Chapitre 1) Mauvaise idée

Afrique du Nord, milieu du XVIIe

Il s'appelait Trowa, Trowa Barton. Il avait dix-huit ans et il était devenu marin trois mois plus tôt. Une mauvaise idée, mais il ne le savait pas à l'époque. Il pensait que changer de vie lui ferait du bien. Avant il était soldat, avait été élevé sur les champs de batailles par des soldats l'ayant recueilli sur l'un d'eux, quelque part en France. Des soldats anglais qui parlaient mal le français et qui avaient voulu savoir son nom. Il était si jeune alors, trois ans, peut être quatre... il ne savait pas. Il ne savait pas non plus pourquoi il avait prononcé un chiffre au lieu de dire son nom, mais les soldats avaient compris qu'il s'appelait ainsi et cela lui était resté. Avec leur façon de prononcer un peu laborieuse cela avait donné Trowa. A tout prendre, c'était mieux que rien. Il avait pris. Il ne regrette pas, ni son nom ni sa vie de soldat. Mais d'être devenu marin si. Parce que sa première sortie en mer s'était terminée en carnage à la suite d'une attaque de pirates mauresques dont les intentions étaient on ne peu plus claires : piller le navire marchand où il se trouvait et réduire les survivants à l'état d'esclaves. Une autre mauvaise idée à ses yeux et aux yeux des marins de son navire, ils avaient lutté avec l'énergie du désespoir, mais les pirates étaient les plus nombreux et ils avaient succombés. Il aurait voulu mourir, mais le destin en avait décidé autrement et il faisait partie des survivants.

Après une fin de voyage des plus inconfortables il avait été séparé des autres et mené dans un jardin luxuriant. Il avait été attaché à un pilier de pierre comme un animal et laissé là par les trafiquants d'esclaves. Il s'était aussitôt assis et avait appuyé son dos contre la pierre froide. Il avait fermé les yeux mais avait gardé tous ses sens en alerte, il n'avait pas le droit de baisser sa garde et il le savait.

Pourtant, il se laissa surprendre, alors qu'il avait les yeux fermés une personne parvint auprès de lui et posa la main sur son épaule. Alarmé il rouvrit les yeux et son regard plongea dans une mer turquoise.

- Est-ce que vous allez bien ? Demanda une voix douce.

Ebahi le jeune homme aux yeux verts observa celui qui avait réussi à approcher de lui sans qu'il ne se doute de rien. Il s'agissait d'un garçon de son âge aux cheveux blonds et à la peau claire qui lui souriait timidement tout en l'étudiant lui aussi.

Brusquement le sourire du blond se fana.

- Mais vous saignez !

Il se pencha pour observer les poignets entaillés par la corde grossière et grimaça avec contrariété avant de tirer de sa ceinture un poignard effilé.

Trowa se raidit à cette vue mais ne pouvait rien faire.

- Ne bougez pas. Commanda le blond.

Il trancha les cordes d'un geste vif et posa le poignard sur le sol pour prendre entre ses doigts l'un des poignets meurtris du châtain.

Au même instant le bruit des pas d'un groupe en approche parvint aux oreilles de Trowa, il réalisa que ceux qui avaient fait de lui un esclave allaient faire leur apparition et que cela en serait fini de sa liberté. Il ne supporta pas cette idée et réagit aussitôt. Il se leva d'un bond, saisit le poignard et le plaqua sous la gorge du petit blond.

- Un geste, un cri et tu es mort. Souffla t'il.

Il entraîna sa victime vers un bosquet tout proche et les dissimula aussi bien que possible. Il attendit que les arrivants s'alarment de sa disparition et donnent l'alerte, mais rien de tel ne se produisit et les pas décrurent et s'éteignirent. Trowa laissa échapper un soupir de soulagement mais resta conscient que le péril pesait toujours sur sa tête. Sentir le blond trembler tout contre lui lui donna une idée.

- Montre moi où sont les écuries. Lui murmura t'il à l'oreille. Aide moi à fuir et je te laisserai la vie sauve. Fais un seul geste qui me perde et je te tue.

Le blond tendit une main fine en direction de l'est. Trowa voulu l'entraîner dans cette direction mais son captif planta soudain ses talons dans le sol meuble et refusa d'aller plus loin. Sa voix s'éleva, toujours douce mais soudain très ferme.

- Non !

Trowa n'en cru pas ses oreilles, il tenait un poignard sous la gorge du blond, il lui avait clairement indiqué qu'il le tuerait à la moindre résistance et il s'opposait à lui ?

- Tu veux mourir ?

- Je veux que nous restions en vie tous deux. Répondit le blond. Si vous persistez vous allez périr. Mon père n'acceptera jamais qu'un prisonnier ait eu l'audace de porter la main sur son seul fils.

Un frisson des plus désagréables parcouru l'échine de Trowa.

- Son seul fils ?

- Je suis Quatre Raberba, fils unique et héritier de Saher Raberba, le seigneur de cette île.

- Une île...

La voix de Trowa n'était plus qu'un souffle désespéré. Il avait tablé sur le fait d'être sur la terre ferme, apprendre qu'il se trouvait sur une île lui retirait ses espoirs. Il relâcha sa prise sur le blond. Vivre ou mourir n'avait plus d'importance à présent, il avait perdu la partie. Qu'on le tue ou non il était vaincu. Il serait dans le meilleur des cas réduit en esclavage, si l'on pouvait du moins considérer que la mort était la pire des options.

Quatre s'éloigna de son ravisseur et le considéra pensivement. Il avait été tout d'abord outré de l'action du châtain. De la façon déloyale dont sa générosité avait été récompensée. Puis il avait perçu l'âme du jeune homme comme il parvenait parfois à le faire et n'y avait lu aucune cruauté ni trouvé de haine. Juste une tension extrême et tant de chagrin refoulé qu'il n'avait pu se retenir de trembler. Sa compassion lui était revenue toute entière et il avait cherché un moyen de les sortir tous deux de ce mauvais pas.

Le visage du châtain était impassible, ses yeux verts dépourvus de sentiments mais il n'était pas dupe, il entendait son âme hurler son douloureux chagrin. Ce chagrin qu'il gardait enfermé depuis si longtemps, qu'il niait de toutes ses forces.

Quatre avait envie de lui dire qu'il avait tort, qu'il devait au contraire laisser sa douleur s'exprimer librement, mais il n'en fit rien. Le jeune homme en face de lui était un infidèle, il ne comprendrait pas, le prendrait pour un sorcier ou un démon comme tous les barbares de son espèce. D'ailleurs, même au sein de son peuple il passait pour un être d'exception en raison de son don si particulier. Un don qui lui venait de sa mère qui était elle aussi une infidèle d'ailleurs, avant de croiser la route de Saher Raberba. Mais qui était elle aussi différente, qui avait le don et que son propre peuple voulait tuer. Saher l'avait arrachée au bûcher et pour le remercier elle l'avait suivi dans son pays. L'amour était né durant le voyage et il l'avait prise pour épouse une fois qu'elle s'était convertie à la vraie religion. Hélas, le destin ne leur avait accordé qu'un an de bonheur avant que Catherine ne s'éteigne en mettant un fils au monde.

Quatre secoua la tête, il n'était pas temps de se souvenir du passé, encore moins d'une mère qu'il n'avait jamais connu et dont il ne savait le visage que grâce à un tableau. Il était temps de trouver une idée. Plus que temps même. Comme si elle n'attendait que cela pour jaillir l'idée fut là. Il prit une profonde inspiration et fit signe au châtain de le suivre. Comme l'autre ne bougeait pas il revint vers lui.

- Venez !

Trowa fronça les sourcils, méfiant et tendu. Il se demandait ce que l'autre avait en tête. Quatre finit par lui prendre la main pour l'obliger à le suivre, mais à peine leurs doigts furent entrés en contact qu'ils ressentirent tous deux une sorte de secousse les traverser. Comme si leurs âmes se touchaient. Trowa ressentit la profonde bonté du blond, son inquiétude sincère et se rejeta en arrière, choqué par ces sensations inconnues.

- Qu'est-ce que c'était ?

- Je ne sais pas. Avoua Quatre tout aussi secoué.

Jamais encore il n'avait ressenti une chose pareille, une telle fusion de deux âmes. Une sensation aussi merveilleuse. Il voulait la ressentir encore, mais il n'était pas question pour lui de forcer le châtain en quoi que ce soit. Pas quand il le regardait de la sorte.

- Nous devons partir, avant que des gens ne viennent. Je sais comment vous sauver, mais il ne faut pas perdre de temps.

Cette fois Trowa ne se fit pas prier et ils se dirigèrent vers la mer, vers les embarcations laissées là par les pêcheurs.

- Aidez moi à en pousser une à l'eau. Demanda Quatre.

Trowa hésita, il ne croyait pas qu'une barque suffirait à les mener vers la liberté.

- Dépêchez vous ! Nous allons les manquer ! Insista Quatre.

- Manquer qui ? S'étonna Trowa.

- Les Maganac, eux seuls pourront nous aider à gagner la France.

- Les Maganac ? Répéta Trowa de plus en plus perdu.

- Des gens que j'ai aidé. Ils se préparent à quitter l'Afrique, ils accepteront sans doute de nous prendre à bord.

- Tu viens avec moi ?

- Je n'ai pas le choix, si je ne viens pas ils ne voudront jamais aider un infidèle.

Trowa contempla le jeune homme blond avec stupéfaction. Il n'en croyait pas ses oreilles, il l'avait menacé et malgré cela, il cherchait à l'aider ? Jamais encore il n'avait croisé la route d'un tel homme. Mais il ne pouvait douter de la sincérité du blond, ses yeux étaient trop purs pour mentir et s'il avait eu des doutes ce qu'il avait ressenti quelques instants plus tôt aurait suffit à les faire disparaître. Non, il ne devait pas douter de Quatre, il pouvait le suivre sans crainte et il serait libre.

Ce mot lui réchauffa le coeur, il tenait à sa liberté plus qu'à sa vie même. Il se mit à pousser l'embarcation vers la mer, Quatre l'aida de son mieux mais il était visible qu'il n'avait guère l'habitude des travaux pénibles. Il était un seigneur jusqu'au bout des ongles et pourtant, il n'en avait ni l'orgueil ni l'égoïsme. Trowa sentit un sentiment nouveau s'éveiller dans son coeur qu'il ne parvenait pas à définir, tout ce qu'il pouvait dire c'était qu'il s'agissait de quelque chose de très doux.

Quelques minutes plus tard ils voguaient vers l'Afrique, vers le bateau des Maganac, vers l'inconnu pour Quatre, vers la liberté pour Trowa.

Le jeune homme blond sentait le soulagement de celui qu'il venait d'aider à quitter l'île et il ne parvenait pas à se réjouir pourtant. Il avait peur de ce qui allait suivre. Même si les Maganac les prenaient à leur bord rien ne serait réglé, la traversée serait périlleuse, aborder les côtes françaises aussi et ensuite, que ferait il ? Pourrait il rentrer chez lui ? Son père lui pardonnerait il son geste ? Rien n'était moins sûr.