COMPLÉMENTARITÉ CHROMATIQUE
Cette fanfiction a été écrit dans le cadre des défis de l'atelier d'écriture d'un autre site.
Le défi imposait la présence d'une créature fantastique (hors hybride) et un duo improbable, le crossover étant encouragé. En niveau trois secret, j'ai choisi de parsemer mon récit de répliques de (vieux) films. Le récit regorge également de références faites à d'autres auteurs-amies et à certaines de mes propres fics. Bref, j'ai abusé du private joke, et je n'en suis même pas désolée.
En principe, l'une des clauses importantes du défi est d'écrire un OS. J'ai été fort inspirée par l'énoncé et, emportée par mon enthousiasme, j'ai pondu pas moins de 19000 mots... Ayant pitié de vos petits yeux, j'ai décidé de le couper en trois parties.
Les coups pleuvaient de toutes parts. Douloureux et abrutissants, ils annihilaient progressivement sa volonté et affaiblissaient sa conscience. Comment s'était-il retrouvé au milieu de cette mêlée, lui qui normalement gardait ses distances avec la moindre forme de violence, quelle qu'elle fût ?
Autour de lui, ses amis baissaient les bras. Il le savait. Il le sentait. Leur aura ne brillait plus que par leur absence et le message était clair : la défaite était proche. Seule la mort les attendait dans ces galeries sombres et fangeuses, peuplées d'un ennemi trop puissant pour qu'ils puissent espérer le vaincre. Comment avaient-ils pu croire que leur action ridicule allait peser dans la balance ? Ils n'étaient rien. Rien du tout. Et sa présence à lui n'avait fait aucune différence.
Il ferma les yeux pour les protéger des myriades de griffes qui s'en prenaient à présent à son visage et se résolut presque à attendre la mort. Etait-si mal ? Face à la souffrance et à un tel désespoir, la mort ne pouvait être qu'une délivrance.
Il sentit ses côtes craquer sous le poids formidable qui l'écrasait, et ses poumons furent comprimés jusqu'à ce qu'il ne puisse plus respirer.
Encore un instant. Plus que quelques secondes à tenir, et le moment serait venu.
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La journée avait pourtant bien commencé, si l'on excluait les conversations téléphoniques interminables, entre les réalisateurs peu alertes qui n'avaient toujours pas accepté l'idée que Yul Brynner et Steve Mc Quinn ne soient pas disponibles pour faire une panouille dans un remake des Sept Mercenaires, et les vedettes rock à la mode qui souhaitaient organiser la bacchanale du siècle en invitant les membres les plus éminents de la jet-set démoniaque – sans se douter évidemment du coût réel de telles présences. Ces derniers temps, il était presque harcelé par un célèbre metteur en scène de films d'horreur qui cherchait le scénario assez swag pour faire oublier tous les autres. Comme s'il était le seul ! Il avait promis de demander au bureau des archives les histoires les plus croustillantes de la démonologie, tout en prévenant l'homme que cela prendrait sans doute du temps.
Ses journées étaient toujours trop courtes depuis qu'il avait intégré le département des divertissements de Wolfram & Hart, quelques mois auparavant, et il se demandait de plus en plus fréquemment s'il avait vraiment fait le bon choix en acceptant la proposition des Associés Principaux. Sur le moment, évoluer au sein de ce monde où tout était permis lui avait paru irrésistible, mais, à présent qu'il avait vu l'autre côté du miroir plus souvent qu'il ne l'aurait souhaité, il doutait du bien-fondé de sa présence ici, dans l'Antre du Diable.
A propos de Diable… Il espéra qu'Angel ne l'avait pas fait appeler pour rien. Son interlocuteur privilégié des dernières semaines n'était pas du genre patient, et la moindre minute comptait.
Il marchait d'un pas rapide, comme à son habitude, et avait parcouru le chemin qui séparait son bureau de celui du vampire en moins de cinq minutes. Il avisa la secrétaire au brushing impeccable, maquillée avec un poil trop d'enthousiasme. Un caraco en cachemire rose couvrait ses épaules, laissant libres des bras ronds et blancs qui s'agitaient vainement tandis qu'elle pianotait maladroitement sur un clavier maculé de taches de café. La concentration barrait son front d'un pli vertical et ses yeux plissés trahissaient un effort violent.
Un sourire joua sur ses lèvres carmin à la vue de la jeune femme et il s'approcha, la démarche légère et chaloupée.
« Cara mia ! s'exclama-t-il en arrivant devant son comptoir. Trésor, tu es un régal pour les yeux ! Je suis chanceux de pouvoir contempler tous les jours une telle beauté. »
Il se pencha pour saisir sa main et la lui baisa avec un clin d'œil complice.
« Lorney Tunes ! piailla Harmony, ravie. Tu as vu, j'ai reçu mon nouvel ordinateur.
— Ma petite Harmonica, je suis sûr que tu vas le maîtriser à la perfection en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, la flatta Lorne avec un sourire charmeur qui fit pouffer la secrétaire. Le boss est là ?
— Il t'attend, lui confirma-t-elle. Eve est là aussi. »
Eve ? Le démon fronça les sourcils, surpris.
« Je t'annonce, poursuivit Harmony, guillerette, en appuyant d'un geste auguste sur l'interphone qui la mettait en communication avec le bureau du directeur. Boss ? Lorney est là. »
Elle lâcha le bouton et tourna vers lui un visage radieux. Le démon envia son insouciance et son entrain. Elle adorait son poste et semblait indifférente aux critiques que formulait quotidiennement Angel à son égard. Une perle, que leur grand nigaud de patron ne considérait pas à sa juste valeur.
Il lui sourit avec chaleur, se remémorant leur première rencontre et son tour de chant au cours duquel elle avait malmené le répertoire d'Elton John et les tympans de l'ensemble des clients du Caritas. A l'époque, elle cherchait désespérément sa place dans un monde qui lui échappait. Il semblait s'être écoulé un siècle depuis cette soirée. Tant de choses avaient changé dans leur vie, à tous. Aujourd'hui c'était lui, l'ancien guide, qui aurait eu bien besoin d'un peu d'aide pour trouver sa voie dans cette succursale de l'enfer.
Il lui lança un baiser du bout des doigts, qu'elle fit mine d'attraper avant de le plaquer sur sa généreuse poitrine, puis il se dirigea vers le bureau d'Angel. Il se promit de ne pas accorder plus de trente minutes à cet entretien. Il avait d'autres tâches en cours, et le Seigneur des Ténèbres ne supportait pas d'attendre.
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Moins de quinze minutes plus tard, il claquait la porte du bureau et revenait vers Harmony en ruminant dans sa barbe.
Jamais, de sa vie, il ne s'était senti plus rabaissé, ni son travail plus nié et ramené à portion congrue qu'aujourd'hui. Des semaines de négociations, des heures passées à parlementer âprement, des nuits entières sans pouvoir fermer l'œil – pourtant, dieu sait qu'il avait retenu la leçon lorsqu'il avait, sur un coup de tête, accepté que l'équipe chirurgicale de Wolfram & Hart lui retire le sommeil. Depuis, il se méfiait véhémentement de toute amputation magique. Même la si alléchante mélancolitectomie, si prisée par le tout-Hollywood, ne le tentait plus.
« Moi non plus je n'en voudrais pas, minauda Harmony devant sa mine déconfite. Imagine-toi sans ta morosité : comment espérerais-tu pouvoir chanter convenablement Candle in the Wind spécial Lady Di ? »
Ah. Il avait parlé à voix haute.
« Changement de programme, trésor, grogna-t-il. Pourrais-tu prévenir le Seigneur des Ténèbres que je dois m'absenter quelques jours ?
— Voldemort ? s'étonna la secrétaire en écarquillant les yeux.
— Non, poussin, répondit Lorne, adouci par tant de candeur. L'autre Seigneur des Ténèbres, celui de L.A.. C'est le Bureau de Londres qui gère les affaires de Tom Jedusor.
— Ils pourraient se trouver un autre titre, rétorqua-t-elle en faisant une moue perplexe. Seigneur des Ténèbres, Prince des Ténèbres… Ils manquent franchement d'imagination, tu ne trouves pas ? »
Lorne ne releva pas la remarque. Les dents serrées, il songeait à la façon dont Angel, son ami, avait déprécié son rôle au sein de l'équipe.
« Tu sais très bien que, de nous tous, c'est toi qui a le plus de facilités à te libérer. »
Sous-entendu : la futilité de son travail était à proportion du tapage qu'il en faisait.
Angel avait eu beau se défendre, ricaner avec ce petit air gêné et danser d'un pied sur l'autre, ça avait été dit. Eux sauvaient le monde, et lui, Lorne, ne servait à rien.
Il secoua la tête, blessé dans sa fierté et dans son cœur. Et toutes les fois où il l'avait religieusement écouté massacrer Barry Manillo pour le guider aux heures les plus sombres, ça comptait pour quoi ? Son bar avait été détruit ! Deux fois ! Il avait tout sacrifié pour Angel, et abandonné Caritas, son Eden verdoyant, l'îlot de bonté dans ce monde sanguinaire. Ce bar avait été sa rédemption, l'endroit où ses vrais talents s'étaient épanouis. Il y était chez lui, plus que n'importe où ailleurs, et il aimait y recevoir les démons en quête de sens. Il adorait aider les autres.
Qu'espérait le vampire lorsqu'il avait rejoint officiellement ses rangs ? Son truc à lui, ce n'était pas les combats, mais la communication.
« Et les Sea Breeze », intervint Harmony avec un sourire compatissant.
Il fallait qu'il perde cette habitude de penser à voix haute.
« Ça c'est mal passé ? devina la jeune femme en affichant une mine de circonstance.
— Tu n'as pas idée, trésor, soupira Lorne. Apparemment, il y a un sale type en ville qui joue avec les rêves des gens et les maintient dans une sorte de coma cauchemardesque avant de les tuer. On a eu une dizaine de morts depuis le début de la semaine.
— C'est moche, commenta Harmony avec passion. En quoi ça te concerne ?
— Les Associés Principaux semblent croire que j'ai les talents requis pour régler cette histoire.
— Toi ? », s'exclama la jeune femme avec incrédulité.
C'était ce qu'il aimait chez Harmony : sa sincérité spontanée. Même si son amour-propre venait d'en prendre un sérieux coup.
« Oui, chaton, c'est peu ou prou la teneur et le ton de ma réponse, avoua-t-il. J'ai eu beau leur dire que j'avais du travail en retard et un Seigneur des Ténèbres belliqueux aux basques, Eve a balayé mes protestations avec nonchalance – c'est une expression, poussin, pas une personne, s'empressa-t-il de préciser en voyant Harmony froncer les sourcils, et elle m'a informé qu'elle m'avait adjoint un partenaire pour ce travail.
— Un partenaire ?
— Un partenaire, trésor répéta-t-il patiemment. Un coéquipier, un acolyte. Un sparring-partner. »
Tant que ce n'était pas lui qui servait de puching-ball… Il avait craint un instant qu'Angel ne le colle avec Spike. Le psychopathe peroxydé qui hantait les bureaux comme une âme en peine, avec l'entrain de Johnny Depp découvrant le box office de Sweeny Todd. Mais non, Spike chaperonnait un nouveau client, un jeune vampire de la côte Est (avec un peu de chance, il se ferait becqueter en chemin, lui avait confié un Angel maussade), et il s'avérait que les Associés avaient d'autres projets pour lui. Il se souvint de la condescendance avec laquelle Eve lui avait présenté la chose, en s'adressant à lui comme à un demeuré.
Dire qu'il avait pris Lilah Morgan pour une garce…
« Je dois le retrouver aux étages inférieurs, poursuivit-il avec une grimace éloquente.
— Ah ! c'est pour ça, alors ! clama Harmony avec l'inspiration soudaine d'Archimède dans son bain.
— Pour ça quoi ?
— L'ascenseur », dit-elle en pointant le doigt sur la cabine ouverte qui jouxtait son comptoir.
Lorne observa un instant l'habitacle immaculé avant de reporter son attention sur la jeune vampire, l'un de ces sourcils haussé.
« C'est celui des Associés, chuchota Harmony comme si elle partageait un secret. Le seul qui peut t'emmener aux Étages Inférieurs.
— Attends… c'est quoi, ces Étages Inférieurs, chérie ? Je croyais qu'Eve m'envoyait au parking, ou peut-être vers les archives… »
Sa voix mourut lorsqu'il vit Harmony se mordre les lèvres et afficher un air de cocker neurasthénique. Ses yeux se mirent à briller légèrement et ses paupières papillonnèrent à toute vitesse.
Bon sang, cette fille aurait pu être actrice.
« Ce n'est pas le parking », devina-t-il avec une soudaine lassitude.
Elle secoua lentement la tête, une expression désolée sur le visage.
Lorne tenta de relâcher ses mâchoires, douloureusement serrées, et sentit un craquement sourd en provenance d'une de ses articulations mandibulaires. Il soupira et se massa machinalement le menton avant d'acquiescer, résigné.
« Ça marche comment ? demanda-t-il en s'approchant de la cabine qui scintillait autant qu'un buisson ardent.
— Tu montes dedans, et ça t'emmène où tu dois aller.
— Comme ça ?
— Comme ça, confirma-t-elle. Enfin je crois… »
Peu rassuré, il prit une longue inspiration qu'il bloqua dans sa poitrine et pénétra dans l'ascenseur. Dès qu'il eut franchi les portes, celles-ci se refermèrent et il eut tout juste le temps de se retourner pour voir Harmony agiter vigoureusement le bras en guise d'au-revoir. Immédiatement après, il fut noyé dans une blancheur aveuglante qui lui fit perdre la notion de l'espace et il tituba, perdant l'équilibre. Il se cogna contre l'une des parois et décida de s'y adosser le temps de s'habituer à l'impression dérangeante qu'il n'existait ni haut, ni bas. Il pinça les lèvres et tenta d'ignorer que son estomac se tortillait au bout de son œsophage.
Vomir n'était pas une bonne idée.
Il s'écoula un temps qu'il eut du mal à évaluer avant qu'enfin, les portes ne s'ouvrent à nouveau, lui rendant des perceptions proprioceptives à peu près normales. Il n'avait pas senti la cabine bouger et s'étonna de déboucher ailleurs que dans le grand hall de Wolfram & Hart. Prudemment, il sortit de l'ascenseur et posa un regard timide sur les lieux. A peine eut-il mit le pied hors de l'habitacle que les portes coulissèrent dans un bruissement feutré et il se retourna, paniqué. A la place de l'ascenseur, il y avait à présent un mur, solide et diablement hermétique. Il posa une main tremblante sur la paroi rugueuse, résistant à l'envie de frapper du poing contre les briques.
Il était coincé.
Le cœur battant, il fit volte-face et plissa les yeux pour vaincre la pénombre qui sévissait ici. Il se trouvait au bout d'un long couloir étroit dont il ne distinguait pas l'autre extrémité. Avec un profond soupir, il délaissa la relative sécurité du mur et se mit en route, les sens aux aguets, redoutant que quelque chose ne surgisse des ombres pour lui sauter à la gorge.
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L'endroit était des plus étranges. Il avait l'impression de se trouver dans une immense salle des machines, au cœur d'un navire gigantesque. Le couloir de briques avait progressivement cédé la place à une coursive métallique et il devait avancer lentement, baissant fréquemment la tête pour ne pas se cogner aux larges conduits de tuyauterie qui couraient le long du plafond. Il surplombait un terrain fermé aussi vaste qu'un entrepôt, dont les flancs étaient sillonnés de passerelles étroites dans le genre de celle qu'il arpentait en ce moment même. Des escaliers abrupts reliaient ces plateformes entre elles, créant un véritable dédale de métal suspendu aux parois de béton.
Un silence épais et étouffant régnait en ces lieux, ponctuellement troublé par un martèlement sourd que Lorne s'efforçait de suivre. A mesure qu'il s'en rapprochait, l'atmosphère se réchauffait, devenant plus lourde, presque suffocante, laissant deviner une fournaise toute proche. Instinctivement, son esprit en roue libre lui suggéra une énorme forge et il craignit de découvrir à qui on l'avait adressé. Quelque ancien dieu, peut-être ? Son imagination vagabonda un instant et il se remémora des noms évocateurs de tragiques et grandioses épopées. Héphaïstos et sa muse Aphrodite. Thor, armé de son fidèle Mjöllnir. Hattori Hanzō. Bien sûr, avec sa chance, il risquait fort de tomber sur une famille de nains revêches et bagarreurs, se prenant les pieds dans leur barbe et jurant comme des charretiers.
La moiteur de l'air s'accompagna bientôt de relents de pourriture âcres qui venaient lui chatouiller les narines. Non qu'il n'ait pas l'habitude de la viande avariée. Après tout, il frayait quotidiennement avec des vampires, qui, même soucieux de leur hygiène, n'en dégageaient pas moins des effluves inélégants, mais cette odeur-ci, grasse et collante, semblait lui laisser un voile huileux dans la bouche et il avala sa salive plusieurs fois dans l'espoir de se débarrasser de ce fumet acide comme un vieux steak oublié sur le barbecue.
Le long du mur s'alignait une rangée de poêles dont les foyers tenaient à distance les ténèbres opaques. La lueur éclatante des flammes projetait des ombres malfaisantes sur les murs, dansant et virevoltant au son crépitant des brasiers. Le martèlement régulier s'était intensifié, trouvant son écho dans la poitrine de Lorne et le démon fut stupéfait de s'apercevoir qu'il battait à l'unisson de son cœur. Alors qu'il parvenait au détour d'une coursive, le son crissant d'une meule d'aiguisage retentit brusquement, faisant serrer les dents au démon.
Il s'arrêta, le cœur battant la chamade. Qu'allait-il trouver derrière l'angle du mur ? Quel monstre hantait ces lieux ? Il essuya d'un revers de manche son front dégoulinant de sueur et ferma les yeux un court instant, s'astreignant à retrouver un semblant de dignité. Peine perdue. Il était terrifié.
Il prit une inspiration hachée censée lui donner du courage et contourna le mur d'un pas décidé.
Il débarqua dans une alcôve douillette, approximativement de la taille de sa chambre. Toute encombrée de bric et de broc, un bordélique amoncellement d'objets hétéroclites à l'utilité discutable entassés négligemment dans les coins. Une large table en bois massif occupait un bon tiers de l'espace elle était couverte de vis, boulons et autres ferblanteries non identifiables. Dans un angle de la pièce, une literie fatiguée aux draps défaits. Et, au fond, un fourneau tournant à plein régime, grondant et éructant des flammes agressives qui léchaient la porte grillagée. Interdit, Lorne observa les lieux, le nez froncé par la puanteur. Le malaise qu'il ressentait depuis sa sortie de l'ascenseur venait d'atteindre son apogée et il appréhenda une nouvelle fois la rencontre qu'il était venu faire ici.
Il commençait finalement à regretter de ne pas être celui que Spike devait chaperonner.
Le crépitement sifflant de la meule s'arrêta soudain, attirant son attention, et il se tourna vers le coin le plus reculé de la pièce où se trouvait un homme qui lui tournait ostensiblement le dos.
Lorne plissa les yeux, essayant de mieux le distinguer. Homme n'était sans doute pas le bon terme. A en juger par le périple qu'il lui avait fallu parcourir pour le débusquer, il doutait fortement de sa qualité de mortel.
L'individu n'avait pas l'air de s'être rendu compte de sa présence. Il inspectait minutieusement un objet que Lorne ne parvenait pas à identifier, le faisant tourner et retourner dans ses mains, et un claquement de langue satisfait vint ponctuer son examen. Il s'empara d'un chiffon maculé de taches graisseuses et se mit à nettoyer amoureusement ce qui ressemblait à de longs couteaux. Une mélodie rauque arriva jusqu'à ses oreilles et Lorne comprit qu'il sifflotait.
Aussitôt, succédant à une aura aussi rouge que le sang, des visions terribles d'enfants mutilés, de fuites éperdues et de cris d'horreur submergèrent l'esprit du démon. Hoquetant et suffocant comme un poisson hors de l'eau, Lorne chancela et se rattrapa de justesse au mur. Son âme ne pouvait encaisser une telle dose de cruauté. Pire que tout était la délectation qu'il percevait chez cet homme, le plaisir obscène qu'il avait pris à dépecer chacune de ses victimes innocentes en les écoutant hurler et supplier.
Un croque-mitaine. On l'avait balancé sans préavis chez un foutu croque-mitaine.
Il allait tuer cette sale garce d'Eve.
Pourtant, derrière les épouvantables exactions, dissimulée sous d'écœurantes strates d'atrocités, il décela une singularité. Enfoui au fin fond de l'esprit de l'homme se cachait un enfant, un enfant unique, autour duquel ne planait aucune menace, ni aucune peur. En fait… Non, ses visions se brouillaient. Lorne s'y raccrocha, creusant plus profond. Bon sang, il avait presque le doigt dessus.
La voix, profonde et râpeuse, rompit ses efforts et fit sursauter le pyléen, le sortant de se transe empathique.
« Mr Greene, je présume ? », susurra l'homme, languide.
Un long frisson courut le long de son dos au son de cette voix rêche comme du papier de verre. Lorne peinait à revenir à lui et il toussota, embarrassé, tout en déboutonnant un bouton de chemise pour dégager son cou trempé de sueur.
L'homme s'était retourné vers lui et, la tête inclinée sur le côté, l'observait se redonner une contenance avec un intérêt amusé.
Le démon réprima un sursaut en découvrant son visage. Couvert de cloques et de bubons purulents, son hôte était une immense plaie à vif, encore luisante de lymphe et de sanies. Un chapeau défraichi était vissé sur son crâne, plongeant ses yeux dans l'ombre du rebord. Sa bouche aux lèvres craquelées se fendit en une parodie de sourire qui révéla une dentition délabrée, jaunâtre et pourrie.
Lorne était persuadé que tous leurs employés bénéficiaient d'une assurance dentaire imbattable. Avec un vampire à la tête du Bureau, bien obligés… Cet homme ne devait pas en avoir entendu parler. Pas plus que du service de lingerie offert par la boîte, de toute évidence : le pull miteux qui tombait comme un sac sur sa silhouette osseuse et tire-bouchonnait sur ses bras n'avait pas eu de contact avec la lessive depuis plusieurs décennies.
« Je t'attendais », poursuivit le maître des lieux, peu sensible à l'attention détaillée dont il faisait l'objet.
Il s'approcha d'un pas élastique et avança la main droite. Il portait un vieux gant sale et troué, renforcé de plaques métalliques. De longues lames, effilées et brillantes, prolongeaient chacun de ses doigts et Lorne les contempla sans savoir ce qu'il devait en faire.
« Freddy Krueger, dit-il simplement. Le Démon des Rêves. »
Le Démon des Rêves ? Rien que ça ? Il était suffisamment près pour que Lorne puisse bénéficier d'une vue imprenable sur les ulcères palpitants et les brûlures suintantes. Seuls ses yeux clairs, vifs et pétillants, témoignaient encore de son humanité déchue.
Prudemment, Lorne tendit la main à son tour et Krueger la lui saisit avant de la serrer avec fermeté, les griffes affûtées dangereusement proches du poignet vulnérable du pyléen.
« Lorne, répondit-il, écœuré par ce contact. Lorne Greene. »
Il lâcha la main de Krueger, se retenant à grand peine d'essuyer la sienne contre sa jambe de pantalon.
« Alors, c'est toi que les Associés ont dépêché pour m'aider ? demanda le croque-mitaine en détaillant Lorne de haut en bas d'un air perplexe. Pas que je doute, hein, l'ami. Mais, sapé comme tu l'es, t'as plus l'air d'un maquereau de putes de luxe que d'un mec qui sait comment se faufiler dans les travées de l'Underground.
Le regard inquisiteur, l'homme scannait littéralement le démon. Il était plus petit que lui d'une quinzaine de centimètres, pourtant Lorne avait la désagréable impression de se faire dominer.
— Je… j'ai beaucoup de contacts », confirma Lorne, mi-figue, mi-raisin.
Il baissa discrètement les yeux sur sa splendide veste safran en laine d'Alpaga. Ce rustre en guenilles était-il réellement en train de dénigrer ses choix vestimentaires ?
« Tant mieux. Les gens là-bas refusent de me parler. Ils font des histoires de pas grand-chose. Un peu d'aide, c'est pas de refus si je veux avancer dans ce dossier de merde. On t'a mis au jus ?
— Pas vraiment, avoua le pyléen.
— OK, je te fais le topo : il y a un type là-dehors qui essaie de me piquer mon job.
— Ton job ? demanda Lorne en refoulant les cris d'effroi de centaines d'enfants piégés dans leurs cauchemars.
— Veiller sur le Monde des Rêves, répondit Krueger en se curant les ongles de la main gauche avec l'une de ses griffes. J'en suis le Gardien, depuis plus d'un demi-siècle.
— Et les gosses que tu massacres, c'est pour faire joli ? ne put s'empêcher de murmurer le pyléen.
— Mon pote, heureusement, qu'y a des extras, sinon le job serait un peu chiant, se vanta l'homme en haussant les épaules. Hé, tu vas pas me contredire, t'es un démon toi aussi. Tu viens d'où ?
— Pyléa », avoua Lorne du bout des lèvres.
Il songea à sa famille bien-aimée, le drôlissime clan des Deathwok. Nul doute que l'auteur de ses jours, son exquise maman, s'entendrait comme larron en foire avec ce monstre. Du moment qu'il s'agissait d'exterminer quelques vaches insignifiantes…
« De là ou d'ailleurs, commenta Krueger. Tu me comprends, c'est l'essentiel : tant qu'on peut joindre l'utile à l'agréable… Bref, j'en étais où ? Ah, oui : le rigolo qui est en train de se prendre pour moi. Je ne sais pas qui il est ni d'où il opère, mais il a gagné en force depuis quelques semaines et il a commis ses premiers meurtres tout récemment. Ce qui veut dire que son pouvoir sur le Monde des Rêves s'est affermi. Une seule explication à ça : il a trouvé comment s'y rendre.
— Et… c'est difficile ? s'enquit Lorne.
— Si c'est difficile ? s'esclaffa l'escogriffe. Quand tu t'endors, gros malin, tu vas où ?
— Mais alors… n'importe qui peut y avoir accès, conclut le pyléen, perdu.
— Bien sûr. Mais la plupart des gens ne savent pas comment contrôler leur environnement pendant leur sommeil. Il faut certaines capacités pour ça, et elles ne s'obtiennent pas dans un paquet de Ruffles, si tu vois ce que je veux dire. Ça se mérite. Ce que je cherche depuis des semaines, c'est comment ce mec a pu développer un tel pouvoir à mon nez et à ma barbe. »
Il souffla dédaigneusement par le nez et leva un doigt vers le plafond.
« Ça râle sec là-haut, marmonna-t-il. Je passe pour un incapable. Et je ne supporte pas qu'on me prenne pour un branquignol. »
Lorne hocha la tête machinalement. Il prêtait une oreille distraite au discours grossier de ce sale bonhomme, trop occupé à colmater les brèches de son esprit malmené par les abjections auxquelles il venait d'assister. Il dressa ses barrières mentales, s'interdisant toute promiscuité. Hors de question de laisser encore une fois l'âme de ce monstre effleurer la sienne.
S'il comprenait bien la mission que lui avaient assignée les Associés, il allait devoir aider une crapule à contrecarrer les agissements d'une autre crapule.
Son monde était définitivement pourri.
« Bon, Lagerfeld, si t'es prêt, on va y aller.
— Que… quoi ? Où ? bafouilla Lorne en se rendant compte qu'il avait cessé de l'écouter.
— Je te l'ai dit, j'ai un rencard avec le Marchand de Sable. »
Le ton était sec et agacé. Il n'aimait pas se répéter.
« Le… tu te fous de moi ? s'étrangla le pyléen. Et pourquoi pas le Père Noël ?
— Le père Noël ? ricana Krueger. Je le connais, c'est un gros taré. Non, crois-moi, le Marchand est bien plus fiable. »
Il plongea sa main nue dans la poche de son pantalon élimé et en sortit une montre à gousset en argent, usée et patinée par le temps.
« C'est l'heure, dit-il en jetant un œil distrait au cadran. On y va. »
A peine eut-il prononcé ces mots qu'un portail se matérialisa juste devant eux, ondulant et diffusant une douce lueur bleutée. Lorne ne put réprimer un hoquet de stupeur à la vue de la surface fluide et opaque. Les portails interdimensionnels, ça le connaissait et il n'aimait pas ça. Ce qui s'y dissimulait n'était généralement pas animé de bonnes intentions. Tout cela ne lui disait absolument rien qui vaille et ce fut pétri d'inquiétudes qu'il suivit Krueger qui, lui, s'était engouffré dans le passage sans une once d'hésitation. Le souffle court, Lorne déboucha de l'autre côté, s'attendant à se trouver nez-à-nez avec une vouivre des marais, un Destructeur de Quor-Thot aux cheveux gras et au museau mangé d'acné ou encore…
Un lit-navette spatiale.
Il cligna des yeux et contempla stupidement la petite pièce chaleureuse dans laquelle ils avaient débarqué. Des mobiles en bois accrochés au plafond, une bibliothèque remplie à craquer de livres colorés et de figurines de ninjas bodybuildés, des affiches de dessin-animés…
Une chambre d'enfant. De petit garçon, même, s'il se fiait à la déco mi-conquête spatiale, mi-héros en lycra fluo.
Il n'eut pas le temps de se demander où ils étaient et ce qu'ils faisaient ici. Krueger s'était dirigé vers le lit, les griffes de sa main droite levées et s'agitant d'une manière aussi obscène que menaçante. Sous la couette, Lorne devina le renflement d'un petit corps emmitouflé et, comprenant brusquement, il voulut se précipiter pour retenir le cinglé qu'on lui avait flanqué. Mais Krueger fut plus rapide et, d'un geste vif, il arracha la couverture, découvrant un épais polochon qui simulait efficacement la présence d'un enfant endormi.
Au même moment, un rire retentit, clair et gai, et un petit garçon en pyjama surgit hors du placard dans lequel il s'était caché.
« J't'ai eu ! », hurla-t-il en rejoignant Krueger près du lit.
L'homme lança à Lorne un regard accablé qui trahissait sa lassitude face à la redondance de cette farce navrante, puis il se tourna vers le gamin. Son pyjama bleu nuit aux motifs étoilés était assorti au reste de la chambre. Des cheveux noirs en bataille encadraient sa bouille ronde dans laquelle deux immenses yeux sombres et rieurs détaillaient Krueger avec un ravissement troublant.
« Tu as du nouveau pour moi, trancha l'homme de sa voix caverneuse.
— Un contact, approuva le garçon. Mais j'te préviens, ça va pas être facile d'en tirer quelque chose.
— Même pour moi ? ricana Krueger.
— Surtout pour toi. C'est qui ? »
Lorne, interdit, avait assisté à cet échange sibyllin sans rien comprendre. La question du gosse sur son identité le ramena à la réalité.
« Le mec dont je t'ai parlé, répondit le croque-mitaine, évasif. Il bosse à Wolfram & Hart.
— Il va t'aider ? demanda le minot en inclinant la tête sur le côté.
— J'espère, grogna Krueger en haussant les épaules. Parce que là, on est au point mort, gamin.
L'enfant les observa tour à tour et un sourire épanoui se dessina sur ses lèvres charnues.
« Vous êtes assortis ! », rit-il en désignant les deux hommes du doigt.
Lorne et Krueger se détaillèrent mutuellement sans comprendre.
« Rouge et vert ! », ajouta le petit en touchant son front, à l'endroit où s'érigeaient les petites cornes écarlates du démon.
Lorne baissa les yeux vers le pull usé et crasseux de son compagnon et avisa les rayures dont les nuances rouge et verte disparaissaient sous des années de mauvais traitement sanitaire. Il vit Krueger secouer la tête et afficher un air navré.
« Bon, tu me la donnes, cette adresse, gamin ? »
Le garçon essuya les dernières larmes qui lui perlaient au coin des yeux et tendit un bout de papier au croque-mitaine. Alors que Krueger le saisissait, l'enfant raffermit sa prise dessus, l'empêchant de le prendre.
« Tu reviens dès que t'as l'info, OK ? demanda-t-il d'une voix étonnamment mature, ses yeux noirs plongés dans ceux de l'homme.
— Ouais, t'inquiète, petit. Même heure ?
— Oui. J'ouvrirai le portail. Et… Freddy ? Discret, hein ?
— C'est mon deuxième prénom, répondit-il. Amène-toi, Hugo Boss. »
Hé oh ! Ça allait bien avec les surnoms débiles ! Lorne ouvrit la bouche pour répliquer, mais le portail réapparut subitement sous leur nez et Krueger, pressé, le franchit sans l'attendre. Le pyléen lui emboîta le pas, peu désireux de rester coincé ici, avec cet enfant étrange. Il émergea de l'autre côté et retrouva l'ambiance familière de la chaufferie. Son odorat protesta contre cette maltraitance olfactive et son front se perla instantanément de gouttes de transpiration.
Après son séjour prolongé dans cette atmosphère moite, son costume sur mesure en laine peignée d'Alpaga devait à présent ressembler à une vieille serpillère torchonnée. La note allait être salée pour Eve.
Krueger s'était éloigné et il accéléra son pas pour le rattraper.
« Hé, cria-t-il. Ce gosse, c'est qui ?
— Je te l'ai dit, marmonna Krueger sans s'arrêter. Le Marchand de Sable.
— Attends, commença Lorne, hébété, le vrai Marchand de Sable ?
— Evidemment, le vrai Marchand de Sable. Tu crois quoi ? Que j'appelle les gens comme ça pour le plaisir ?
— Mais… c'est un gosse !
— Et alors ? »
Et alors ? Cette dernière remarque lui cloua le bec. Se pouvait-il qu'il existe encore des vérités qu'il ignorait ? Lui qui se vantait d'avoir accès aux derniers potins, aux plus croustillantes informations démoniaques, voilà qu'un clodo mal défroqué lui faisait prendre conscience de l'étendue de son ignorance. Après tout, qui était-il pour affirmer que ce gosse en était bien un ? Que cette apparence inoffensive ne cachait pas une toute autre réalité, bien moins affable et innocente ?
Le plus surprenant était sans conteste l'attitude de son détestable partenaire vis-à-vis de ce soi-disant Marchand de Sable. Soit il le craignait trop pour le contredire, soit… Il laissa sa pensée en suspens, gardant en mémoire qu'il existait, quelque part, un gamin bénéficiant de l'indulgence de Krueger.
Il suivit le croque-mitaine à travers le labyrinthe de passerelles et se laissa conduire jusqu'au cul-de-sac dans lequel l'avait mené l'ascenseur. Là, Krueger poussa l'une des briques, et Lorne aurait été bien incapable de retrouver laquelle, et, comme par magie, deux pans du mur glissèrent, révélant l'intérieur éblouissant de la cabine. Avec un soupir de soulagement, Lorne s'y précipita, ressentant dans tout son corps l'urgence de sortir de ce lieu confiné pour retrouver l'air du dehors.
Krueger entra à sa suite et, nonchalant, s'adossa à une paroi. Lorne serra les paupières lorsque les portes se refermèrent, retrouvant l'angoissante sensation d'avoir perdu ses repères spatiaux. Krueger, quant à lui, inspecta ses ongles, apparemment insensible à la blancheur opaque qui les entourait.
« Pourquoi tes quartiers sont-ils si loin de l'ascenseur ? », demanda Lorne qui tentait de réprimer la nausée qui lui montait aux lèvres.
Le croque-mitaine renifla. La cicatrice qui lui faisait office de bouche s'étira sur un sourire ironique.
« Pas envie que n'importe qui débarque chez moi, dit-il. Je tiens à mon intimité. Là, au moins, je suis peinard. »
Il se tut et baissa la tête, laissant les bords de son fedora dissimuler le haut de son visage et Lorne n'insista pas.
« Et… on fait quoi, maintenant ?
— Maintenant, mon vieux, on va à la pêche aux infos. Je suis grillé chez la plupart des balances, alors on va essayer celui que le gosse nous a refilé.
— Tu as son nom ? »
Krueger sortit de sa poche de pantalon le bout de papier et le tendit à Lorne. Le démon lut les lettres rondes et enfantines et sourit en rendant le mémo à son compagnon.
— Tu le connais ? demanda ce dernier.
— Ça se pourrait, répondit Lorne, laconique.
— Bien. Ça va nous faciliter les choses, approuva Krueger. Tu vas peut-être me servir à quelque chose, finalement. »
Lorne grimaça en songeant aux insinuations d'Angel, une éternité plus tôt. Il était inutile. Un lourdaud que l'équipe trainait comme un boulet, tenue sans doute par une obscure culpabilité à l'idée de le laisser en retrait après tout ce qu'ils avaient vécu ensemble.
Son rôle se limitait-il réellement à faire de la figuration, à brasser de l'air un verre à la main, en allégeant l'atmosphère de quelques pieds-de-nez à l'humour décalé ? Même ses précieux talents de médium, la seule raison qui légitimait sa présence au sein du bureau directeur, semblaient en rade ces derniers temps. Il avait écouté tous les employés chanter et était pourtant passé à côté de certains spécimens parmi les plus dangereux de la boîte.
Méritait-il encore sa place parmi ses glorieux amis ? Tous accomplissaient de grandes destinées : Angel commandait, gérant de son mieux des affaires qui le dépassaient, Wes avait en charge une manne d'informations magiques qui, entre de mauvaises mains, feraient de sacrés dégâts – ce qui, d'une certaine manière, avait été le cas avant qu'ils ne soient débarqués ici. Fred avait hérité de l'un des labos scientifiques les plus avancés du monde et Gunn, grâce à ces fameuses greffes magiques dont Wolfram & Hart avait le secret, s'était découvert un potentiel intellectuel inimaginable. Tous jouaient un rôle prépondérant dans le maintien de l'ordre et la prévention des multiples apocalypses qui fleurissaient comme les food-trucks dans Park Avenue. Et lui, que faisait-il ? Il taillait le bout de gras avec les producteurs hollywoodiens et les vedettes du show-biz. Dire qu'il avait jusqu'alors eu la prétention de croire à l'importance de son travail.
Il s'était laissé endormir par les flagorneries des Associés.
Il avait perdu de vue la Mission.
Angel avait raison. Il ne servait à rien.
Lorne soupira, dévasté.
« Hé, Greene ? Ça va ? »
Il rouvrit les yeux au son de la voix sépulcrale de son partenaire. Sa morosité était certes délectable, mais il ne pouvait se permettre de se vautrer dedans avec une telle complaisance. Finalement, cette mélancolitectomie aurait peut-être été la bienvenue.
« Ouais, dit-il, la voix éraillée. Je réfléchissais.
— Ça n'a pas l'air de te réussir », observa le croque-mitaine, circonspect.
Sûr que ça ne devait pas lui arriver souvent, au démon toasté.
Lorne garda le silence. Puisqu'on lui avait confié une mission, il allait la mener à bien. Ne serait-ce que pour se prouver qu'il n'était pas un produit dont on avait dépassé la date de péremption. Ce serait facile, il allait faire ce pour quoi il était vraiment doué : recueillir des informations.
Au même moment, les portes s'ouvrirent dans un tintement clair comme une clochette, recrachant les deux hommes dans un parking sombre. Devant eux, rangées comme avec une précision maniaque, s'étalaient à perte de vue des centaines de voitures de luxe.
« Ça, marmonna Krueger, bouche bée, c'est la classe. »
Lorne se dirigea d'autorité vers une guérite dans laquelle se trouvaient deux hommes armés.
« Bonjour Andrew, dit-il en se penchant vers le comptoir.
— Monsieur Lorne ! s'écria l'un des gardes avec un large sourire. J'ai adoré votre karaoké de l'autre soir. Votre interprétation d'I will Survive était absolument grandiose ! »
Tout en parlant, il s'était retourné et avait décroché un jeu de clefs de l'immense tableau clouté.
« Merci, Andrew, dit le démon, gêné, en prenant son trousseau. Vous avez une voix intéressante, vous aussi.
— Ah, Monsieur Lorne, vous ne pouviez pas me faire plus plaisir. »
Le pyléen plaqua sur ses lèvres un sourire poli, ne se rappelant que trop bien la crécelle qui lui avait vrillé les tympans l'autre soir. Et les images de prostituées alanguies qui avaient surgi dans son esprit au même moment. Ça ne l'aurait pas surpris plus que ça si elles n'avaient pas été des femelles Lamia griffues et couvertes d'écailles suintantes de poison.
Les gens avaient décidément des goûts bizarres.
« Au fait, vous avez un message : Harmony vous informe que le Seigneur des Ténèbres n'est pas content, lut l'homme en chaussant une paire de lunettes.
— Merci, Andrew. »
Ça, il l'aurait parié. Mais les souhaits des Associés primaient sur ceux de Sa Majesté.
Krueger sur les talons, il dénicha sa voiture, une Maserati GranTurismo noire, tellement bardée de gadgets électroniques qu'elle faisait passer l'Aston Martin de James Bond pour une voiturette à pédales. Le croque-mitaine émit un sifflement appréciateur à la vue du véhicule rutilant.
« Joli, commenta-t-il. Je conduis.
— Dans tes rêves », rétorqua Lorne en ouvrant sa portière.
Depuis qu'il avait appris à manœuvrer en toute sécurité les véhicules humains, il les appréciait différemment et sa collection s'enrichissait régulièrement de modèles de luxe qui le remplissaient de fierté et de joie. Les bons côtés de sa nouvelle vie : l'argent n'était plus un problème. Il appréciait le plaisir simple de se glisser au volant de ses bolides et de partir en vadrouille, loin de tout et de tous.
Il mit le contact et appuya sur l'accélérateur. Le grondement du gros moteur V12 le fit frissonner et, heureux comme un enfant, il sortit en trombe du parking souterrain.
