Chapitre 1

Rentrer au Terrier

La lumière entrait à flots dans la petite chambre sombre d'une maison cossue de la lointaine banlieue de Londres. Des bruits de voitures et des cris d'oiseaux montaient de la rue et une odeur épaisse de gazon coupé emplissait la pièce. Harry Potter était couché sur le dos, les yeux grand ouverts, dans un lit qui serait bientôt trop petit pour lui. Ses pieds nus frappaient en alternance le pied de lit dans un rythme lent et régulier, ses yeux myopes contemplaient sans le regarder le plafonnier éteint. La brise légère qui entrait par la fenêtre le faisait frissonner, malgré la chaleur du jour qui se levait. Harry remonta le drap sous son menton et soupira d'aise. C'était le moment le plus heureux de son été. Un observateur extérieur n'y aurait vu qu'un adolescent en pleine poussée de croissance, avec les cheveux et les bras un peu trop longs qui paressait au lit. Mais l'adolescent en question n'avait rien d'ordinaire : la cicatrice en forme d'éclair gravée dans sa chair était à elle seule le symbole d'années de misère et de deuils trop nombreux.

Toutefois, Harry affichait ce matin-là un large sourire un peu idiot, qu'il s'adressait à lui-même : aujourd'hui, enfin la Libération. Harry n'avait jamais bu de Whiskey de Feu, mais il se sentait étourdi et étrangement léger, un peu comme si la journée d'été lui montait à la tête. Aujourd'hui, jour de son anniversaire, il quitterait enfin la maison des Dursley pour rejoindre Ron et Hermione au Terrier pour le dernier mois des vacances, en attendant la rentrée à Poudlard. Arthur Weasley avait laissé, quelques jours plus tôt, un message téléphonique pour le moins original sur la boîte vocale du 4 Privet Drive, troublant la quiétude des Dursley.

- BONJOUR, FAMILLE DURSLEY. JE VEUX PARLER À HARRY.

Monsieur Weasley adorait les inventions moldues et le téléphone, même s'il n'était pas tout à fait familier avec son fonctionnement, était sans doute l'objet qui exerçait le plus de fascination sur lui. Sa voix grave résonnait dans la maison des Dursley alors que Tante Pétunia reculait, avec un petit cri effrayé. Oncle Vernon avait pris un air mauvais.

- Vous pouvez parler normalement, Monsieur Weasley.

Un sourire patient transparaissait dans la voix assurée d'Hermione qu'Harry entendant en sourdine sur la bande enregistrée. Il n'avait pu s'empêcher d'arborer un large sourire mais Pétunia et Vernon avaient fixé le répondeur avec horreur.

- Ah, vraiment? Je ne comprends décidément rien à ce principe de félétone. Ils sont si loin, comment m'entendent-ils?

- Fais-lui confiance Papa. Hermione sait comment cela fonctionne.

La voix rauque et amusée de Ron se fit entendre à son tour. Le cœur de Harry s'emplit de nostalgie à les revoir tous bientôt. La voix de Monsieur Weasley poursuivit donc, avec un accent perplexe :

- Alors, Harry, je viendrai te chercher au matin du dernier samedi de juillet.

Et clac, la communication avait été coupée. Tante Pétunia avait regardé Oncle Vernon d'un œil inquiet : Harry pouvait lire dans son visage toute la haine qu'elle avait de ce monde si inconvenant de sorciers malhabiles avec les technologies moldues. Le visage rougeaud de Vernon avait pris une teinte malsaine. Harry serrait déjà les poings. Il allait se battre s'il fallait, mais il partirait. Oncle Vernon, à sa grande surprise, avait lâché un soupir immense, lui avait jeté un regard méprisant et avait dit par-dessus son épaule en quittant la cuisine :

- Bon débarras.

Harry était remonté dans sa chambre, sans croire tout à fait à sa bonne fortune. Le jeune homme avait marché en rond pendant des heures dans la petite chambre, imaginant la réunion joyeuse et cacophonique qui aurait lieu. Il n'avait pu s'empêcher d'éprouver un soupçon de jalousie à l'égard d'Hermione qui, elle, avait eu la chance de passer presque le dernier mois entièrement au Terrier. Il entretenait secrètement la crainte, un jour de rentrée scolaire, de se voir de trop entre Hermione et Ron, qui semblaient actuellement ignorer qu'ils s'aimaient autrement qu'en amis. Il avait repoussé cette pensée et s'était concentré plutôt sur le bonheur indicible de quitter Privet Drive.

Toutefois, en ce matin prometteur de juillet, toute jalousie était oubliée : étendu de tout son long, la tête bien calée sur l'oreiller, Harry visualisait son départ triomphal de Privet Drive avec une excitation croissante. Balançant les jambes hors du lit, il saisit ses lunettes, les posa sur son nez et se leva. La glace fixée au mur lui refléta un grand jeune homme, au teint bronzé, les yeux verts, avec une masse de cheveux sombres et raides qui recouvraient la cicatrice rougeâtre qui lui zébrait le front. Un sentiment de fierté montait en lui : Harry avait profité de l'atmosphère étouffante qui régnait dans la maison des Dursley pour passer beaucoup de temps dehors, et il était ravi des résultats. Il constata avec satisfaction que sa carrure s'étoffait. Il se sentait différent, plus calme, plus solide, moins jeune.

À la grande surprise de Pétunia, il avait démontré un intérêt presque suspect pour le jardinage, tout de suite après les événements tragiques qui s'étaient déroulés au Ministère. Tout l'été, Harry avait bêché, traîné des sacs de tourbe, retourné la terre, engraissé les fuchsias, soigné les rosiers hors de prix de sa tante, tout en répondant aux mille et un caprices de celle-ci. Tante Pétunia avait eu la joie de voir son jardin gagner le premier prix du quartier. Le soir de la remise de prix, le vin rosé lui était monté à la tête; elle avait pris Harry par les épaules et avait failli le remercier. Au contact des doigts osseux de sa tante, Harry avait senti un frisson traverser son corps : après tout, Pétunia était la sœur de sa mère et ce rare contact physique le confronta au désir paradoxal de se sauver au fond de la pièce ou de se jeter dans ses bras, malgré tous les sévices qu'elle lui avait fait subir.

Cet été-là, c'est en épuisant son corps qu'il avait tenté de se vider l'esprit : Harry se couchait le soir, fourbu, mais la tête libre de cauchemars. Voldemort, l'Armée de Dumbledore, les Mangemorts lui paraissaient lointains et irréels. Sirius lui manquait terriblement : sa mort avait laissé une plaie béante dans le cœur de Harry. Il s'était résigné à éprouver parfois une immense colère ou une tristesse infinie. Il arrivait parfois que le soir, juste avant de sombrer dans le sommeil, il revoyait Sirius tomber derrière le rideau, sous le rire dément de Bellatrix Lestrange. Harry laissait alors couler ses larmes et éprouvait au creux de l'estomac un désir immense d'avoir Ron et Hermione près de lui.

À son étonnement toutefois, sa cicatrice le laissait tranquille. Ses rêves restaient paisibles, reposants et lui permettaient d'affronter avec une sérénité étonnante les sautes d'humeur d'Oncle Vernon et les railleries de Dudley. Harry souhaitait garder cette tranquillité d'esprit le plus longtemps possible.

Après avoir tenté vainement de placer avec ses doigts quelques mèches rebelles, Harry revêtit un gilet bleu et un treillis gris, tout en remplissant pêle-mêle sa malle des vêtements éparpillés un peu partout dans la pièce, de livres de classe et de d'autres objets d'importance pour sa prochaine année à Poudlard. Il ferma la malle à grand-peine et déposa son Éclair de Feu par dessus. Il caressa le plumage immaculé de sa chouette Hedwidge qui laissa échapper un cri stridulé. Puis, il entendit un hurlement au rez-de-chaussée.

- TOC TOC TOC! Monsieur Weasley criait à pleins poumons, d'une voix joyeuse.

- Je te suggère de sonner, dit une voix féminine familière.

Avec un geste adroit, Harry fit entrer Hedwidge dans sa cage, ouvrit la porte de la chambre et dévala l'escalier pour ouvrir, le coeur soudainement léger. Oncle Vernon remontait le corridor aussi vite que sa silhouette massive le lui permettait en soufflant comme un phoque, mais Harry le coiffa à l'arrivée. Il ouvrit la porte à la volée et sourit de toutes ses dents à Arthur Weasley, qui dans un effort de se fondre dans la masse des Moldus, portait une paire de lunettes de soleil style aviateur, parfaitement incongrue avec le reste de sa tenue, un ensemble golf violet qui jurait terriblement avec sa mince chevelure rousse. Puis il vit à ses côtés Ginny, droite comme un i. Elle lui souriait largement, tout en repoussant vers l'arrière ses cheveux roux attachés en une longue natte, une casquette enfoncée sur sa tête. Il était clair que Ginny, elle, avait écouté les conseils d'Hermione en matière de mode moldue : elle était vêtue d'un jeans et d'un gilet à capuchon rose qui lui allait plutôt bien. Harry reconnut le gilet préféré d'Hermione. Sa joie se disputait à la surprise et à un embarras inexplicable : Harry eut la bouche sèche et sourit encore plus largement, alors que Vernon tentait d'identifier par-dessus son épaule les enquiquineurs qui hurlaient : « TOC TOC TOC» un samedi matin dans une banlieue paisible.

- Mais qui êtes-vous donc? grogna Vernon, peu hospitalier.

Ginny ne put retenir un froncement de sourcils et son visage se contracta dans une expression peu engageante. Monsieur Weasley sourit encore plus amicalement, en avançant vers Vernon, la main tendue, alors que ce dernier reculait précipitamment de quelques pas.

- Je.. suis… Arthur Weasley, le… père… de… Ronald…Ron…L'ami de Harry? Voici ma fille Genievra.

Vernon n'avait aucun intérêt pour les sorciers et encore moins pour les pères des amis de Harry, surtout qui articulent comme s'ils parlaient à un idiot. Avant qu'Oncle Vernon n'ait pu répondre avec hargne à ses visiteurs, Harry ne laissa pas une seconde s'échapper : il leva un doigt en direction de Monsieur Weasley et dit :

- J'en ai pour une minute! Ginny fit un pas en avant :

- Je peux t'aider à amener quelque chose?

Harry fut tenté de répondre non, qu'il était parfaitement capable de descendre le tout, qu'il n'avait pas passé l'été à se faire des muscles pour se faire aider, mais quelque chose dans les yeux de Ginny lui firent articuler :

- Oh oui, ton aide sera appréciée.

Alors que Monsieur Weasley tentait courageusement d'entreprendre une conversation sur la pelouse avec un oncle Vernon passablement renfrogné, Harry grimpa quatre à quatre les escaliers, suivi de près par Ginny. Elle resta sur le pas de la porte de sa chambre. Harry se pencha pour ramasser son balai et lorsqu'il lui tendit son Éclair de Feu, il remarqua une fine égratignure qui semblait fraîche et qui lui barrait le front. Harry la pointa du doigt :

- Qu'est-ce qui s'est passé?

Ginny repoussa sa casquette vers l'arrière, du dos de la main. Elle palpa l'égratignure du bout des doigts et haussa les épaules, les mains tournées vers le ciel. Elle prit le balai des mains de Harry.

- C'est mon idiot de frère.

- Lequel? répliqua Harry du tac au tac.

Ginny laissa échapper un petit rire et s'anima :

- C'est George. Tu ne peux pas t'imaginer quel idiot il est. Il m'a râpé le front en…Oh.

La jeune fille mit une main sur sa bouche et eut un sourire embarrassé.

- Tu comprendras plus tard. Pour le moment, on doit y aller.

Elle plissa les yeux en balayant du regard la chambre de Harry. Il lisait une certaine gêne dans sa figure, mais aussi de la colère. Ginny fit passer l'Éclair de Feu dans sa main droite et demanda à voix basse :

- C'est ici qu'ils t'enferment?

Harry parcourut des yeux le réduit sombre, les meubles démodés, les murs étouffants.

- Oui. Tu comprends pourquoi je ne suis pas fâché de partir.

Ginny ne regardait plus la pièce : son regard était posé sur Harry. Ils se contemplèrent quelques instants et Harry se sentit profondément embarrassé sans qu'il ne sache trop pourquoi. Il avait l'impression que Ginny venait de comprendre d'un seul coup toute la misère de sa cohabitation avec les Dursley. C'est Ginny qui bougea la première : dans un geste gracieux qui rompit le silence et l'immobilité qui s'était étrangement installée dans la pièce, la jeune fille prit la cage d'Hedwidge d'une main ferme et lui tourna le dos pour descendre l'escalier. Harry avait eu le temps de voir quelque chose qui ressemblait à de la compassion dans son visage expressif et il n'était pas sûr qu'il voulait que la sœur de son meilleur ami éprouve ce genre de sentiment pour lui. Il redressa sa malle et sortit à sa suite. Il se sentait vaguement honteux d'avoir laissé Ginny voir cette facette de sa vie. Ravalant sa honte, Harry baissa la tête et se concentra à descendre l'escalier, en suivant des yeux la tresse rousse qui bondissait sur le gilet rose juste devant lui.