Chapitre 1.
– Luffy! Réveille-toi, c'est l'heure! ... Luffy!
Enfoui sous le tas informe qu'était sa couette, l'adolescent grogna en se retournant.
– Luffy! Je te préviens, si tu n'es pas debout dans deux minutes, pas de petit déjeuner pour toi.
Curieusement, cette menace réveilla le paresseux mieux que la sonnerie stridente de son réveil. Il s'extirpa des couvertures, sauta du lit et dégringola l'escalier à toute vitesse, sans même prendre la peine de mettre ses chaussons. Il débarqua dans la cuisine, les cheveux en bataille, le visage striés de traces d'oreillers, le haut de son pyjama bleu à moitié déboutonné lui tombant sur l'épaule droite. Il avait à peine franchi la porte qu'un rire tonitruant l'accueillit.
– Tu vois, Makino, il suffit de le prendre par les sentiments.
La jeune femme qui s'affairaient derrière les fourneaux se retourna une spatule à la main et lança un sourire aux deux hommes de sa vie.
– Contente de te voir enfin debout, Luffy. Bien dormi?
– Ça en a l'air en tout cas, vu sa dégaine, fit l'homme roux à coté duquel l'adolescent prit place à table.
Le rouquin tendit une main et ébouriffa les cheveux déjà désordonnés du brun.
– Shanks! Râla celui-ci.
– Quoi, Shanks? Fit le rouquin avec un sourire jusqu'aux oreilles. C'est tout ce que tu as à dire?
– Bonjour, bougonna Luffy en lui lança un regard noir.
Regard qui se changea instantanément en adoration quand Makino posa une large assiette d'oeufs au lard devant lui.
– Laisse le se réveiller, chéri, gonda gentiment la jeune femme. Tu sais bien qu'il n'est pas matinal.
Un nouveau rire tonitruant lui répondit et le rouquin disparut derrière le journal qu'il déploya devant lui, laissant son neveux déjeuner tranquillement.
Shanks et Makino étaient mariés depuis cinq ans mais n'avaient pas encore d'enfant. Que ce soit parce qu'ils ne pouvaient en avoir, n'y parvenaient pas où n'en voulaient tout simplement pas, personne ne le savait. Mais il était clair pour tout le monde qu'ils débordaient tout d'eux d'affection pour leur neveux, qu'ils avaient plus ou moins adopté. En réalité, Luffy était le neveu de Makino, le fils unique de sa soeur aînée, décédée. Quand à Shanks, il connaissait le père de l'adolescent depuis le bac à sable et c'est grâce à lui qu'il avait pu faire la connaissance de Makino quelques années plus tôt. Quand l'occasion leur avait été donnée de prendre l'adolescent fragile sous leur aile, ils n'avaient pas hésité, même sachant par quoi il était passé et acceptant sans rechigner tous les problèmes que ça pouvaient causer. Ils s'efforçaient tous les deux de remplacer les parents de Luffy et de l'aider à s'en sortir. Ils n'avaient pas trop mal réussi, d'ailleurs, parvenant à lui faire retrouver assez de confiance en lui pour l'envoyer au lycée de l'arrondissement. Ce qui était déjà une sacrée victoire pour eux.
C'était d'ailleurs le jour de la rentrée pour Luffy, raison pour laquelle l'adolescent avait été réveillé de si bonne heure, Makino tenant absolument à ce qu'il n'arrive pas en retard dès son premier jour. Ce que Luffy en pensait, les deux adultes n'en avait qu'une vague idée. S'il leur faisait confiance et leur parlait librement, il était aussi encore très secret et préférait garder pour lui ce qu'il avait sur le coeur, ne le partageant qu'avec son psychiatre. Tout deux avaient compris qu'il n'était pas enchanté par ce changement dans ses habitudes, mais les médecins étaient d'accords avec eux: ça lui ferait du bien de sortir de la maison, de voir d'autres adolescents et de se faire de nouveaux amis ... s'il en avait le courage. Connaissant tous les deux l'adolescent depuis le berceau, ils avaient été peinés de voir sa transformation après "l'accident", comment il était passé du jeune homme enjoué, sans peur et désinvolte à ce gamin refermé, sombre et morne. C'était saisissant et inquiétant et chacun de ses pas vers la guérison était pour eux une nouvelle raison de se réjouir.
– Tu te souviens de ce qu'on a dit, lança soudain le rouquin en baissant son journal. Je te conduis le matin mais tu devras rentrer tout seul le soir.
– Oui, je sais, grogna l'adolescent à qui ces instructions avait déjà été répété une dizaine de fois. Je suis pas idiot.
– Parfois on se demande, répliqua Shanks, s'attirant un nouveau regard noir de l'adolescent.
Il éclata de rire et replongea dans son journal.
– Tiens, Luffy, fit Makino en posant devant l'adolescent une assiette sur laquelle s'empilaient une dizaine de tranches de bacon grillées à point.
– Merci!
Avec un sourire jusqu'aux oreilles, il piqua sa fourchettes dans le tas de tranches et en engloutit plusieurs d'un seul coup. Makino le regarda faire en riant. Le voir manger d'aussi bon coeur était une victoire personnelle pour la jeune femme après tous ces mois pendant lesquels l'adolescent ne s'était nourrit que d'eau, de pain et de quelques sucreries quand il se sentait bien.
– Le moins qu'on puisse dire c'est que la rentrée ne t'as pas fait perdre ton appétit Luffy, remarqua-t-elle avec un sourire.
La bouche pleine à craquer, l'adolescent ne put répondre. Il manqua d'ailleurs de s'étouffer avec sa nourriture et avala d'un trait un grand verre de jus d'orange pour faire passer le tout.
– N'oublie pas de prendre tes cachets, rappela la jeune femme en posant une boite en plastique sur la table.
Luffy soupira en tendant une main résignée vers la petite boite. L'intérieur était divisé en trois compartiments dont les petits couvercles transparents portaient les mentions "matin", "midi" et "soir" et chacun renfermait les même médicaments: une grosse pilule rouge, un petit cachet blanc sans enrobage et une gélule bleu et blanche. La case "soir" renfermait en plus un quatrième cachet ovale, rose et brillant. Luffy ouvrit le couvercle de la case "matin" et versa les cachets au creux de sa paume. Il les considéra un instant avec lassitude avant de les jeter au fond de sa bouche et de les avaler avec le café chaud que Makino venait de lui servir.
Après le petit déjeuner, Luffy remonta à l'étage afin de prendre sa douche. La salle de bain était encore envahie de vapeur et le miroir dégoulinait. Aucun doute, Shanks était passé par là! S'emparant de sa serviette, le jeune homme la posa sur le bord de la baignoire avant de se dévêtir et d'entrer dans la cabine de douche. Pendant un instant, il laissa couler l'eau chaude sur son corps, immobile, adossé au mur carrelé. La morsure du froid dans son dos lui faisait du bien, elle lui donnait l'impression d'être vivant. Il cogna sa tête contre le mur, pas assez fort pour se faire mal mais tout de même assez pour ressentit le choc à l'arrière de son crâne. Un instant, son regard descendit vers ses poignets striés de fines cicatrices. Avec un grognement de dégoût, il s'empara de son gel douche et se mit à frotter ses poignets et ses bras avec une telle rage qu'il semblait vouloir s'arracher la peau pour faire disparaître les marques. Il ne fut pas plus doux avec le reste de son corps ni même avec ses cheveux.
Quand il sortit de la cabine, un moment plus tard, sa peau rougie par l'eau chaude et les frottements, il s'enroula rapidement dans sa serviette avant de mettre la même rage pour s'essuyer, comme si son corps tout entier le dégoûtait. Après ce séchage énergique, sinon violent, il enroula la serviette autour de sa taille et essuya le miroir d'un geste de la main. Son regard tomba aussitôt sur la cicatrice qui zébrait son torse et son visage se figea en une expression de haine et de regret, comme si la cicatrice était une offense sans nom. Il se mordit les lèvres pour les empêcher de trembler et se détourna de son reflet. Avec un soupire mi furieux, mi désespéré, il attrapa sa brosse à dent, la tartina de dentifrice et se l'enfourna dans la bouche.
Sa serviette toujours autour de ses hanches, Luffy regagna sa chambre pour s'habiller. Il ouvrit les stores en grand et laissa la lumière inonder la pièce en désordre. Il se tourna vers son placard. La veille, Makino avait repassé son nouvel uniforme et l'avait suspendu à la porte de la penderie. Une chemise blanche à manches courtes, un pantalon et une cravate noirs. Plus sinistre tu meurs! Le lycée avait même fourni les chaussures et les chaussettes, noires elles aussi, ainsi que des chemises à manches longues et une veste pour l'hiver. Luffy qui aimait être à l'aise dans ses vêtements allait devoir s'habituer à ce nouveaux style, car c'était celui qu'il porterait pour le reste de l'année, même si ça ne l'enchantait pas du tout.
Résigné, l'adolescent, laissa sa serviette tomber sur le parquet et enfila rapidement un caleçon rouge imprimé de minuscules symboles pirates, la seule extravagance qu'il pouvait se permettre, puis il décrocha l'uniforme et s'habilla. Il eut toutes les peines du monde à nouer sa cravate correctement et il lui fallut plusieurs tentatives avant d'obtenir un résultat potable. Jurant entre ses dents contre l'accessoire, il enfila ses chaussettes puis ses chaussures que Makino avait soigneusement cirées. Sur son bureau ils prit deux larges bracelets de cuir qu'il enfila afin de cacher les cicatrices de ses poignets. Jetant un coup d'oeil à son nouveau style dans le miroir de la penderie, il poussa un soupire puis s'assit sur son lit.
– J'ai l'air d'un croque mort, soupira-t-il.
Tendant la main, il prit un cadre posé sur sa table de nuit et regarda longuement la photo qu'il contenait. Elle montrait un Luffy plus jeune en compagnie d'un autre garçon brun dont le visage était constellé de taches de rousseurs. Il tenait Luffy par les épaules et, un sourire immense aux lèvres, tendait vers l'objectif de l'appareil photo une main formant de V de la victoire.
– Ace, marmonna Luffy d'une voix étranglée. Tu vois, je vais mieux. Je rentre au lycée ce matin. Je pourrais dire que j'ai hâte, mais tu verrais tout de suite que c'est un mensonge, pas vrai? Tu savais toujours quand je mentais, où quand je cachais des trucs. Je veux pas y aller, Ace. Je sais bien que je ne peux pas rester planqué ici toute ma vie mais ...
Il se tut un instant avant de murmurer d'une voix à peine audible:
– J'ai peur.
Il regarda la photo un moment, jusqu'à ce qu'il sente un picotement désagréable dans ses yeux. Il les essuya d'un revers de main et reposa la photo sur sa table de chevet. A ce moment, la voix de Shanks résonna en bas de l'escalier:
– Luffy, c'est l'heure.
A regret, l'adolescent se leva et prit le cartable posé sur son bureau, lui aussi gracieusement fourni par le lycée comme le reste de son uniforme. Il jeta un coup d'oeil las vers le chapeau de paille orné d'un ruban rouge posé sur le bureau puis se détourna en soupirant:
− Désolé, j'ai pas le droit de t'emmener.
Ça semblait lui causer un immense regret. Il laissa son bras retomber le long de son corps et quitta la chambre, tête basse.
Shanks et Makino l'attendaient devant la porte, comme s'ils avaient compris qu'il avait besoin de quelques encouragements. La jeune femme entreprit de remettre sa cravate correctement et passa une main dans ses cheveux encore humide, essayant vainement de discipliner les mèches rebelles.
– Ça va bien se passer, chuchota-t-elle d'une voix rassurante. Tu vas te faire plein de nouveau amis, ça va te faire tu bien, tu verras.
Luffy n'en était pas convaincu mais se contenta de hocher la tête en silence.
– Ne t'inquiètes pas pour tes résultats, continua la jeune femme. On ne te demande pas d'être premier de la classe, juste de faire ton maximum. C'est suffisant pour nous.
Elle lui adressa un sourire encourageant auquel l'adolescent eu du mal à répondre, puis déposa un baiser sur sa joue.
– Passe une bonne journée, Luffy. A ce soir.
– A ce soir, répondit-il d'une voix éteinte avant de suivre Shanks dans la rue.
Ils montèrent dans la voiture du rouquin, Makino leur faisant signe de la main. Elle resta sur le pas de la porte jusqu'à ce que le véhicule quitte sa place et ne soit avalé par la circulation.
Le trajet jusqu'au lycée se fit dans le silence. Luffy n'avait pas envie de parler et Shanks respecta sa volonté. Il comprenait que c'était dur pour le jeune homme qui n'avait pas mis les pieds dans un établissement scolaire depuis deux ans. Mais c'était aussi nécessaire à sa guérison. Le gamin semblait l'avoir compris et il l'acceptait, même si ça semblait lui peser sur le moral. Après un trajet d'environ vingt minutes, ils arrivèrent devant l'établissement, le lycée principal de Grand Line. Une grosse bâtisse entourée d'un haut mur fermé par une grille qui évoqua d'avantage une prison dans l'esprit de Luffy qu'un établissement scolaire. Le bâtiment, haut de quatre étage, était surplombé par une sorte de clocher au sommet duquel l'énorme cadrant d'une horloge était visible. Elle indiquait neuf heure moins dix. Un flot d'adolescents portant le même uniforme que lui s'engouffrait dans le lycée en franchissant la grille, donnant presque l'impression que le bâtiment les avalait pour les digérer lentement au cours de la journée.
– Tout ira bien, sois toi même, c'est tout, conseilla Shanks en ébouriffant les cheveux de Luffy.
Le jeune homme s'écarta avec un grognement.
– Tiens, Makino a préparé ça pour toi, ajouta le rouquin en tendant à Luffy un sac de toile contenant deux grosses boites à bentô. N'oublie pas de prendre tes cachets, surtout. Le proviseur et l'infirmier sont au courant, mais pas tes profs. Tiens toi bien, surtout.
– J'essaierai, répondit Luffy.
– Allez, va où tu seras en retard. A ce soir.
Luffy souhaita une bonne journée à son tuteur avant de descendre de la voiture avec son cartable et son sac à déjeuner. Shanks démarra presque aussitôt et s'éloigna en lui faisant signe de la main. Signe auquel Luffy répondit, le coeur serré. Il avait soudain l'impression d'être abandonné face à un danger mortel.
Il n'avait qu'une dizaine de mètres à parcourir avant d'atteindre la grille ouverte mais jamais une si petite distance lui parut si difficile à franchir. Plus il avançait, plus il avait l'impression que les grilles reculaient. Quand enfin il arriva devant, il avait l'impression d'avoir marché des kilomètres. Et plus il avançait, plus ses jambes lui paraissait lourdes et molles. Il marqua un temps d'arrêt devant la grille et, pendant un instant vertigineux, il eut l'envie de fuir, de partir en courant sans se retourner. Pourtant, quand il parvint enfin à convaincre ses jambes de bouger, ce fut pour franchir la grille et se mêler à la foule anonyme des autres élèves.
