Hello les gens,

Me revoilà avec cette dernière petite chose que j'ai commise! Elle est plus courte que la précédente (seulement 6 chapitres) et j'espère qu'elle vous plaira tout autant.

Pour l'écrire, je me suis donné trois contraintes:

- un seul point de vue par chapitre;

- écrire certaines scènes au présent;

- unité de lieu pour l'action principale.

Ma plus grande crainte : être OOC mais je vous laisse juge...

Avant de vous laisser lire, je voulais remercier toutes celles qui m'ont laissé de si gentilles reviews sur le dernier chapitre de "Tous les jours du reste de sa vie" : Tiky, Aryu, Lisa et Misew. *Coeurs sur vous*

Je poste le vendredi, peut-être une semaine une deux.

Allez et comme le dit un autre docteur, très apprécié aussi : Géronimo!


Il aimait bien les seins de Mary. C'est un peu stupide de dire ça car on ne peut pas réduire une personne à une partie de son corps. Mais c'était vrai, il aimait bien ses seins et il lui disait souvent. « J'aime bien tes seins. » C'était devenu une blague entre eux, qui ne la faisait pas toujours rire. Parfois ça l'amusait, quand ils venaient de faire l'amour et qu'il caressait négligemment la peau délicate de ses mamelons. Parfois, ça l'agaçait, quand elle partait travailler et qu'il laissait glisser un regard un peu trop insistant sur son décolleté. « Je ne suis pas qu'une paire de nichons, John » disait-elle en lui baisant le front, les clés déjà dans la main, alors qu'il aurait voulu la serrer un peu plus longtemps contre lui.

Ils étaient petits et ronds et ni la grossesse, ni l'allaitement, qui n'avait pas duré suffisamment longtemps pour être dommageable, ne les avaient déformés. Elle avait la peau très fine et, en y regardant de près, il pouvait voir courir de petites veines bleues, dont il aimait suivre les méandres avec ses doigts. Il n'avait jamais apprécié les grosses poitrines, peut-être parce qu'elles lui rappelaient celle de sa mère et c'était un critère rédhibitoire pour choisir ses petites amies ou même ses coups d'un soir. Quand il était gamin, il avait eu parfois l'impression d'étouffer lorsqu'elle le câlinait d'un peu trop près, en particulier devant l'école et surtout devant les copains. « Ta mère, elle a vraiment des gros nibards » avait dit une fois un gosse de deux ans plus âgé que lui et ça avait été sa première bagarre. Il avait huit ans et il était revenu à la maison avec un énorme coquard à l'œil droit. Il n'avait donné aucune explication et Harriet s'était moqué de lui pendant une semaine.

De toutes celles qui ont précédé Mary, il ne peut pas dire qu'il ait préféré quelque chose en particulier. Peut-être parce qu'il n'avait jamais été réellement amoureux. Il a eu des relations qui ont duré plusieurs mois mais jamais plus d'une année et quand il était en fac de médecine, c'était les études avant tout. Il a eu beaucoup d'aventures d'un soir, et honte sur lui, il ne se rappelle plus du visage de certaines.

A son retour d'Afghanistan, il y a eu très vite dans sa vie ce quelque chose qui était un obstacle à tout engagement. Il comprend maintenant que toutes les femmes qu'il a fréquentées à l'époque étaient des essais infructueux pour obtenir un truc qu'il ne voulait pas en réalité : une normalité de façade. Entre elles et l'autre, le choix était vite fait.

« Tu te rappelles comme tu étais chiant avec toutes mes maîtresses ? dit-il en brisant un silence qui n'est pas oppressant.

- Pourquoi tu penses à ça maintenant ?

- J'y pense, c'est tout.

- Tu étais pathétique ! »

Mise à part Sarah, une seule l'a marqué. Il ne l'avait pas emmenée à Baker Street et leur rencontre s'était limitée à une seule nuit. Elle s'appelait Lucy et il n'a jamais su son nom de famille. Cette fille, parce qu'elle était beaucoup plus jeune que lui, et il avait trop bu ce soir-là pour être capable de se soucier de la différence d'âges entre eux, ce qu'il n'aurait jamais fait s'il avait été sobre, cette fille l'avait laissé pantois. C'était une petite brune, au corps très fin, presque plat, sans rondeur, mais elle avait fait preuve d'une telle autorité, que son physique ne pouvait laisser prévoir, et d'une telle incandescence au lit, ne cherchant pas à le satisfaire lui mais à se satisfaire, elle, contrairement à beaucoup d'autres avant elle, plus dociles, qu'il ne se rappelle pas avoir autant joui avec une femme. Il avait été presque effrayé qu'une femme pût avoir un tel pouvoir sur lui. Quand il s'était réveillé le lendemain matin dans une chambre d'hôtel anonyme, elle était déjà partie, sans rien laisser, même pas un numéro de téléphone. Plusieurs soirs, il était retourné dans le pub où il l'avait rencontrée mais elle n'était jamais réapparue. Il n'a jamais compris pourquoi l'autre, qui voyait tout, ne lui avait fait aucune remarque à ce propos. Il est certain pourtant que l'état dans lequel cette fille l'avait mis, avait dû se voir et pendant plusieurs jours, il avait été mentalement absent, se repassant de manière obsessionnelle le film de cette unique nuit.

« J'ai couché une fois avec une fille, tu ne l'as pas connue. C'était un vrai feu d'artifice, reprend-il en soufflant sur sa tasse.

- Je m'en souviens. C'est la seule, à part Mary, qui t'ait fait une si forte impression.

- Tu l'avais vu ?

- John ! Tu as porté ton pénis en bandoulière pendant plusieurs jours après cette fille. C'en était même gênant.

- Pourquoi tu n'as rien dit ? »

John ne l'entend pas, parce que ce n'est même pas un rire, à peine un sourire mais il sait que l'autre a retroussé ses lèvres, avec cet air parfaitement irritant d'être si content de lui.

« Parce que c'était important pour toi… »

La première fois qu'il avait pu toucher les seins de Mary, il s'en souvient très bien. C'était en juin et elle portait un chemisier blanc en lin sur un pantalon noir. Mary ne mettait jamais de chaussures à talons et c'était quelque chose qu'il appréciait : sa simplicité vestimentaire. Ils sortaient ensemble depuis quelques semaines mais ils étaient restés très sages, à part quelques baisers, rien de plus ne s'était produit. Il était tellement épuisé par le simple fait de vivre à l'époque qu'il n'avait même pas l'énergie nécessaire pour être entreprenant. Au tout début de leur relation, elle lui avait timidement demandé :

« Tu sors d'une histoire douloureuse ?

- On peut dire ça, avait-il répondu en baissant les yeux sur son assiette. Mon meilleur ami s'est suicidé. Devant moi. »

En tout cas, ce soir de juin, ils avaient beaucoup ri et pas mal bu. Mary était très drôle et elle avait souvent un ton sarcastique qui ne lui déplaisait pas. En la raccompagnant chez elle, il l'avait embrassée un peu fougueusement contre la porte de son appartement en se disant : « cette femme est ma bouée de sauvetage, je ne dois pas la laisser la filer ». Ce qui était idiot car elle était déjà très amoureuse de lui et il aurait fallu qu'il lui révélât un vice odieux ou un passé trouble pour qu'elle s'enfuît. Ce qui l'aurait fait rester d'autant plus, la connaissant. Il avait passé ses mains sous sa chemise et à travers la dentelle de son soutien-gorge, il avait caressé ses seins. Elle avait soupiré contre ses lèvres.

« Enfin ! avait-elle dit. J'ai cru que tu ne te déciderais jamais »

Elle avait pris sa main et l'avait fait entrer chez elle. Il n'était jamais reparti.

Il n'était pas encore très vaillant ce soir-là et elle avait accueilli son désir fébrile avec une douce bienveillance. Elle n'avait rien réclamé, attentive à ne pas le brusquer, comme s'il avait été un vase précieux, brisé par une autre main que la sienne, une main insouciante et oublieuse. Il ne sait pas si la comparaison tient la route parce qu'il ne s'est jamais considéré comme quelqu'un de délicat mais entre ses mains, à elle, il avait eu l'impression d'être un objet de grande valeur, qu'un simple souffle ou un mot mal choisi aurait pu éparpiller de nouveau. Il lui avait fait l'amour avec l'énergie du désespoir, croyant peut-être qu'il n'aurait pas la force pour une autre fois mais retrouvant déjà, entre ses bras, le goût de se sentir vivant. Il avait été assez brouillon et quand il y repense, il a presque honte de l'amant médiocre qu'il avait été. Il ne l'avait pas fait jouir et elle avait eu la politesse de ne pas lui avouer sur le moment. C'était bien plus tard qu'elle avait enfin osé lui dire.

« Notre première fois a été un vrai désastre » lui avait-elle dit un après-midi, la tête calée contre son épaule et effleurant nonchalamment le bras qui serrait sa taille.

« J'étais une épave » avait-il répondu, un peu penaud mais il lui avait caressé les fesses, en amant plus sûr de lui désormais.

« De toute façon, même si tu n'avais pas réussi à bander, je t'aurais gardé. Tu étais trop craquant…

- Trop aimable. Je ne te savais pas si charitable » Et il avait roulé sur elle.

« Détrompe-toi, John. Je ne fais pas dans le caritatif. Je ne pense jamais qu'à mon plaisir, même s'il est à venir »

Ce premier soir, et il ne l'a pas regretté, et il ne regrette toujours pas, après qu'il ait eu joui, un plaisir presque douloureux tant il avait été la preuve qu'il n'était pas mort avec l'autre finalement, il avait pleuré dans le cou de Mary. Il s'était accroché à elle et elle avait semé de petits baisers dans ses cheveux.

Heureusement pour lui, et surtout pour elle, il s'était amélioré par la suite. Et ils s'étaient beaucoup amusés. Contrairement au reste, quand il s'agissait de sexe, Mary était très franche et savait lui dire, sans détour, ce qu'elle aimait et ce qu'elle n'aimait pas.

« Je voudrais savoir, John, est-ce que mes seins ressemblent à ce point à de petites brioches ? Non, parce que, quand tu les malaxes comme ça, j'ai vraiment l'impression que tu… pétris du pain. »

« Touche-moi… mets tes doigts… là, juste là…Oh ! John… Recommence… fais ça … exactement ça…fais comme je dis… » Et elle mettait sa main sur sa main.

Il aurait pu être vexé et s'étendre sur sa longue expérience et sur combien il avait eu de maîtresses avant elle et sur le fait qu'aucune n'avait fait de réclamation. Mais elle aurait accueilli ses remarques avec un grand éclat de rire et il aurait dû ravaler sa fierté. L'assurance qu'elle mettait en toute chose face à lui, était une raison, sinon la seule, pour laquelle elle n'avait pas été une ombre, au contraire de toutes les autres personnes, hommes ou femmes, qui gravitaient autour de lui pendant son deuil, interminable. A son grand étonnement, elle avait été capable, sans faire d'éclat, de le détricoter, lui, pauvre bobine de fil tout emmêlé et de le rembobiner patiemment, pour qu'il sût enfin d'où il venait et où il allait, peut-être.

« Mary a été ma bouée de sauvetage » dit-il de nouveau dans la pénombre. Il sait que l'autre peut suivre le fil de ses pensées rien qu'en le regardant dans les yeux et que la remarque qui va suivre n'est qu'une tentative affectueuse de lui faire croire qu'il est surprenant.

« Tu fais un AVC ou quelque chose d'avoisinant ? Non ? Parce que tu donnes vraiment l'impression que toute ta vie est en train de défiler devant toi. Entre nous, cette idée est complétement stupide. Je ne vois pas comment un cerveau en manque d'oxygène pourrait dépenser son énergie à générer des souvenirs inutiles à sa survie… »

John attend. Après les remarques pédantes et ironiques viennent toujours des vérités plus intimes. Il faut juste lui laisser le temps.

« Oui John, Mary a été ta bouée de sauvetage…

- Mais… » Parce qu'il y a souvent un mais quand il commence par répéter la phrase de John.

« Mais… je t'ai fait naviguer plus loin… »

C'est assez cruel mais il ne peut pas lui donner tort. Et pourtant, dieu comme il a aimé cette femme ! Avant le retour de l'autre, il avait cru avoir définitivement trouvé le bonheur et si quelqu'un lui avait dit qu'il lui manquait quelque chose, il aurait montré cette jolie blonde pendue à son bras et il aurait ri.

Et puis l'autre était revenu… Et quitte à rester dans la métaphore maritime, si Mary l'aidait à garder la tête hors de l'eau, l'autre le faisait voguer sur une corvette à trois mâts, et souvent sur des mers agitées. Et c'était ça exactement qu'il aimait.

Après ce retour fracassant, et douloureux pour la prise de conscience qu'elle impliquait pour lui, sa dépression douce l'avait repris. Cette mélancolie qui le lancinait depuis la puberté et qui l'avait quitté le temps de son affectation en Afghanistan. Quand il avait été démobilisé, elle l'attendait, comme une amie, sur le tarmac de l'aéroport. « Bon sang, s'était-il dit, est-ce que je vais devoir passer toute ma vie comme ça ? » De manière totalement improbable, il avait rencontré l'autre quelques semaines après et pendant les quelques secondes qu'avait duré cette première rencontre, il s'était senti vivant.

« Quand on s'est vu pour la première fois, tu savais que j'avais un fond dépressif, n'est-ce pas ?

- Ah, elle défile mais dans le désordre » Le ton est amusé mais il y a dans cette voix de la place, beaucoup de place pour y mettre tout ce que John voudrait y mettre.

« Je savais que tu ne souffrais pas de stress post-traumatique et que tu avais besoin d'un stimulant pour te sortir de ta torpeur. Je l'ai prouvé en te donnant l'occasion de te passer de ta canne. Une démonstration, parfois, vaut mieux qu'un long discours. »

Lorsque l'autre était revenu, le manque était apparu comme une évidence. S'il y avait une chose dont il avait besoin pour respirer librement et sentir le sang pulser dans ses veines, c'était de voir le champ de bataille. Mycroft avait eu raison et l'avait compris au premier regard. En continuant à vivre tranquillement aux côtés de Mary, et malgré l'amour qu'il lui portait, il aurait fini tôt ou tard par prendre des anti-dépresseurs.

En voyant l'autre ressurgir tel un ressuscité, John, par-delà sa colère légitime, avait avalé une grande goulée d'air et s'était dit que sa vie repartait. Le monde autour de lui recommençait à tourner, remué par l'effervescence d'un seul homme.

John porte sa tasse à ses lèvres et savoure son thé. Il y a deux ou trois choses qu'il a réussi à lui apprendre, comme savoir préparer correctement le thé. Il lève le menton et le regarde mais son visage est caché derrière un livre.

« Tu as sauvé ma vie trois fois, murmure John.

- J'aurais dit plus, tu dois mal compter, lui est-il répondu sans que le livre ne soit baissé.

- Tu vois très bien de quoi je parle »

John croise enfin ce regard bleu-gris-vert – il ne sait plus trop – et l'autre lui sourit.

Mary l'avait compris et l'avait littéralement jeté dans ses bras. Elle avait dit : « tu vas le revoir, n'est-ce pas ? » et puis : « tu dois le revoir… ». Elle voulait qu'il fût heureux, pleinement et tant pis si le prix à payer avait été de le voir moins. Elle avait compris beaucoup plus de choses que lui et elle était sans doute la plus intelligente des trois – n'en déplaise au plus orgueilleux. Il se demande parfois si elle n'a pas été malheureuse d'en savoir autant.

La réapparition de l'autre avait été aussi une chance pour elle et elle l'avait saisie. Malgré tout ce qu'elle avait pu dire ensuite, une petite vie bien tranquille à ses côtés ne l'aurait pas satisfaite. On ne change pas du tout au tout, aussi facilement. Quand vous avez parcouru le globe en vous retournant continuellement par crainte d'un danger éventuel, quand le taux d'adrénaline dans votre sang a atteint des niveaux exagérément élevés, vous ne pouvez pas vous réveiller un matin et vous contenter, comme seule prise de risque, du choix de la jupe plus ou moins courte que vous allez porter. Elle était comme lui et sans le savoir, ils s'étaient bien choisis.

Il lui en veut toujours, c'est bizarre d'en vouloir à une morte mais c'est la vérité, il lui en veut de tout ce qu'elle ne lui avait pas dit. Tous ces secrets et ces mensonges, comme s'il n'avait pas été assez digne pour entendre le pire. Encore maintenant, il ne sait pas comment il aurait réagi s'il avait tout appris plus tôt. Peut-être l'aurait-il quittée, il ne sait pas, mais il aurait préféré savoir.

Elle avait dit vouloir le protéger. Pourquoi tous ceux qui l'aiment, enfin juste ces deux-là, les plus impossibles, et qui sont aussi ceux qu'il aime le plus, ont toujours voulu le protéger ? Cette manie, qu'ils ont eue, de vouloir le considérer fragile. Ils ont fait la paire, tous les deux, elle et l'autre, à lui tourner autour et à construire, entre lui et le monde, un mur indestructible sur lequel ils ont veillé, jalousement, tour à tour.

« Tu n'as jamais été jaloux d'elle » dit John après avoir vidé sa tasse. Les yeux à la couleur indéfinie sont fixés sur lui maintenant et le livre a été abandonné. Ce regard insistant et qui ne lâche rien ne l'embarrasse pas, il y est habitué.

« Pourquoi l'aurais-je été ?

- Parce qu'elle avait pris ta place.

- Sans lui manquer respect et vraiment j'ai adoré cette femme… Je ne crois pas que quiconque puisse prendre ma place, John. »

Bien entendu, il a raison.

Mary lui avait menti, terriblement, et elle avait voulu partir, pour régler seule son dernier problème. Mais elle ne lui a jamais fait de mal. Elle l'avait blessé, certes, mais il s'était relevé et l'autre, imperturbable et sacrificiel, avait remué ciel et terre pour tout résoudre.

Non, elle ne lui a jamais fait de mal. Le malheur est toujours arrivé par l'autre. Plusieurs fois, violemment, à lui couper le souffle pendant des mois, à le rendre dingue. Mais c'est lui, à chaque fois, qui l'a réanimé. A croire qu'il possède le pouvoir d'arrêter et de faire repartir son cœur, à loisir.

Il a fini son thé alors il pose sa tasse, par terre, au pied du lit. Puis il reprend sa place, assis en tailleur. Il s'adosse au montant du lit et il regarde l'autre, en face de lui. Il est appuyé contre les oreillers, étendu dans la longueur du lit. Il feuillette son livre, sans s'arrêter sur une page précise. Il attend. Il est parfois d'une disponibilité inquiétante. Il a au coin des lèvres un sourire que John sait très bien interpréter, c'est comme s'il savait d'avance tout ce que John pourrait dire. Ce n'est pas un sourire agaçant, et John le trouve même réconfortant. De toute façon, ils ont atteint un tel degré d'intimité que plus rien n'est gênant entre eux désormais.

« Je ne sais toujours pas ce que je fais avec toi. Après toutes ces années.

- Moi non plus. C'est à se demander… »

Il se redresse dans le lit et glisse ses jambes sous la couette.

« Tu as froid ? demande John.

- Un peu »

Une fois qu'il est bien installé, il ose :

« Tu as fini ta petite introspection ? »

John sourit mais ne répond pas. Cet homme est un piège et il est empêtré dedans depuis tellement longtemps. Tout ça à cause de cette tendresse acerbe, à laquelle il n'a jamais su résister. Et d'autres choses aussi…

A leur retour de Marrakech, à peine avaient-ils passé la porte, qu'il avait plaqué Mary contre le mur, dans le couloir. Sa rage était telle qu'il avait voulu lui faire mal. Sa tête avait cogné le mur, et elle avait lâché son sac, sidérée un instant par sa brutalité. Il n'avait rien dit, il n'avait pas voulu expliquer, il voulait uniquement la toucher, la prendre, et lui faire mal à hauteur de la colère et de l'effroi qu'il avait ressentis en pensant que peut-être il l'avait perdue. En la regardant droit dans les yeux, il avait dégrafé son chemisier et c'était quand il avait porté les mains à son pantalon, qu'elle l'avait arrêté.

« Non, John, pas comme ça, je ne veux pas… »

Elle avait pris ses mains et elle les avait tenues entre leurs deux corps. Il avait baissé les yeux, honteux, et avait blotti son visage dans le creux de son cou.

« Pourquoi es-tu partie, Mary ? Tu savais que je ne le supporterais pas…

- Il m'a semblé que c'était la meilleure chose à faire, pour toi et pour Rosie.

- Promets que tu ne partiras plus. Tu ne peux pas continuer à fuir…

- Je sais, John, je sais… Je promets. »

C'est le dernier souvenir d'une étreinte avec elle. C'est terrible et ça le mine, encore maintenant, parce qu'il voudrait se souvenir du dernier moment doux et tendre et joyeux qu'ils ont eu ensemble. Mais après cet instant, dont il n'est pas glorieux, il n'avait plus eu l'occasion de la tenir dans ses bras et toutes les autres fois, celles qui ont précédé, il les confond. Il n'arrive pas à dire : « la dernière fois que nous avons fait l'amour, c'était tel jour, à telle heure et j'avais fait ça et ça dans la journée. »

Il voudrait tellement se rappeler la dernière fois et être heureux en y repensant.

« Ce n'est pas grave si tu ne te souviens pas, lui est-il lancé de l'autre bout du lit.

- Tu sais à quoi je pense ?

- Tu m'en as parlé, une fois, après un cauchemar. Tu as la même expression, là, en moins intense.

- Tu répertories toutes mes expressions et toutes les pensées qui y sont associées ?

- John… »

Ce n'est pas un ton scandalisé ou ému ou blessé. C'est un léger rappel à l'ordre, comme une petite tape sur le museau, comme si c'était l'évidence même que l'autre fasse ça : tenir un répertoire de ce qu'il dit, fait ou ressent.

« Elle me file entre les doigts… » ajoute John.

Cela fait cinq ans que Mary est morte maintenant et il la regrette chaque jour. Il a bien essayé au bout de deux ans de rencontrer de nouvelles personnes. Il s'est inscrit sur un site de rencontres mais ça s'est arrêté là. L'autre lui a foutu une paix royale et n'a fait aucun commentaire mais il n'a pas fait d'efforts et de toute façon, il n'en avait pas envie. Car qui peut rivaliser avec une tueuse professionnelle ? Il a réalisé que d'élever sa fille, de travailler à mi-temps comme médecin et de courir derrière des criminels le reste de ses journées lui suffisaient et qu'il n'y avait pas de place pour une maman de substitution pour Rosie, qui n'en avait pas besoin au vu de son air parfaitement épanoui.

Cette femme, sa femme, l'a hanté et son fantôme a rodé des semaines entières, autour de lui. Il savait qu'il était dément et son état aurait perduré, il aurait demandé, de son propre chef, à se faire interner. Et comme d'habitude, l'autre est venu le chercher, avec armes et fracas. Comme un patient qui sort d'un long coma et à qui on retire la sonde respiratoire, il avait eu l'impression qu'on lui arrachait les poumons, la première fois qu'il l'avait revu. C'était trop douloureux de le voir en vie, lui, alors qu'elle, elle était partie. Mais, de manière époustouflante, il avait recommencé ses tours de magie, et vraiment, cet homme est un magicien, car il avait réussi à faire fuir le fantôme. Et malgré la souffrance qui plombait son corps, c'était physique cette douleur, comme celle qui l'avait écrasé des années auparavant et dont Mary l'avait sauvé, il avait pu de nouveau marcher droit.

Il était revenu vivre auprès de lui. Car si l'une n'était plus là, il restait encore l'autre, et pour lui, il n'y avait pas d'autre place qu'auprès de l'un des deux.

« Tu devrais dormir maintenant, murmure l'autre. Tu travailles demain et tu n'es plus tout jeune. Tu te fatigues plus vite.

- C'est adorable toutes ces gentillesses que tu me dis. Et je n'ai pas encore atteint la cinquantaine.

- On s'en fiche de ton âge. Tu es comme ça, c'est tout. Et je te rappelle que je n'ai que trois ans de moins que toi. Je prends soin de toi. Mais si ça t'embête et si tu veux sortir t'amuser jusqu'au bout de la nuit, va, je ne te retiens pas. Je dis juste que tu seras crevé demain et que tu seras d'une humeur de chien.

- Tu es vexé ?

- Non, mais je n'aime pas que tu fasses comme si je te contraignais.

- Tu es vexé. Tu ne vas pas dormir toi ?

- Non. Je finis ce livre avant.

- Et tu aimes bien que je dorme quand tu lis…

- C'est ça. »

Alors John obéit et pivote dans le lit jusqu'à se retrouver sous la couette. L'autre se pousse un peu pour lui faire de la place et reprend son livre. Il n'y a plus qu'une seule lampe de chevet allumée et John se tourne vers la pénombre, de son côté du lit. Il ferme les yeux et s'étire. Il est bien.

Ils dorment ensemble. Depuis son retour à Baker Street.

Si le fantôme avait disparu, éloigné par un épouvantail brun et pâle, au sourire carnassier et vêtu d'un grand manteau tourbillonnant, les cauchemars, eux, réclamaient un traitement plus radical. Quelle pitié ce fut d'admettre à quarante ans largement dépassés qu'il se réveillait la nuit, hurlant et recouvert d'une sueur glacée qui le dégoutait ! Alors l'autre avait ouvert son lit, et sans qu'il fût possible de négocier quoi que ce fût, il s'était couché à côté de lui. Et il avait pu dormir, sereinement. Par superstition, et après par habitude, il était resté.

Ils dorment ensemble et il ne se passe rien. C'est juste confortable et chaleureux. Il sait maintenant ce qu'est l'autre et cela ne le dérange pas. Ils se connaissent si parfaitement que le corps de l'un, c'est un peu le corps de l'autre, il n'y a pas de surprise. Ils n'en disent rien à l'extérieur. Ce n'est pas qu'il en aurait honte mais il n'a pas envie d'expliquer et les autres ne pourraient pas comprendre. C'est incompréhensible, ce qu'il y a entre eux. Même eux, ils ne savent pas trop comment l'appeler. Ce n'est pas grave si aucun mot n'existe pour le décrire. Ils le vivent et c'est bien assez comme ça.

Cette chambre, où personne d'autre à part eux, et Rosie, n'entre, est un havre de paix, en dehors du temps et de l'espace. Progressivement, il y a déposé ses affaires, il a pris ses marques. Dans l'armoire et dans la commode, à côtés des vêtements de l'autre, il y a les siens. Sur la table de chevet, à gauche du lit, tous les soirs, il pose sa montre et son téléphone. Parfois y traîne aussi une plaquette de somnifères que l'autre observe en fronçant les sourcils. C'est une addiction qui ne dit pas son nom et il est clair qu'il n'approuve pas. Leur vie en commun devrait être suffisante à le rassurer entièrement. Ces pilules sont une petite blessure mais il n'en dit rien.

Quand ils ne passent pas leurs nuits sur un scène de crime ou à courir dans Londres sur la piste d'un dernier indice qui leur permettrait de conclure une affaire, ils se couchent tôt. Côte à côte, ou l'un en face de l'autre, dessus ou dessous la couette, selon la température, chacun s'occupe à sa façon. Il prend son ordinateur sur ses genoux et, casque sur les oreilles, il regarde des séries en streaming. L'autre préfère lire, la plupart du temps des livres scientifiques, de chimie, de toxicologie, de criminologie mais alors il s'emporte et traite à voix haute l'auteur d'imbécile. Il a des goûts très éclectiques et ce qui le ravit et l'émeut le plus, et ça il ne l'avouera jamais, sauf à celui qui est son témoin privilégié, ce sont des recueils de poésie.

Parfois l'autre se penche sur son épaule et ose un regard désabusé sur ce qui défile sur l'écran. Il est obligé de soulever son casque pour comprendre ce que l'autre lui dit.

« Quoi ?

- Vraiment, John, pas cette série…

- J'aime bien, moi, ça me détend.

- Ce héros, blond et fade, englué dans son désir de vengeance, qui trouve toujours l'assassin à la fin, en plissant les yeux et qui ne voit pas, alors que c'est visible comme le nez au milieu de la figure, qu'il est amoureux de sa partenaire qui elle-même est amoureuse de lui… Sur combien de saisons les auteurs de cette chose navrante ont-ils réussi à étirer un argument narratif aussi mince qu'il pourrait tenir sur un ticket de métro ?

- Je sais pas, je regarde les épisodes dans le désordre.

- Tu as un cœur de midinette.

- Tu ne le trouves pas beau ? Tu aimes les blonds, d'habitude…

- Pas celui-là en tout cas »

Quand John a bien creusé son trou dans le lit, pelotonné sous la couette, et sur le point de s'endormir, l'autre s'incline vers lui et l'embrasse sur la tempe, en écartant quelques mèches mi-blondes, mi-grises.

L'autre l'embrasse, assez souvent et depuis longtemps. A force de l'avoir tenu sur son épaule, sanglotant, il n'a pas pu résister. Et il n'y avait que ça à faire. Il l'a embrassé, sur les tempes, dans les cheveux, sur les joues, sur les mains. Et lui, l'embrasse en retour. C'est naturel quand ils sont seuls, chez eux. Il y a Rosie et un bébé, puis une petite fille, on l'embrasse, tout le temps. Les baisers sont passés de l'un à l'autre et quand on embrasse l'un, on embrasse l'autre. Et on ne sait plus qui embrasse qui.

« Dors bien John.

- Si tu te lèves cette nuit, est-ce que tu peux aller vérifier que Rosie ne s'est pas découverte ? Elle se bat contre je ne sais pas quoi la nuit et le matin, sa couette est en bas du lit.

- J'irai voir, ne t'inquiète pas »

John n'est pas si vieux, il est encore séduisant. Il le sait par les regards que lui jettent certaines mères d'élèves lorsqu'il attend Rosie devant l'école. Mais quand il est avec l'autre, il a parfois l'impression d'être soit un vieillard soit un enfant, tant l'autre l'entoure. Il lui dit parfois : « Arrête de me materner, c'est bon, maintenant… » Mais l'autre ne peut pas s'en empêcher alors il le laisse le faire. Les rôles sont un peu inversés, il avait tellement pris soin de lui avant qu'il disparût et aussi, mais ça, ils n'en parlent pas, l'autre a besoin de se faire pardonner. Et pourtant il n'est coupable de rien, il lui a dit, plusieurs fois. Mary avait fait un choix et cette femme était réellement imprévisible. Même s'il n'est pas coupable, il se sent responsable. Et John sait aussi que l'autre perçoit comme une seconde chance le fait de l'avoir de nouveau, avec lui, aussi près. Et qu'il remercie jour après jour, et John ne sait pas qui l'autre peut remercier ainsi parce qu'il ne croit en rien, de vivre avec lui et avec sa petite fille.

« Sherlock ? dit John, la bouche pâteuse et les yeux fermés.

- Mmh ?

- Je suis content d'être avec toi. Je ne pourrais vivre avec personne d'autre.

- C'est la conclusion de ton introspection ?

- Si tu veux… mais en même temps, on le sait depuis longtemps, non ?

- Mon dieu, oui ! Mais, apparemment, ça te rassure de te refaire le film de ta vie de temps en temps.

- Et toi ?

- Pourquoi est-ce que tu demandes ?

- Pour que tu le dises.

- Personne d'autre… jamais. »

Sherlock pose une main sur son épaule et il sert. Personne ne lui a jamais fait autant de bien. Juste lui. Et c'est tout.