_Zut !
Je m'écarte rapidement de la poêle brulante où trois œufs au plat continuent de frire. Je me mords la lèvre en retenant un gémissement. Une plaque rouge commence à apparaître sur mon avant bras. Je ne m'étais jamais brûlée avant. Pas en faisant la cuisine. Je me passe le bras sous le fin filet d'eau qui s'écoule lentement du robinet. Je souffle de plaisir alors que la douleur s'estompe un peu.
_C'est de mauvaise augure, je marmonne.
_Qu'est ce qui est de mauvaise augure ?
Je sursaute lorsque j'entends la voix de mon frère résonner derrière moi.
_Rien. Je viens juste de me brûler, je réponds en faisant glisser les œufs frétillants de la poêle jusqu'aux assiettes.
Clael baille, se gratte la nuque et s'assoit. Mon frère fait ça tout les matins. Il n'attends même pas que le petit-déjeuner refroidisse et enfourne le tout dans sa bouche en dix secondes.
Je m'occupe de la maison depuis l'accident de ma mère qui lui a valu la perte de son bras gauche et de trois doigts de sa main droite. Elle a été emporté par une machine à séparer le grain. Ce genre de chose arrive souvent dans le District Onze. Nous avons l'habitude. C'est même une chance qu'elle en soit ressortie vivante. Me charger de l'entretient de notre petite ferme ne me dérange pas. J'aime cuisiner et faire le ménage. Cela me permet d'oublier le monde dans lequel nous vivons.
Mon père et ma mère pénètrent dans la cuisine. Leurs visages sont contrits d'angoisse. Ma mère a du mal à soulever sa tasse de tisane, ses deux doigts n'arrêtent pas de trembler. Les voir comme ça me met mal à l'aise et m'inquiète encore plus.
_Ne vous en faites pas, leur dis-je, mon nom n'est pas inscrit beaucoup de fois. Je n'ai jamais pris de tesserae. C'est Clael qui a prit tous les risques, il n'est jamais allé dans l'Arène et il est en sécurité maintenant.
Ils se détendent un peu. Mon père s'autorise même un sourire.
_Tu as raison. Nous ne sommes pas les plus a plaindre. J'ai entendu dire que certains gosses de treize ou quatorze ans avaient déjà leur nom inscrit seize fois.
Ma mère acquiesce. Mais le léger réchauffement d'ambiance retombe lorsque je débarrasse les assiettes et commence à coiffer mes cheveux trop longs avec le vieux peigne en bois. Je les noue en queue de cheval, comme je l'ai toujours fait, et enfile une robe pas encore trop petite.
_Je vais y aller, dis-je d'une petite voix, je dois aller retrouver Perry et Tama. Je vous vois sur la place.
Je sens que ma mère veut me retenir mais elle ne le fait pas. Alors je m'en vais. L'atmosphère de la maison commençait à devenir irrespirable. J'avais besoin d'air frais.
La Moisson a lieu, comme toutes les années, sur la place centrale. Je ne sais combien de fois j'ai vu des visages pleurer alors qu'ils montaient sur l'estrade. Chaque fois, je savais que c'était un visage que je ne reverrais plus et qu'on nous repasserait sa mort en boucle à la télévision. Je déteste ça. Ou plutôt, je ne comprends pas. Quelques fois, des enfants de douze ans sont tués de manière si horrible que j'en fais des cauchemars pendant des semaines.
Perry et Tama attendent patiemment à l'ombre du grand pin. Ils agitent faiblement leur main à mon approche. Tama et Perry sont mes plus proches amis. Nous nous étions connus lors de ma première Moisson. Tama a vu sa sœur ainée partir dans l'Arène cette année là. Je crois qu'elle s'est accrochée à la chose la plus proche d'elle pour ne pas tomber. Il se trouva que cette chose était moi. Elle a pleuré en restant accroché à ma chemise sans que j'ose bouger. Perry, qui était le voisin de Tama, était aller chercher ses parents. Je ne sais plus vraiment comment mais à partir de ce jour là, nous sommes devenus inséparables.
_Tu es tendue, déclare mon amie.
_Oui. Qui ne le serait pas ?
Elle hoche la tête en silence. Perry fait craquer sa nuque. Il fait toujours ça quand il est angoissé.
_Et si on y allait ?
Nous marchons dans la poussière en regardant les champs blonds de blé. Les épis se balancent tranquillement sous la bise matinale en se gorgeant de soleil. Mon cœur se serre soudain. Je n'ai pas envie de penser que je ne reverrais peut-être plus jamais ses champs. Rien que cette perspective me révulse.
La place centrale du village où nous habitons est encore vide. Il est encore un peu tôt. Mais elle ne va pas tarder à se remplir. Bientôt, je sais que les pleurs, les reniflements et les cris empliront tout l'espace et m'empêcheront de respirer. Mais je sais que je me sentirais rassurée par cette foule qui partagera les mêmes émotions que moi, les mêmes peurs et les mêmes craintes.
Des Pacificateurs nous bousculent sans ménagement. Ils ne nous accordent même pas un regard. Nous sommes pires que de la vermine pour eux. Je me retiens à Perry pour m'empêcher de tomber. Mes jambes flageolent.
_Elia, sa va ? S'inquiète-t-il en m'aidant à me relever.
_Oui, oui. Ils m'ont surprise, je lui réponds avec un sourire crispé.
Je les regarde s'affairer à installer des parcs où nous allons être alignés comme des animaux prêts à l'abattoir. Ils branchent un micro. Ils empoignent trois fauteuils et les disposent au centre de l'estrade. Les immenses boules de verre contenant nos noms luisent sous le soleil. Leurs visages satisfaits lorsque tout est en place me donne envie de vomir. J'ai soudain envie de leur cracher dessus. Mais je n'en aurais jamais le courage. Ou la folie.
Les badauds commencent à arriver. Les familles se séparent de leurs enfants avec des regards angoissés, des gestes affectueux et des paroles rassurantes. Ils se rangent sagement dans leur zone délimitée. Ceux de douze ans sont horriblement tendus. C'est normal, j'étais pareille à leur âge mais je crois que je n'ai pas vraiment changé. Même si j'essaye d'avoir l'air sereine pour détendre les autres, j'ai la gorge serrée par la peur.
J'aperçois mon frère et mes parents qui me sourient tristement. Seul Clael lève ses deux pouces en m'offrant le sourire encourageant dont il a le secret. Je leur adresse un signe de main vigoureux en tentant d'avoir l'air tranquillisé. J'attrape la main de Tama et nous nous glissons dans une rangée de filles de seize ans. Perry nous regarde d'un air déterminé et disparaît dans le parc des dix-huit ans. Je suis contente que se soit sa dernière année. Après aujourd'hui, tout serait terminé pour lui. Je l'envie.
La paume de Tama devient moite et elle se met à trembler lorsque Fulia Maylord monte sur l'estrade. C'est la femme en charge du district Onze pour les Hunger Games. Elle n'est là que depuis deux ans. Avant c'était un homme dont le nom m'échappe. Je ne sais pas ce qui lui ait arrivé mais je préférait son ton enjoué à celui morne de Fulia. La voix fatiguée de l'hôtesse me donne envie de hurler. Je déteste son visage strié de tatouages noirs et bleu électrique. Ses cheveux blonds, presque blancs sont remontés en une sorte de tour faramineuse au sommet de son crâne. Je lui trouve un air stupide bien qu'elle se veuille raffiné. Je ne comprendrais jamais le goût des gens du Capitol.
Je serre la main de mon amie plus fort et lui souris.
_Tout va bien se passer. Je te le promets. Ton nom ne sera pas tiré.
Elle déglutit en tremblant. Tama est traumatisée depuis que sa sœur a été choisi par le sort. Je n'oublierais jamais sa détresse ce jour-là.
_Allez courage ! Je chuchote, tout ira bien.
Mon amie passe une mèche de ses cheveux noirs de jais derrière son oreille d'une main fébrile.
Le maire commence son interminable discours de repentance, comme pour justifier le fait que deux d'entre nous allaient mourir sous les yeux de leurs parents. Il énonce la liste de gagnant du District Onze au Hunger Games. C'est bien simple, il n'y a qu'un nom. Seeder Redfern, la gagnante du trentième Hunger Game à l'âge de quinze ans. Alors qu'elle est assise sur un des trois fauteuils, à côté du maire, elle regarde de ses yeux dorés la foule s'étendant sous ses pieds. Elle connaît l'horreur des Jeux et pourtant son visage affiche toujours cette même expression douce et concernée.
Fulia Maylord s'avance sur le devant de l'estrade.
_Joyeux Cinquante-Cinquième Hunger Games à tous. Et puisse le sort vous être favorable.
Elle prononce ces mots d'une voix sans entrain. Comme si elle faisait cela tous les jours. Je ne peux m'empêcher de penser que ce devait être une drôle de routine d'envoyer des adolescents se faire massacrer. L'hôtesse s'approche à pas lents de l'immense boule transparente contenant les noms des filles du districts.
La fille à ma gauche se met à respirer bruyamment en tentant de retenir ses gémissements de panique. Elle est pâle comme un linge. Je voudrais lui prendre, à elle aussi, la main mais j'ai peur de la brusquer. Je la lui prends quand même. Ses doigts me serrent tellement forts que j'ai l'impression qu'elle va m'arracher le bras. Mais je ne la lâche pas. Elle murmure quelque chose que je ne comprends pas. Je lui souris et presse doucement sa paume.
Fulia tente de générer une sorte de suspense stupide car sa main tourne et tourne sans arrêt, comme au ralentit, entre les milliers de petits papiers blancs. Les habitants du Capitol doivent bien s'ennuyer devant un spectacle aussi pitoyable.
Elle finit par en choisir un et le déplie lentement.
Les mains de Tama et de la fille à ma droite serrent les miennes simultanément. Toutes les filles retiennent leur souffle. L'odeur de sueur me fait froncer le nez. Je voudrais m'éponger le front mais j'ai trop peur de lâcher les mains de mon amie et de ma voisine. De plus, je n'étais pas sure de pouvoir m'extirper de leur poigne ferme et désespérée.
_Elia Nettles ? Appelle Fulia Maylord de sa voix traînante.
Je n'avais pas menti à Tama. Son nom n'avait pas été tiré.
C'était le mien.
