1. I Wish It Would Rain Down

Jade chassa le tas de saletés du seuil de la cabane et reposa son balai. Se retournant vers l'intérieur de la petite maison, elle vit la poussière qu'elle avait soulevée en balayant se redéposer doucement, et poussa un soupir frustré. Cet endroit était certes charmant, mais y faire le ménage tenait de l'exploit.

Cela faisait plusieurs mois qu'elle vivait ici avec Hyoga, mais elle ne s'était toujours pas habituée à la sauvage splendeur des paysages sibériens. Là où la plupart des gens ne voyaient qu'une étendue de neige blanche et immobile, le Chevalier du Cygne lui avait fait découvrir le scintillement de milliers de gemmes multicolores emportés par le vent, les mouvements furtifs du harfang des neiges ou du renard polaire, les fuites éperdues des lemmings traqués par leurs prédateurs. Et elle en était restée émerveillée. Comme Hyoga, elle pouvait passer des heures à contempler la nature indomptée qui s'offrait à la caresse de ses regards. Cependant, la civilisation lui manquait parfois. Même si la cabane qui les abritait était pourvue de tout le confort moderne, malgré son air archaïque. Et même si le village le plus proche se trouvait à seulement trois heures de marche – pour un homme ordinaire car Hyoga et Jade pouvaient effectuer le trajet en moins de temps qu'il n'en faut pour dire « Chevalier d'Athéna » – ce qui est déjà long, compte tenu de leur vitesse de déplacement.

Jade remarqua soudain une silhouette sur le chemin, qui avançait trop lentement pour être Hyoga. De plus, il n'en avait pas l'allure vêtu de ses éternels T-shirt bleu et pantalon blanc, le jeune homme blond était facilement reconnaissable. Il n'avait pas besoin d'utiliser son Cosmos pour se protéger du froid comme Jade le faisait parfois : il ne le craignait pas, ce qui lui avait toujours valu l'admiration de la jeune fille. Non, cet homme vêtu d'épaisses fourrures ne pouvait être qu'un des villageois. Qui d'autre, sinon ? Elle étendit son Sixième Sens, qui le lui confirma. Elle attendit donc patiemment son visiteur.

L'homme marchait péniblement et parut soulagé de voir quelqu'un sur le seuil de la cabane. Il arriva enfin et, s'immobilisant devant la jeune fille, la gratifia du salut rituel des autochtones, auquel elle répondit par le même geste. Le facteur, car c'était lui, lui remit un paquet contenant le courrier de Hyoga. Elle le remercia et lui proposa de rester se réchauffer. L'homme se raidit et déclina l'invitation. Jade n'en fut pas surprise. Les villageois des alentours aimaient Hyoga, ils l'avaient vu grandir. En revanche, elle les effrayait. Ils considéraient ses pouvoirs – en particulier ses pouvoirs psychiques – comme des manifestations du Malin. Et sa présence ici, aux côtés de Hyoga qui était presque un saint homme à leurs yeux, était assez mal vue. Mais peu leur importait. Elle, parce qu'elle s'était toujours souciée comme d'une guigne de l'opinion d'inconnus – parfois même de personnes pas si inconnues que ça. Et lui, parce qu'il l'aimait trop pour la chasser à cause d'une poignée d'attardés superstitieux.

Jade souhaita donc un bon retour au courageux facteur en lui donnant les lettres à envoyer et rentra dans la cabane. Elle ouvrit le colis et déballa le contenu de la livraison quasi-hebdomadaire – ici, tout dépendait de la météo – du Chevalier, jetant des regards distraits à la provenance des missives. Japon, Grèce, Chine… Comme toujours, elle fut abasourdie par la quantité de courrier que Hyoga pouvait recevoir. Elle ne comprenait pas pourquoi il envoyait des lettres à tant de monde, alors qu'il pouvait aller les voir en une seconde. Peut-être à cause de son goût immodéré pour l'écriture. Peut-être aussi, songea-t-elle avec un sourire, parce qu'il ne voulait pas la laisser seule ici… Perdue dans ses pensées, elle faillit manquer une enveloppe qui portait son nom. Comment cela était-il possible ? Personne – elle avait confiance en la discrétion de Hyoga – ne savait qu'elle était ici. Elle fit défiler dans sa tête les quelques personnes qui pouvaient la localiser. Athéna, bien sûr. Mais pourquoi lui envoyer une lettre alors qu'un simple message télépathique aurait suffi ? Elle écarta cette possibilité. Ensuite, Ikki : même problème. Il possédait des facultés psychiques impressionnantes mais, en admettant qu'il ait quelque chose à lui dire, ce n'était pas le genre à localiser quelqu'un puis à lui écrire… Camus, le maître de Hyoga, savait certainement que son disciple était en Sibérie, et peut-être avait-il deviné qu'elle était avec lui, mais… En examinant la lettre plus en détails, elle réalisa qu'elle ne connaissait que trop bien cette écriture. Ses doigts se crispèrent sur le papier. Elle ouvrit l'enveloppe d'une main tremblante et en sortit un feuillet couvert d'une écriture volontaire quoiqu'un peu nerveuse, qui lui rappelait une époque qu'elle aurait voulu oublier. La feuille portait ces mots :

Jade,

Je ne sais pas ce qui m'a décidé à t'écrire. Mais il faut avouer que, depuis quelques temps, je ne sais plus grand chose. Seulement que les rares fois où nous nous sommes revus, après cette séparation, ont été pour moi des heures de tortures. Que tu étais si belle, que tu semblais… Je ne sais pas. On aurait dit que tu attendais quelque chose que tu savais impossible, mais l'espoir était là, malgré tout, dans ton regard… remplacé par l'amertume à mesure que le temps passait.

Mais peut-être que je me fais des idées.

Il y a une chanson de Phil Collins qui exprime parfaitement mon état d'esprit actuel : I Wish It Would Rain Down. En voici les paroles :

You know I never meant to see you again

And I only passed by as a friend

All this time I stayed out of sight

I started wondering why ?

Now I, I wish it would rain down, down on me

Yes I wish it would rain, rain down on me now

You said you didn't need me in your life

I guess you were right

Well I never meant to cause you no pain

But it looks like I did it again

Now I, I wish it would rain down, down on me

Yes I wish it would rain, rain down on me now

Though your hurt is gone, mine's hanging on inside

And I know, it's eating me through every night and day

I'm just waiting on your sign

'Cos I know, I know I never meant to cause you

no pain and I realise I let you down

But I know in my heart of hearts I know I'm never gonna hold you again Now I, I wish it would rain down, down on me

Yes I wish it would rain, rain down on me now

Comment échapper à cette souffrance ? Je sens qu'elle va me rendre fou.

Quelle ironie ! Je ne sais même plus pourquoi nous nous sommes quittés.

Tout ce que je souhaite, c'est que tu trouves le bonheur que tu mérites. Je ne sais si tu pourras me pardonner tout le mal que je t'ai fait, mais sache que je t'aime. Passionnément. Je t'ai aimée dès le premier regard. Et je t'aimerai jusqu'à mon dernier souffle. Je ne te l'ai jamais dit, je ne voulais pas l'admettre. Mais, que je le veuille ou non, j'ai besoin de toi.

Je ne te demande pas une seconde chance, je me demande si j'y ai droit. Il fallait simplement que tu le saches.

Milo.

Jade s'appuya contre le mur, ferma les yeux et se mordit violemment la lèvre, tandis qu'un flot d'images, de sensations, de souvenirs ressurgissait dans sa mémoire. Elle attendit un instant que son cerveau se calme et se dirigea vers le meuble hi-fi. Elle connaissait cette chanson, il n'y avait pas de doute, mais elle n'arrivait pas à s'en rappeler. Elle trouva enfin le disque qu'elle cherchait et sélectionna le morceau n° 6. Reprenant la lettre, elle relut les paroles avec la musique. Quand les dernières notes s'éteignirent, elle avait les larmes aux yeux. Elle tendit la main pour relancer le lecteur. C'était l'archétype de la chanson d'amour : dès les premières mesures, la mélancolie était omniprésente. L'émotion s'intensifiait tout au long du morceau, soutenue par une guitare gémissante, une basse sonore, un rythme lent et marqué, quelques accords de piano et surtout les chœurs qui apparaissaient dès le deuxième refrain. Avec, au premier plan, la voix du chanteur qui emplissait tout l'espace disponible. Pas de solo instrumental, mas pas non plus de surcharge vocale. Un parfait exemple d'équilibre. Quant aux paroles, elle étaient en accord avec le reste : l'histoire d'un pauvre garçon qui avait autrefois fait souffrir une fille et qui s'en voulait encore terriblement, alors qu'elle semblait avoir tourné la page. Lui souhaitait simplement qu'il pleuve sur lui, et son vœu prenait peu à peu des allures de supplique. Pourquoi voulait-il qu'il pleuve ? Pour l'absoudre, le purifier ? Ou pour cacher ses larmes ? En tous cas, la chanson était magnifique. Jade la remit une troisième fois comme une larme roulait sur sa joue. Elle semblait convenir parfaitement à la situation.

« Arrête de te mentir ! » se dit-elle. Elle savait qu'elle avait fait souffrir Milo au moins autant qu'il lui avait fait mal mais, après leur rupture, il avait dû supporter sa solitude dans son temple plein de souvenirs, alors qu'elle avait trouvé le soutien de Hyoga. Bien sûr, il avait certainement essayé de l'oublier dans les bras d'autres filles mais elle avait la preuve que, tout comme elle, il n'avait pas réussi.

Maintenant les larmes coulaient librement, et elle se dit que c'était à cause de la chanson, si insoutenablement belle. Au début, ils avaient tous deux pris cette relation à la légère, comme un jeu. Cependant ils s'étaient très vite attachés l'un à l'autre, et cela leur avait fait peur. Alors chacun avait commencé à torturer l'autre, pour se prouver que cela n'avait pas d'importance. Les coups bas, les humiliations, les prises de bec apparurent. Ils confondaient la douleur ressentie et la douleur infligée : plus ils souffraient, plus ils blessaient. Ce cercle vicieux ne pouvait continuer éternellement. Il les aurait détruits, si ce n'est au physique, du moins moralement. Jade se remémora leur dernière conversation en tant que couple – si on pouvait encore les appeler ainsi. Elle lui avait demandé s'il voulait avoir un enfant. Il avait répondu qu'ils étaient encore trop jeunes pour cela. Fondamentalement, elle était d'accord avec lui mais là, était-ce la façon dont il l'avait dit, elle avait vu rouge. S'en était suivie une dispute qui avait scellé leur rupture.

Elle n'avait que peu de souvenirs de la période qui s'était écoulée entre ces évènements et le moment où elle s'était réveillée dans la cabane de Hyoga, malade comme un chien. Elle se rappelait seulement qu'elle avait plusieurs fois tenté de coucher avec d'autres hommes – la plupart du temps, de parfaits inconnus – pour se prouver qu'elle n'avait pas besoin de Milo. Mais à chaque fois, son corps avait réagi violemment, rejetant ceux qui venaient prendre la place de celui qui lui manquait réellement. Cette douleur au creux de ses os, qui lui déchirait les entrailles et l'empêchait de respirer, l'assaillait souvent au milieu de la nuit, troublant son sommeil déjà agité. Alors elle avait décidé de ne plus dormir, et avait commencé à errer de par le monde, avant d'échouer en Sibérie où le Chevalier du Cygne l'avait trouvée, à moitié ensevelie sous la neige. Il l'avait soignée comme une petite fille, lui avait appris à aimer la région où il avait grandi et elle s'était prise d'affection pour lui. Elle, que beaucoup au Sanctuaire considéraient comme une dangereuse chasseresse, une « mangeuse d'hommes », s'était transformée en petite maman pour le jeune chevalier. En retour, il avait supporté son humeur massacrante au lever et ses crises nocturnes, qui s'étaient de plus en plus espacées, avaient maintenant totalement disparu.

Quand le silence revint pour la troisième fois, Jade sentit une poigne invisible lui broyer les entrailles. La douleur était revenue. La jeune fille se laissa glisser contre le mur : ses jambes ne la portaient plus. Elle cacha son visage entre ses mains et pleura.

Lorsque Hyoga revint et la trouva en larmes, effondrée contre le mur, il ne lui fallut pas longtemps pour repérer la lettre et deviner sa provenance. Ainsi il avait enfin eu le courage de le faire. Le Chevalier du Cygne revenait justement du Sanctuaire. Depuis plusieurs semaines, il allait régulièrement discuter de la situation avec Camus. Celui-ci savait en effet que Jade avait trouvé refuge chez son disciple et c'était lui qui, après maintes hésitations, avait suggéré à Milo de lui écrire. Hyoga avait craint la réaction de la jeune fille mais, en la voyant, il se dit que c'était peut-être l'occasion pour elle de se débarrasser une bonne fois pour toutes de cette souffrance. Les Grecs avaient un mot pour cela : catharsis. La purification par les larmes.

Quoi qu'il en soit, il ne pouvait la voir ainsi sans rien faire. Il la releva et la prit dans ses bras, la berçant doucement. Elle se laissa aller contre lui, secouée de sanglots. Ils restèrent longtemps ainsi, jusqu'à ce que les larmes de Jade cessent de couler. Il posa alors une question dont il connaissait déjà la réponse :

– Cette lettre… Elle vient de lui, n'est-ce pas ?

Elle acquiesça doucement. Il prit le visage de la jeune fille entre ses mains pour la forcer à le regarder.

– Jade, il faut que tu ailles au Sanctuaire.

Elle détourna les yeux.

– J'ai peur, murmura-t-elle. Peur que ça recommence. Comme avant.

– Ca, ça ne dépend que de vous. Ne commettez pas deux fois les mêmes erreurs.

Elle soupira. Elle cherchait des raisons de ne pas y aller.

– Il m'écrit de belles choses mais, si ça se trouve, je vais arriver à son temple et le trouver au lit avec une autre. (Ses yeux s'emplirent de larmes une nouvelle fois.) Hyoga, je ne supporterais pas…

Le Chevalier eut un sourire.

– Il est dans le même état que toi, ma belle. Seulement lui, ça le met de mauvaise humeur, et il remballe tout le monde. Tu as de la chance d'être ici, sinon tu aurais déjà reçu une pétition de tout le Sanctuaire. Il est encore plus invivable que d'habitude.

Cette dernière phrase arracha un petit rire à la jeune fille.

– Pourquoi ne puis-je tomber amoureuse de toi Hyoga ? demanda-t-elle en enfouissant son visage dans les mèches blondes. Ca serait tellement plus simple.

– Je n'en suis pas si sûr, répondit-il en déposant un baiser sur sa joue. Tu sais, avec mon fichu complexe d'Œdipe…

– J'ai eu de la chance de tomber sur toi. C'est vrai que, à première vue, peu de Chevaliers me considèreraient comme leur maman

– C'est qu'ils ne te connaissent pas aussi bien que moi.

– Justement, je te saurais gré de garder ce que tu sais pour toi. J'ai une réputation à préserver, moi.

Il partit d'un grand éclat de rire.

– D'accord, je serai muet comme une tombe. Mais ta réputation de « croqueuse » va en prendre un coup si tu restes avec Milo.

Elle fronça les sourcils, mais ses yeux brillaient. A l'évidence, l'idée lui plaisait, cependant elle préféra la prudence.

– Ne commence pas à tirer des plans sur la comète. Je te vois venir, gros comme une maison.

Il haussa les épaules.

– On verra bien.

Elle rendit sa liberté au Chevalier, essuyant les dernières traces de larmes sur ses joues.

– Bon, je vais prendre une douche, déclara-t-elle en ramassant la lettre qui avait glissé par terre. Hyoga lui fit un signe de tête tout en commençant à s'intéresser à son courrier.

– Hyoga…

Le jeune homme releva la tête. Elle le regarda dans les yeux, et ses prunelles d'or étincelèrent.

– Merci.

Il se contenta de sourire, puis se concentra de nouveau sur la lettre qu'il avait à la main. Elle sourit à son tour en disparaissant dans la salle de bains.

Bon d'accord je suis romantique, et alors ??? Encensez-moi, insultez-moi, en review ou à cette adresse : scorpiosaintmilo@hotmail.com

Disclaimer : Ni l'univers de Saint Seiya, ni la chanson I Wish It Would Rain Down ne m'appartiennent. Ils sont respectivement la propriété de Masami Kurumada et de Phil Collins.