit le plus dur d'accès dans tout l'Occident. Abismo, tout simplement.
A peine dix mois après l'arrivée au pouvoir de Kordo, chacun avait perdu une femme de sa famille, ou une de ses amies. Et les rapts ne s'arrêtaient pas, ils étaient toujours plus violents, toujours plus dévastateurs. Kordo avait même créé une milice dédiée à ces rapts. La Nokto avait tous les droits, y compris celui de descendre les hommes se mettant sur sa route. En fait, elle avait même le droit d'abattre ceux qui ne le faisaient pas. La Nokto était les poings, Kordo était le cerveau.
Personne n'avait jamais vu son visage, mais tout le monde le craignait. Les femmes encore libres mettaient leurs filles et leurs mères en sûreté, tentaient de se cacher, de se sauver, mais rien n'y faisait. La Nokto savait tout, elle voyait tout, elle les retrouvait toujours. Et les hommes, les hommes étaient impuissants. Bien sûr, ils avaient tenté de créer des milices parallèles anti-Nokto, mais ils finissaient fusillés dans la rue, laissés à même le sol dans leur sang. Ramassé par la brigade de nettoyage du gouvernement avant le levé du soleil.
En quelques mois, Kordo avait créé un véritable enfer sur Terre, un chaos absolu. Se taire ou disparaître, tout le monde l'avait comprit. Même internet s'était tut. Les vidéastes avaient été obligés de cesser toutes activités. Se taire. Et disparaitre. De toute façon Internet n'existait plus. Les porteurs d'idées, les ambassadeurs de la culture populaire, les souleveurs de peuples... Tous avaient été victimes d'une vraie chasse à l'Homme. Certains avaient été attrapés, Kriss par exemple. Fusillé, comme les autres, en place publique. L premier réflexe qu'ils avaient tous eut avait été de rejoindre Paris, Capitale de l'Occident. Ce ne fut sincèrement pas la meilleure idée qu'ils aient jamais eut. Bien vite hécatombe continua. Victor perdit aussi la vie, après avoir prit part à une bataille nocturne entre l'anti-milice et la Nokto. Puis Antoine, Links, et plusieurs autres avaient disparu sans laisser de traces, du jour au lendemain. Beaucoup avaient eux-même mit fin à leurs jours. Plutôt mourir que de vivre tout ça. Le plus simple était de se faire oublier, effacer toute trace de son activisme, de son militantisme, de ses idées. Se fondre dans la masse grise et sage. Rester en vie peut-être, avec un peu de chance. Mais pour combien de temps ? Les penseurs 2.0, les amuseurs, les enseignants virtuels, ils avaient tous disparus, les uns après les autres, ne laissant d'eux qu'un vague souvenir dans les mémoires embrumées des gens.
Ne restait, dans ce petit appartement de la grande dame que l'on nommait autrefois Paris, qu'un jeune homme châtain, seul, et vide. Enfin, seul n'était peut être pas le bon mot. Mathieu Sommet était parvenu à garder ses personnalités calmes et aussi stables que possible. Le Patron avait été le premier à comprendre. Comprendre à quel point le monde était devenu dangereux. Comprendre que même lui ne faisait pas le poids face à Kordo, le tyran de l'ombre. Alors il avait prit une part active dans la petite révolte qu'étaient les anti-milices. Il avait vu Victor mourir sous ses yeux, mais lui ne s'était jamais fait prendre. Il continuait à lutter, prenant part à des anti-milices nocturnes, tirant à vue sur la Nokto si elle se montrait. Il s'était fait une place dans le milieu, il était un chef naturel lorsqu'il arrivait dans un groupe de résistants. De la famille il était celui qui avait sut garder la tête froide et le menton haut. Il était celui qui protégeait les autres, indéniablement.
Pour les autres d'ailleurs, la tâche avait été bien plus ardue. Le Panda avait vraiment paniqué. Sa folie était presque devenue meurtrière. Durant les premiers mois, Mathieu leur avait interdit de sortir, mais la peur, la pression, et surtout l'horreur qui pointait son nez toutes les nuits, avait poussé l'ursidé défier l'interdiction. Besoin de prendre l'air, besoin de sortir des quelques mètres carrés dans lesquels il tournait en rond nuit et jour. Et cette nuit là, quand il avait mit le nez dehors, il était tombé sur un rapt. Un rapt d'enfants. Un rapt de petites filles arrachées à leur père. Et le père, abattu sous leurs yeux innocents. Cette nuit là, en rentrant hagard dans l'appartement, le Panda avait été malade à en crever. Après avoir vomi ses tripes et le reste de son âme, il avait eut une crise de folie et Mathieu avait été obligé de le garder dans sa tête pendant une semaine pour le maintenir. Lorsqu'il s'était enfin calmé, Mathieu l'avait éjecté, et le sage Panda était revenu. Depuis, il avait bien changé, il était devenu très fragile émotionnellement, il se raccrochait aux autres pour garder la tête hors de l'eau. Il était devenu bien difficile de lui décrocher un mot, et il ne fallait même pas espérer le faire sourire. Les images de cette funeste nuit le hantaient encore, et les cauchemars étaient récurrents dans ses nuits agitées.
Pour la Fille, Mathieu n'avait pas eu d'autre choix que de la supprimer lui-même. En aout, ils avaient reçu une petite visite de courtoisie de la Nokto. Prit de court, Mathieu avait d'abord caché sa personnalité féminine au sous-sol. Elle avait échappé de peu au rapt, elle avait échappé de peu à Abismo. En se remettant de ses émotions, elle avait demandé à Mathieu de la faire disparaître. Elle avait mit sa famille en danger ce soir là, et elle n'avait pas envie que cela recommence. A contre cœur, Mathieu l'avait donc rappelé dans sa tête, au prix d'incroyables migraines et d'un deuil un peu lourd à porter pour les autres personnalités. Sa disparition les protégeait autant eux qu'elle, car si elle avait été prise, qui sait ce qu'elle aurait vécu là-bas ? Qui sait comment cela se serait répercuté sur les autres, tous liés à elle ?
Au fond, ceux qui l'avaient le mieux prit étaient le Prof et le Geek. Le Prof et sa science infuse s'étaient relativement bien adaptés à l'horreur ambiante. Elle le laissait relativement de marbre et serein. Pourtant, il devait bien avouer qu'il y avait beaucoup de choses qu'il ne savait pas. La question la plus courante qui faisait surchauffer son cerveau était « comment ? ». Comment en étaient-ils arrivés là, à se terrer comme des rats, en pleurant leurs amis disparus, en ayant peur d'un type dont ils ne connaissaient rien ? Et personne ne pouvait lui répondre. Mais il s'était vite aperçu qu'au fond, cette absence de réponde l'aidait à tenir le coup. Chercher était quelque chose d'incroyablement motivant, finalement.
Pour le Geek c'était encore autre chose. Il avait peur. Il avait peur mais il restait calme. Il pleurait la nuit, mais restait calme le reste du temps. Il était là pour les autres, il aidait le Panda à se contenir… Cette histoire l'avait fait passer de petite victime à grand frère. Il avait évolué, mûrit, il ne laissait plus paraître ses émotions. Il avait assisté à des meurtres, à des viols en pleine rue et en plein soleil. Il s'interdisait de les laisser voir sa peur. Ils leur arrivaient souvent de croiser des milices en patrouille dans la ville, et il gardait la tête haute et le regard méprisant pour ces hommes qui avaient trahis leurs familles et leurs amis pour rejoindre Kordo.
Et puis il y avait eu le cas du Hippie.
Lors de la montée au pouvoir de Kordo, les différents réseaux de stupéfiants étaient tombés comme des mouches. Ils étaient soit devenu des réseaux dédiés à satisfaire le Dictateur (car c'était ce qu'il était, personne ne se laissait berner par les termes « Sauveur » ou « Président bien aimé » utilisé par la propagande), soit ils avaient été tout simplement annihilés. Les petits réseaux de quartier n'avaient pas échappé à cette éradication. Certes, cela aurait pu être une bonne chose, si l'impossibilité de se procurer une dose n'avait pas mené à la mort des centaines de dépendants dans tout l'Occident. ET comme les réseaux médicamenteux avaient subit le même sort, par là même des milliers de malades perdirent eux aussi la vie. Et le Hippie avait failli ne pas en réchapper. Son sevrage avait été violent. Très violent. En fait, ils avaient bien cru le perdre une bonne dizaine de fois. La disparition de tous ses fournisseurs l'avait réduit dans le premiers temps à se rabattre sur les détergeant, les produits ménagers, tout ce qui lui tombait sous la main en fait. Première fois où il avait manqué de mourir. Le manque de substance avait rendu son organisme faible. Le Hippie avait passé des jours et des jours à souffrir, à hurler, à se débattre. Mathieu avait bien tenté de le faire rentrer dans sa tête, pour apaiser un peu ses souffrances, mais il avait été aussitôt rejeté. C'est ce moment là qu'avait choisit (en quelque sorte) le Patron pour se rapprocher de lui.
Au fond, le Patron était celui qui comprenait le mieux l'état du Hippie. Lui aussi était privé de ce qui l'aidait à survivre. Lui aussi se droguait, et pas qu'au sexe. A l'étonnement de tous, il avait passé des jours et des nuits entiers à son chevet. Le laissant serrer sa main, tellement fort que ses os manquaient de craquer, lorsque les crises devenaient trop fortes, tisser une véritable complicité, et sacrifier ses dernières doses personnelles afin de lui offrir un sevrage par palier. Et en quelques semaines, les substances encore persistantes disparurent peu à peu de son organisme. Il était devenu une coquille vide. Un être vide. Un drogué sans came. Une bête apeurée et silencieuse. Et le Patron l'avait relevé à bout de bras. Et sa famille l'avait aidé.
En ses temps sombres, ils avaient besoin d'être une famille unie. Et ils l'étaient. Pourtant, là, terrés au fond de leur petit appartement, ils n'en menaient pas large. Ce soir là, dans le quartier, un nouveau rapt avait lieu. Les coups de feu retentissaient et lorsque le silence revenait enfin, on pouvait entendre les rires gras des agents de la Nokto résonner dans la rue. Toutes lumières éteintes, Mathieu tenait contre lui un Panda tremblant. Le Geek essuyait des larmes discrètes, mais ne laissait rien paraître de la terreur qui lui tordait violemment les entrailles. Le prof était posté à la fenêtre et observait. Et personne ne voulait savoir ce qu'il voyait. Quant au Patron, il passait sa main sur le dos d'un Hippie amorphe, comme toujours. Dehors, une dernière rafale de balles, des pleurs d'enfants et le bruit d'un véhicule qui s'éloigne. Puis le silence. Enfin. Encore.
La même scène de terreur qui revenait si souvent. La même impuissance, le même sentiment de n'être plus rien. Encore des familles déchirées pour le bon vouloir d'un homme aussi volatile qu'un écran de fumée. Encore des jeunes filles qui ne grandiraient jamais. Mathieu leva les yeux sur la fenêtre où se découpait la silhouette du Prof, et soupira.
-Mathieu ? murmura le Panda.
-Hum ?
-On peut rallumer la lumière ? s'il-te-plais…
-Il vaut mieux attendre encore un peu… Essaye d'aller dormir.
Le Panda secoua la tête. Il n'arriverait pas à dormir, et Mathieu le savait. Il était toujours perturbé après un rapt. Et il n'était pas le seul. Dans la pénombre le Créateur voyait nettement les larmes luisantes et silencieuses sur les joues du Geek. Le Patron se leva soudain pour rejoindre son collègue à la fenêtre. Et là il découvrit le carnage. Un carnage devenu habituel en à peine quelques mois. Carnage qui ne le surprenait même plus. Ils s'étaient habitués aux cadavres jonchant le sol au petit matin. Une équipe de nettoyage de la ville venait alors les retirer et on oubliait.
Tout pouvait s'oublier de toute façon. Non ? Le patron entrouvrit la fenêtre sous les regards vides de sa famille et alluma une garrot qu'il se mit à fumer posément. Après tout, oui, tout pouvait s'oublier. Ou du moins, pour Kordo, il était possible de faire tout oublier. De la peur distillée avec soin, un peu d'argent, peut-être, parfois, et l'oubli prenait place. La fumée de la cigarette formait des volutes dans l'air froid de cette nuit hivernale. Un air froid s'engouffrait dans la pièce, faisant frissonner le Hippie. Au bout de quelques minutes d'un silence complet, jetant le mégot allumé dehors, le Patron referma la vitre. A côté de lui, le Prof n'avait pas bougé, le regard toujours au dehors. Tournant les talons, l'homme en noir contourna le canapé et posa sa main sur l'épaule de l'ex-camé.
-Vous devriez tous aller dormir. Je prends le tour de garde si vous voulez.
Oui, car chaque soir de rapt, il y avait un risque que des agents gravitent encore dans la rue et ne décide de venir s'amuser à leurs dépends. C'était ce qu'il s'était passé avec la fille quelques semaines plus tôt. Ils avaient depuis mit en place un système simple mais efficace : l'un d'eux prenait une des armes que le Patron avait réussi à sauver des fouilles, et veillait jusqu'au matin. Si un milicien entrait, il tirait à vue. Un cadavre de plus ou de moins, au fond…
-T'es sûr, mec ? demanda Mathieu, t'as pas dormis depuis un moment… t'as déjà pris la garde hier…
-J'me sens d'attaque, gamin. De toute façon, ils sont tous dans les choux, et toi tes yeux se ferment tous seuls. Allez dormir.
Le Créateur se releva péniblement, suivit du Panda, qui avait agrippé son tee-shirt comme si sa vie en dépendait, et du Geek, presque fantomatique. En passant devant le Patron, Mathieu lui tapota doucement l'épaule.
-Bonne nuit mec.
« Bonne nuit ». Quelle ironie, hein ?
-Vous aussi vous devriez y aller, lança-t-il au Prof et au Hippie, qui n'avaient pas bougé. Tournant la tête vers lui, le Prof acquiesça avant de se diriger d'un pas lent vers le couloir sombre qui menait aux chambres. En fin de compte, peut être qu'ils ne s'y habituaient pas tant que ça… Le Patron le regarda disparaître et posa son regard sur le Hippie, qui le fixait.
-Je m'adressais à toi aussi, gamin.
-Gros… Gros j'ai pas sommeil.
-Mais si, vas te coucher et tu verras que t'as sommeil.
Le Hippie baissa la tête.
-Gros… j'arriverais pas. Je peux rester avec toi ?
Le Patron le considéra et fini par acquiescer. Il saisit le flingue dans le tiroir de la commode, et s'assit près du Hippie, face à la porte. Le Hippie se rapprocha de lui, un peu hagard, et posa sa tête sur son épaule. Le silence le plus total régnait dans l'appartement, et le Patron sentit son ami se détendre tout contre lui. Dans l'obscurité, un faible sourire étira ses lèvres. Le silence. Juste le silence, et cette présence à ses côté… Soudain, le Patron arrêta de respirer : un bruit avait attiré son attention. Un bruit très faible, furtif, rapide… à peine un froissement… pourtant rien n'avait bougé dans l'appartement, et la porte était bien close, et la fenêtre aussi. Le Patron se cala un peu plus dans le dossier du canapé en fronçant les sourcils. N'étais-ce qu'un effet de son imagination ? Le silence qui régnait de nouveau le confortait dans son idée. Il posa une main sur le bras du Hippie qui semblait n'avoir rien entendu, son autre main toujours vissée sur le flingue duquel il avait retiré le cran de sûreté. Sait-on jamais.
-Patron ?
-Ouais gamin, répondit le criminel les yeux toujours fixés sur la porte.
-Finalement, j'ai peut être un peu sommeil, gros…
Sans répondre, il sentit la tête du Hippie se faire plus lourde et il sentit son souffle se faire lent et régulier dans son cou. Depuis son sevrage, le Hippie s'était vraiment rapproché de lui et il commençait vraiment à l'apprécier. Le Patron cala sa respiration sur celle de l'endormi à son côté, toujours sans lâcher la porte. Et il se mit à réfléchir. Une heure, deux heures… Les premiers rayons du soleil finirent par arriver dans la pièce. Dans la rue, on entendait le camion-benne qui déblayait les déchets de la nuit avant que la ville ne s'éveille. Lorsqu'un rayon de soleil vint frapper la porte face à lui, le Patron fit craquer sa nuque endolorie par des heures d'immobilité. Il fit glisser doucement le Hippie sur le canapé, sans le réveiller, et se leva, étirant tous ses muscles dans un soupire de bien-être. Il avait encore quelques heures de solitude devant lui, étant donné que tout le monde dormait à poings fermés. Se dirigeant vers la cuisine il regarda couler le café, noir et brillant. La nuit avait été longue, et la journée allait l'être elle aussi…
