Acte 1- Harley Quinn a disparu

Une grande maison sinistre, quelque part dans un quartier sordide de Gotham City.

« -Harley ! »

Pas de réponse. Martellement de pas sur les dalles du hall.

« -Harley ! »

Rien. Nada. Que pouic. Martellement derechef, arrêt brusque au pied de l'escalier.

« -HARLEeEeeEEyY ! »

La voix stridente du Joker couaque et trémole comme un trombone désaccordé, décollant quelques morceaux de plâtre au plafond moisi. Attiré par le bruit, l'un de ses sbires accourt en se dandinant – il est un peu court sur pattes, un peu enveloppé – et en se protégeant les oreilles. Son patron est penché en avant, les mains plaquées sur la poitrine, tout essoufflé d'avoir crié si fort, mais il se reprend en le voyant arriver ; et lui, de son côté, découvre ses oreilles.

« -Vous cherchez quelqu'un, boss ? demande l'employé.

-Ouch ! »

Le Joker s'est dressé tout droit, comme mu par un ressort. Ses yeux s'ouvrent grand et, sous son maquillage écarlate, un vrai sourire étire ses lèvres. Un très large sourire.

« -Je rentre d'une dure journée, m'attendant à être tendrement accueilli : personne, siffle-t-il entre ses dents, les joues creusées par son sourire. Trois fois, j'ai répété le nom de celle qui est mon souffle, le battement de mon cœur, l'éclat de mes jours et mon soleil de minuit, mon refuge dans cette vallée de larmes. La magicienne qui enchante mes jours et peuple mes nuits de délices. Celle dont le parfum suave flotte dans chaque pièce, et dont la présence transforme ce taudis en château. Notre compagne, notre comparse, la maîtresse de ces lieux, que dis-je, notre reine ! énumère-t-il en s'animant, arpentant le hall à grands pas, ses bras faisant des moulinets. La grâce du crime, le charme de la souffrance, la beauté du châtiment ! Le doux objet de mes désirs et de vos attentions dévouées, mes frères ! J'ai crié son nom de toute la force de ma voix, fou que je suis de son sourire ! Et tu me demandes qui je cherche ? »

Le sourire du Joker s'est fait carnassier, blanc sur le fond rouge de ses gencives et de ses lèvres peinturlurées. Son employé déglutit, conscient de l'avoir énervé mais bien incapable de rattraper le coup. Le Joker soupire et secoue la tête, et son sourire s'efface. Il a soudain l'air désabusé.

« -Tu n'es qu'un lamentable crétin. Je ne sais pas ce qui me retient de t'abattre », déclare-t-il.

Il réfléchit un instant, sourcils froncés et lèvres pincées.

« -En fait, rien du tout », constate-t-il.

En tirant la conclusion qui s'impose, il plonge une main dans sa veste de costume violette, en sort un pistolet, le braque sur la tête de son employé et fait feu. La détonation résonne dans le hall et décroche d'autres morceaux du plafond ; du sang et de la cervelle éclaboussent le sol et les murs derrière l'homme assassiné qui tombe à plat dos, raide comme une planche. Le tout n'a duré qu'un battement de cils.

Sans plus se soucier du mort, le Joker range son arme et commence à fouiller les pièces du rez-de-chaussée, claquant les portes et renversant les meubles. Pourquoi n'est-elle pas là ? Pourquoi n'a-t-elle pas accouru en entendant sa voix ? Sa colère augmente quand il s'aperçoit qu'il est décidément tout seul dans cette baraque : où ces abrutis sont-ils tous passés ?

Personne en bas. Furibard, le Joker grimpe quatre à quatre les marches de l'escalier. Quand il aura mis la main sur elle, elle va comprendre sa douleur ! À l'étage, le bruit de ses pas est étouffé par le tapis élimé du couloir. Il passe d'une pièce à l'autre tel une tornade, prêt à écharper la première personne sur laquelle il tombera.

« -Muf muf ! » entend-il tout à coup.

Revenu dans le couloir, il se fige, l'oreille tendue.

« -Muf muf ! »

Le bruit provient d'une porte fermée, un peu plus loin dans le couloir, à droite. La chambre de Harley. Pourquoi ne pas avoir commencé ses recherches par là ?

« -Quel imbécile je fais ! se morigène-t-il à voix basse. Si je n'étais pas moi, je me flanquerais des beignes ! »

Tirant son pistolet de sa veste, il se positionne face à la porte puis donne un grand coup de pied dans le panneau qui s'ouvre à la volée. Le Joker bondit dans la pièce, braquant son arme devant lui en criant :

« -Haut les mains ! Police de Gotham ! »

Simple plaisanterie ou manœuvre pour distraire l'adversaire, cela tombe à plat, car il n'y a pas d'adversaire. Juste une chambre de jeune femme, propre et bien rangée, avec dans un coin son énorme maillet de bois peinturluré et, accroché au montant du lit, un bonnet rouge et noir à grelots. Et, au centre de la pièce, sur le petit tapis circulaire ressemblant à une cible de tir, un grand bonhomme en costume noir, ligoté sur une chaise et bâillonné, une grosse bosse violette sur le côté du front.

« -Muf muf ! salue-t-il l'entrée du Joker.

-Ça, par exemple », commente ce dernier.

Il range son arme dans sa veste et ôte le bâillon du prisonnier.

« -Ah, patron ! s'exclame celui-ci. Il était temps que vous reveniez !

-Il était temps, en effet, marmonne le Joker en tirant d'une autre poche un grand coupe-chou dont il déplie la lame pour trancher les liens de son acolyte. Je m'absente une heure et tout part en capilotade ! Qu'est-ce que c'est que cette maison de fous ? Où sont les autres ? »

L'homme en costume se lève et étire ses membres engourdis. Avec des gestes prudents, il tâte la bosse sur son front, puis va se regarder dans le miroir de la coiffeuse. Il est très grand et très costaud, remarque le Joker. Étrange, depuis le temps qu'il le connaît, que cela ne l'ait pas frappé plus tôt.

« -Ils sont à la banque, pour le braquage, boss, explique l'employé. Probablement qu'ils se sont faits poursuivre par la police et qu'ils sont en train de les semer. Pour peu que le Batman s'en mêle, ça risque de leur prendre un peu de temps. »

Le Joker se frappe le front. Bien sûr, le braquage ! Il l'avait oublié. Lui-même n'a pu y prendre part à cause d'une réunion de dernière minute avec quelques autres chefs de bande, le genre où l'on s'assure que le territoire de l'un n'empiète pas sur celui de l'autre : les contraintes du métier de cadre supérieur du crime. On ne fait pas toujours ce qu'on veut. Tout ne peut pas être qu'une partie de plaisir. Les temps sont durs, ma bonne dame. Et cetera. Conformément à ses ordres, seuls deux hommes étaient restés à la maison avec Harley qui souffrait d'un rhume et devait rester au chaud. Et maintenant...

« -Dis-moi ce qui s'est passé, soupire le Joker d'un air las. Dis-moi tout. »

Obéissant, l'autre se met en devoir de retracer les récents événements.

« -Miss Harley et moi, on était ici, on regardait la télé. En tout bien tout honneur, s'empresse-t-il d'ajouter. C'est juste qu'elle avait envie de compagnie, et aussi envie de regarder la télé, et comme vous avez éventré celle du salon la semaine dernière...

-Zut ! s'exclame le Joker en se frappant à nouveau le front. Je savais bien que j'avais une course à faire !

-Il y avait une émission, reprend l'employé. Une sorte de spectacle de variétés avec des chanteurs, des danseurs, et aussi des numéros de cirque. Ça vous aurait plu, patron, assure-t-il. Miss Harley, en tout cas, a beaucoup aimé les acrobates.

-La chère enfant, s'attendrit le Joker. Elle a toujours eu des goûts si artistiques.

-Et puis est arrivé l'hypnotiseur, continue l'autre. Il a fait monter quelques personnes du public sur scène et les a endormies avant de leur faire faire des choses ridicules, comme imiter un chien savant ou danser la macarena.

-Pitoyable spectacle, commente le Joker avec dégoût. J'en fais autant avec un M 16, pas besoin d'être hypnotiseur.

-Ensuite, il a annoncé qu'il allait nous hypnotiser, nous, à travers le poste de télévision, enchaîne l'employé, la bouche sèche, son débit plus rapide à présent qu'il approche du cœur de sa révélation. Je ne crois pas à ces choses, boss, alors je suis allé me chercher un verre à la cuisine. Quand je suis remonté, l'hypnotiseur avait fini son numéro et miss Harley n'était plus là. Enfin, j'ai cru qu'elle n'était plus là...

-Ce suspense est insoutenable, déclare le Joker. Je t'en prie, mon ami, viens-en au fait.

-Je me suis avancé dans la pièce, raconte lentement l'employé d'une voix enrouée. J'ai appelé miss Harley. Et puis je l'ai entendue. « Harleen Quinzel », elle a dit de derrière mon dos. « Je m'appelle Harleen Quinzel. » Alors, je me suis retourné, naturellement. Elle était dans un état, boss... »

Il s'interrompt pour secouer la tête, encore sous l'emprise du souvenir. Suspendu à ses lèvres, le souffle court, le Joker se garde de proférer un mot.

« -Je ne sais pas ce que cet hypnotiseur lui avait fait, mais il lui avait fait quelque chose, c'est sûr, reprend-il. Elle était en larmes, complètement déboussolée, et elle tenait son maillet à la main. J'ai voulu lui dire de se calmer, que tout allait bien... J'ai à peine eu le temps de dire « miss Harley » qu'elle m'a frappé avec son maillet. Après, plus rien jusqu'à ce que je me réveille attaché à la chaise. »

Il se tait, la tête basse, triste et honteux. Le Joker se laisse tomber sur la chaise précédemment occupée par son employé.

« -C'est sidérant, déclare-t-il dans un souffle. Je suis sidéré. Ce que tu dis me sidère, mon pauvre Martin. »

L'autre hésite. Ce n'est sans doute pas le moment de contrarier le Joker ; d'un autre côté, il s'en voudrait de le laisser dans l'erreur. Un honnête homme de main ne doit-il pas la vérité à son chef ?

« -Heu, patron... Moi, c'est Bob », le corrige-t-il prudemment.

Contrarié, le Joker fronce les sourcils.

« -Qu'est-ce que tu racontes ? Tu ne peux pas être Bob, puisque Bob est mort, réplique-t-il avec agacement. Je l'ai tué en bas de l'escalier. Il m'avait énervé. Tu dis n'importe quoi, mon pauvre Martin ! »

L'autre ne répond pas. Il sait qu'il est inutile d'aller contre les lubies délirantes du Joker. Cela ne ferait que l'irriter davantage, et pour rien au monde il ne veut irriter son patron. Celui-ci, heureusement, ne se met pas en colère ; au contraire, il soupire, hoche la tête et tapote affectueusement le bras de son employé.

« -Ce n'est rien, assure-t-il, magnanime. Tu es encore sous le choc. Et puis, d'ailleurs, où était-il, Bob, pendant tout ce temps ?

-À la cuisine, répond Martin – puisque tel est désormais son nom. Il préparait du poulet tikka masala pour le dîner.

-J'ignorais que Bob était un tel cordon-bleu, s'étonne le Joker.

-Il l'était, boss, confirme Martin, la larme à l'œil. C'est pour vous dire qu'absorbé comme il l'était par sa cuisine, un étage plus bas, il n'a pas dû se rendre compte de ce qui se passait. Et après... Miss Harley avait éteint la télé avant de partir mais il ne m'a quand même pas entendu appeler.

-« À notre cher et regretté Bob, cordon-bleu mais dur de la feuille », c'est ce qu'on mettra sur sa pierre tombale, décrète le Joker avec un sourire bienveillant.

-Oui, boss, confirme Martin en tirant de sa poche un calepin dans lequel il inscrit la sentence, tout en sachant fort bien que son défunt collègue avait une excellente audition – du moins, avant son trépas.

-Bon ! s'exclame le Joker en se donnant une claque sonore sur les cuisses. Maintenant, il faut mettre la main sur ce satané hypnotiseur ! »

Martin se permet un haussement de sourcils étonné.

« -Est-ce qu'on ne devrait pas plutôt rechercher miss Harley, patron ? ose-t-il suggérer. Les rues ne sont pas sûres, vous savez. Dans son état, il pourrait lui arriver malheur.

-Diantre, tu as raison ! »

Le Joker bondit de sa chaise juste sous le nez de Martin qui recule d'un pas. La mine soudain tragique, son patron se tord les mains, les yeux levés vers le ciel, une grimace de douleur sur le visage.

« -Harley, mon pauvre cher ange de désolation ! larmoie le Joker en virevoltant de douleur sur le tapis. Perdue dans le vaste monde sans âme, à la merci du premier trafiquant de femmes venu – ou pire, d'organes ! Mais que t'a-t-il fait, ce monstre, avec ses passes magiques et ses yeux fous ? Que t'a-t-il fait ? »

Il se lasse lui-même rapidement de sa déploration théâtrale. Époussetant son costume, il reprend sa mine sérieuse de dirigeant d'une entreprise criminelle et jette un œil à sa montre de gousset, un gros objet en faux or bien trop jaune dont les aiguilles tournent à toute vitesse.

« -Comme le temps passe, observe-t-il rêveusement. Les cervelles de linotte qui te servent de collègues seront bientôt de retour, si elles ne sont pas derrière des barreaux ou dans un casier de la morgue. Alors nous nous mettrons en quête de notre ennemi. »

Perplexe, Martin lève une main pour se gratter la tête et grimace quand ses doigts entrent brusquement en contact avec sa bosse.

« -On ne cherche pas miss Harley, patron ? »

Le regard du Joker se fait vicieux ; les coins de sa bouche s'étirent imperceptiblement, lui donnant une expression d'amusement cruel.

« -Harleen Quinzel, tu veux dire ? siffle-t-il, malveillant. Ne t'en fais pas pour elle, nous la retrouverons. Oh oui, nous la retrouverons bientôt. En attendant, tout ça est bien trop tragique, poursuit-il avec énergie, l'air sinistre soudain disparu de son visage. La mort de Bob et le reste. J'ai envie de m'amuser. Pas toi, mon ami ?

-Si, boss, acquiesce prudemment Martin. Ça ferait du bien de se changer les idées. Sans doute.

-Voilà qui est parler ! le félicite le Joker en lui donnant une claque sur l'épaule – Martin est si musclé que, sous le choc, c'est son patron qui grimace. Un spectacle de music-hall, voilà ce qu'il nous faut ! Tu m'as parlé d'un hypnotiseur, n'est-ce pas ? Trouve-le moi, s'il te plaît. »

L'expression malveillante réapparaît sur son visage ; sous son maquillage rouge et blanc, ses traits ressemblent à ceux d'un animal en chasse. Ou d'un démon.

« -Trouve-le moi, répète-t-il à voix basse, la salive lui montant aux lèvres. Et nous le ferons danser. Et chanter. Et pleurer. Et saigner. »

Il s'interrompt, le regard fixe, rivé à quelque chose que Martin ne peut pas voir. Une poignée de secondes passe. Puis le Joker papillonne des yeux, revenant à lui-même, et sourit à son employé.

« -Un vrai son et lumière », conclut-il joyeusement.