Le Capitaine Nemo et moi

I

Une fois de plus, je referme Vingt Mille Lieues sous les Mers sur ces derniers mots : " Le capitaine Nemo et moi ". Et une fois de plus, je me dis : quoi, Ned Land, Conseil et l'équipage du Nautilus comptent pour du beurre ? Aronnax exagère…

Mais personne ne me demande mon avis. Ce qu'on me demande, au contraire, ce serait plutôt d'oublier Aronnax et de vivre dans la réalité. Après tout, je vais être grand-mère. Grand-mère, moi ! C'est ridicule. Quand ma fille m'a appris ça, j'ai failli lui dire : je suis trop jeune pour être grand-mère. Je n'ai que… bon, passons. Peut-être pas, mathématiquement parlant. La preuve, d'ailleurs.

Donc au lieu de m'énerver contre Aronnax, je ferais mieux de monter au boïdem chercher la baignoire pour bébé.

Ah oui, le boïdem.C'est comme ça que nous appelons le débarras qu'on trouve au-dessus de la salle de bain. Pourquoi, puisque le mot Bodem en allemand signifie le sol ? Sais pas. Il aurait fallu le demander à feu mon mari, Arcady Nemirovsky. Mais je n'ai jamais eu le temps de lui demander. La vie est trop courte. Et maintenant je vais être grand-mère.

D'abord je déverrouille la porte d'entrée. On ne sait jamais. Je vis seule et si jamais je tombe de l'échelle qui mène au boïdem, il faudra bien que quelqu'un puisse entrer pour me ramasser.

Je prends donc mon courage – et l'échelle – à deux mains. J'entre dans le petit réduit et une forte odeur de moisi me rappelle pourquoi je n'y vais jamais. C'est vieux et sale. Il y a peut-être des cafards ou même pire. En plus, je ne peux pas me tenir debout. Il faut rester accroupie ou à genoux. Voilà ma jupe fichue. Je n'avais pas pensé à ça.

Où donc est cette baignoire ? Quelle idée de l'avoir mise là. (Et puis quelle idée d'être grand-mère. Notons que ce n'est pas la mienne.)

La voilà. Enfin, je crois que c'est elle. Comment est-ce que je vais la descendre maintenant ? Est-ce que je la laisse tomber en bas, au risque de faire tomber l'échelle et de me retrouver coincée ?

Non, pas une bonne idée.

" Puis-je vous offrir mon aide, madame ? "

J'ai failli tomber de l'échelle. Une voix a parlé derrière moi. Une voix d'homme avec un accent que je ne définis pas tout de suite. En tout cas, il ne parle pas comme un voyou de la banlieue.

" Je vous prie de m'excuser, madame… Nemo ? "

Je pouffe de rire. On ne me l'avait jamais faite, celle-là.

" Presque. Nemirovsky. "

" Ah, je vois, " fait l'inconnu. " Votre époux est originaire de Russie ou de Pologne, sans doute ? "

" Mon époux ? Ses parents venaient de… Mais dites donc, c'est à moi de vous poser des questions ! Qu'est-ce que vous faites dans mon boïdem ? "

" Votre… quoi ? "

" Enfin ici, zut ! Par où est-ce que vous êtes entré ? "

" Par cette porte. Elle mène à la chambre des machines, mais sans doute le savez-vous. J'ai cru tout d'abord qu'il s'agissait d'un débarras. "

" Mais c'est un débarras ! Quelle chambre des machines ? "

" J'ignorais qu'il y eût une femme à bord. Je vous prie d'excuser mon intrusion, madame Nemirovsky. "

J'ai placé l'accent. C'est un accent " vieille France ". Il parle au subjonctif et tout, comme un vieux bibliothécaire, mais alors vraiment vieux. Beaucoup plus vieux que moi. Sûrement arrière-grand-père. Sauf qu'il n'en a pas l'air.

" Je ne comprends rien à ce que vous racontez. D'abord, qui êtes- vous ? "

" En effet, je ne me suis pas présenté. Veuillez excuser mon manque de galanterie. "

Il commence à me gonfler.

" Je suis Pierre Aronnax, professeur au muséum de Paris. "

D'abord j'éclate de rire. Puis je m'inquiète. C'est un fou. Mais comment est-il entré ? Je m'aperçois qu'il y a vraiment une porte là, derrière une vieille valise. Je la pousse. Elle débouche sur une sorte de couloir aux parois en métal. C'est bizarre. Arcady ne m'en avait jamais parlé.

J'hésite, mais la curiosité est la plus forte. Je m'y engage. Heureusement le plafond est assez haut pour que je puisse me tenir debout. Je fais quelques pas. Je me retourne. " Aronnax " me regarde en souriant, mais il n'a pas l'air de vouloir me suivre.

Soudain j'ai peur. La porte se referme doucement. Je me précipite vers elle. C'est comme dans un de mes cauchemars. Elle se referme impitoyablement.

" Monsieur Aronnax ! "

Je ne lui connais pas d'autre nom.

" Monsieur Aronnax ! Monsieur Aronnax ! "

J'essaie d'ouvrir la porte. Rien à faire.

Zut, je comprends tout. Ce type est un cambrioleur qui a trouvé ce moyen pour s'introduire chez moi. Je me suis fait avoir comme une idiote.

Il ne me reste plus qu'à suivre le tunnel pour trouver la sortie.

Dans les livres de Jules Verne, quand les héros marchent dans un tunnel, ça dure au moins plusieurs heures…

Mais Jules Verne n'a rien à voir là-dedans. Ce soi-disant Aronnax n'est pas fou du tout. Il s'est servi de mon roman préféré… mais comment a-t-il pu savoir ?

Heureusement je ne mets que quelques minutes à atteindre le bout du couloir et trouver une autre porte, entrebâillée, celle-là. Je n'ai pas le choix. Je la franchis.

Je me retrouve en effet dans une " chambre des machines " à laquelle je ne comprends rien, ce qui n'est pas étonnant parce que les machines ne sont pas mon fort. Elle mesure au moins vingt mètres de long et sent le gaz.

Il vaudrait mieux sortir d'ici.

Pourtant le capitaine Nemo a montré la " chambre des machines " au professeur Aronnax sans danger.

Qu'est-ce que je raconte ? Ça n'a rien à voir, même si les robinets des containers sont à têtes de lion.

Décidément, il vaut mieux sortir. Le gaz me monte à la tête.

Je longe rapidement les containers géants d'un côté et un système tout aussi géant de leviers et d'engrenages de l'autre côté et j'arrive à une nouvelle porte. Beaucoup de portes ici. Un nouveau couloir, semblable au précédent.

Tout en me disant que je suis ridicule, j'essaie de me remémorer le plan du Nautilus. La salle des machines est à l'arrière. Si c'est vraiment le Nautilus (ce qui est évidemment impossible), je me dirige vers l'escalier central.

Une nouvelle porte s'ouvre brusquement sur ma droite. Un homme en surgit, pousse une exclamation bizarre (exactement comme dans Vingt Mille Lieues sous les Mers) et rentre la tête dans la pièce qu'il vient de quitter pour appeler ses compagnons. Enfin, c'est ce que je comprends puisque je me retrouve entourée par un groupe d'hommes qui me regardent comme une bête curieuse.

" Euh… Par où est la sortie, s'il vous plaît ? " je demande un peu bêtement.

Ils ignorent ma question et me font signe de les suivre. Encore une fois, je n'ai pas le choix.

En les suivant, je me fais la réflexion incongrue que quand on est l'héroïne d'une aventure, en général, on n'y a pas grand mérite. On a simplement été entraînée par les circonstances.

Nous nous retrouvons en effet à l'escalier central. Je n'en crois pas mes yeux. Je me demande à la fois comment tout ça peut se trouver derrière mon boïdem et si on va meconduire sur la plate-forme et m'y oublier.

Mais ça ne se passe pas comme ça dans le livre.

Mais je ne suis pas dans un livre.

Est-ce que je vais voir le capitaine Nemo ? !

Nous nous sommes arrêtés. Un des hommes est parti en courant. J'attends avec les autres, ceux qui n'ont pas daigné répondre à ma question. Je les observe. Des types européens mêlés, comme l'a remarqué M. Aronnax. Possiblement quelques Indiens aussi. Mais comme je ne partage pas les préjugés raciaux d'Aronnax, je ne me hasarde pas trop à décerner des nationalités.

J'en suis là de mes réflexions quand le type revient, suivi, tenez-vous bien, du capitaine Nemo et de son second. Je les reconnais parce qu'ils ressemblent exactement au dessin de De Neuville. Je n'ose pas croire mes yeux. Qui a jamais l'occasion de rencontrer son héros de roman préféré ?

Ça doit être un rêve. Voilà, je comprends tout : c'est un rêve. On est censé se pincer pour vérifier, ce que je m'empresse de faire. Aïe.

Pendant ce temps-là, le capitaine et son second me regardent froidement, des pieds à la tête. Je tire sur ma jupe. On les portait plus longues au 19ème siècle.

Les hommes de l'équipage se tiennent autour de moi pour m'empêcher de m'enfuir, mais où pourrais-je fuir ?

Le silence se prolonge. D'habitude, quand il y a un silence, je m'amuse à deviner qui sera le premier à parler. Maintenant quelque chose me dit que c'est à moi de le faire.

" Capitaine Nemo ? " dis-je en m'inclinant légèrement. " C'est un honneur de vous rencontrer. " Je le pense sincèrement.

" Vous savez le nom que je porte ? "

Zut. Comment lui expliquer ?

" Euh… M. Aronnax m'a parlé de vous et du Nautilus. "

" M. Aronnax ? Et où se trouve-t-il en ce moment ? "

Je ne peux pas dire : " Dans mon boïdem. " Et puis je ne suis même pas sûre qu'il s'y trouve encore. La porte était déverrouillée. Qui sait où se trouve M. Aronnax maintenant ?

" Il est allé à la salle des machines. "

" Pourquoi faire ? "

" Je l'ignore, " dis-je, gagnée par le langage élégant du 19ème siècle.

" Comment êtes-vous arrivée à bord ? " L'interrogatoire continue. Normal, j'en ferais autant à sa place.

" Qui êtes-vous ? " poursuit le capitaine Nemo impitoyablement.

Voilà une question plus facile. Je commence par elle.

" Je m'appelle Sophie Nemirovsky. "

" Quelle coïncidence. "

" En effet. "

" Et comment Mme Sophie Nemirovsky se trouve-t-elle à bord du Nautilus ? "

Je n'en sais rien. Mais il faut dire quelque chose, et de plausible de préférence.

" Je suis naufragée, moi aussi. "

" Nous n'avons pas aperçu de navire. "

" Il a coulé il y a longtemps. "

" Vous n'êtes même pas mouillée. "

" Je sais que c'est incompréhensible, capitaine. J'étais sur… une sorte de radeau. Il a coulé, lui aussi. "

Je m'empêtre dans mes mensonges. Le capitaine me regarde sévèrement. Il n'en croit pas un mot.

" Nous n'avons rien vu. "

" Vous n'avez pas non plus tout de suite repéré M. Aronnax et ses compagnons. "

" Comment savez-vous cela ? "

" Il me l'a raconté. "

C'est vrai, au fond.

" Comment avez-vous pénétré à bord ? "

Il ne laisse rien passer.

" J'ai frappé au panneau et M. Aronnax a ouvert. "

" Il sait ouvrir le panneau ? "

" Il paraît, " dis-je, toujours en essayant de parler " vernien ".

" Et M. Aronnax est allé à la chambre des machines en vous laissant seule ? "

" Oui. " Le salaud.

" Cet homme me déçoit de plus en plus. Je n'arrive pas à le comprendre. "

Pendant qu'il traduit notre conversation pour le second et l'équipage, je me dis que sa dernière phrase résume bien Vingt Mille Lieues sous les Mers. Nemo et Aronnax n'ont jamais réussi à se comprendre. Ils ont été déçus l'un par l'autre.

Le capitaine donne un ordre. J'y perçois le nom d'Aronnax. Trois hommes partent en direction de la salle des machines. Bonne chance à eux. Je ne serais pas fâchée de voir Aronnax embêté pour répondre à leurs questions. A moins qu'il ne contredise ma version, ce qui compliquerait encore les choses.

Le capitaine donne un autre ordre aux deux hommes qui sont restés, puis il me dit :

" Veuillez suivre ces hommes. "

Je n'ai pas l'impression qu'il veut me rejeter à la mer. C'est toujours ça.

Mes gardiens me mènent à une cabine qui contient une longue table entourée d'escabeaux. Ce doit être là que M. Aronnax et ses compagnons ont d'abord été enfermés.

La porte se referme. Me voilà prisonnière. Je m'assois sur un des escabeaux et je me pince de nouveau. Ça fait toujours mal.

D'après ma montre, ça fait deux heures que je suis enfermée ici quand la porte finit par s'ouvrir. Le capitaine entre, suivi de deux hommes que je n'avais pas encore vus. Ceux-ci ne sont pas impassibles. Ils me regardent avec ébahissement.

" Connaissez-vous ces hommes ? " me demande le capitaine.

" Je pense qu'il s'agit de Ned Land et Conseil. "

Ils me regardent avec encore plus d'étonnement.

" M. Aronnax vous a aussi parlé d'eux ? " dit le capitaine avec une certaine impatience.

" Euh… oui. "

" En attendant, M. Aronnax est introuvable. "

" Zut. "

" Pardon ? "

" Ca m'ennuie qu'il soit introuvable. "

" Et moi donc ! "

" Mais que vous a-t-il dit ? " L'accent canadien est " à couper au couteau ". Et Ned Land ne ressemble pas du tout à Kirk Douglas.

" Il m'a dit… que ceci est le Nautilus, commandé par le capitaine Nemo, dont il est prisonnier avec vous et Conseil. "

" Vous a-t-il dit où il est allé ? "

Conseil, lui, a un accent flamand qui traîne agréablement sur l'avant-dernière syllabe. Ça lui va bien.

En attendant, ils me regardent tous d'un air accusateur, comme si j'avais escamoté Aronnax.

" Il m'a parlé de la salle… je veux dire de la chambre des machines. "

" Il n'y est pas. "

" Voulez-vous que j'aille le chercher ? "

Le capitaine hausse les épaules avec impatience et me laisse sortir de la cabine. J'arrive assez bien à retrouver mon chemin.

" Comment savez-vous où se trouve la chambre des machines ? "

" M. Aronnax est parti par là. "

Pour une fois, le capitaine Nemo et Ned Land sont unis dans une cause commune. Dommage que ce soit contre moi.

Je m'arrête devant la porte qui devrait, en principe, mener à mon boïdem. Elle est fermée. J'essaie de tourner la poignée.

"Ne touchez pas aux machines, Mme Nemirovsky. "

" J'essaie d'ouvrir la porte. Il est peut-être parti par là. "

" Ce n'est pas une porte. On ne peut pas partir par là. Ceci est la paroi du Nautilus. Elle ne se démonte pas. Sachez, Mme Nemirovsky, qu'il n'existe que deux moyens de sortir du Nautilus: par la plate-forme ou par la chambre de plongée et M. Aronnax n'a pas pu enfiler un scaphandre et sortir sans aide. "

" Eh, on l'aura peut-être aidé ! " intervient Ned Land en me regardant fixement.

" Moi ? Mais pourquoi ? Et puis je ne saurais pas… "

" Quant à la plate-forme, " continue le capitaine froidement, " le canot est encore à sa place et M. Aronnax ne sera pas parti à la nage. Nous sommes trop loin de la terre et il n'y a aucun navire en vue. Il n'est pas complètement idiot. De plus, je doute qu'il tente de s'échapper sans ses compagnons. "

" Pfuit ! Comme ça, il s'est évanoui ! " s'exclame Ned Land en colère.

Je proteste :

" Je n'y suis pour rien ! Je ne demande qu'à le retrouver ! Je ne comprends rien à toute cette histoire ! "

Je tends de nouveau la main vers la poignée, mais le capitaine se place devant la porte, l'air menaçant.

" Qui dit que vous ne l'avez pas poussé à l'eau ? ! " renchérit Ned Land.

" Pourquoi aurais-je fait une chose pareille ? Je n'ai aucune raison de faire disparaître M. Aronnax. Je suis contre la violence. Je suis pacifiste, moi ! "

" J'espère que vous dites vrai, " dit le capitaine froidement. " En attendant, vous êtes ma prisonnière jusqu'à ce que M. Aronnax soit retrouvé. Suivez-moi. "

Je pensais qu'il allait me reconduire à la cabine avec la table et les escabeaux, mais il me mène dans une direction différente. Ned et Conseil restent près de l'escalier central, Ned pestant dans sa barbe en canadien et Conseil me questionnant du regard. Mais je ne sais rien, moi ! Enfin, pas grand-chose.

" Madame restera dans la cabine de M. Aronnax jusqu'à son retour, " dit le capitaine.

Ned et Conseil s'éloignent, me laissant seule avec mon héros de roman préféré, qui m'accuse d'avoir supprimé Aronnax et me garde prisonnière.

Ça promet.

Au moins, j'aurai un lit. Je pourrai dormir un peu. Avec un peu de chance, je me réveillerai dans le mien et tout aura été un rêve. Mais je renonce à me pincer.

Le lit est fait, la chambre est propre et en ordre, à l'exception de quelques papiers sur le bureau. Le manuscrit de Vingt Mille Lieues sous les Mers, écrit de la main d'Aronnax !

" Il a laissé ses notes, " remarque le capitaine.

" Ca veut dire qu'il va revenir ! " Enfin, j'espère.

" En effet, M. Aronnax ne se serait pas enfui sans ses compagnons et encore moins sans ses notes. "

" Dans l'autre ordre, peut-être ? "

" Peut-être. "

Le capitaine ramasse les feuillets et me regarde.

" Vous auriez voulu les lire, " me dit-il.

" Oui, qu'est-ce que je vais faire, enfermée ici ? "

" Que fait un prisonnier dans sa cellule ? "

Je ne dis rien. Si je rêve, c'est un cauchemar. Sans un mot de plus, le capitaine sort et verrouille la porte derrière lui.

Il y en a une autre, sur le côté. J'essaie de l'ouvrir, sans grand espoir. Elle est fermée aussi. D'après le livre, elle mène à la chambre du capitaine.

J'en ai assez. Je veux rentrer chez moi. Cette histoire est ridicule et invraisemblable. Comment sort-on d'ici ? Il n'y a aucune issue, à part les deux portes.

J'ai vite fait le tour de la pièce. Une armoire pleine de vêtements. Si on ne me laisse pas accéder à la salle de bain, j'ai une cuvette en porcelaine avec un broc rempli d'eau tiède. Avec l'éponge (une vraie, naturellement), je me rafraîchis le visage. C'est agréable. Un peu calmée, j'ouvre les bouteilles et je hume les parfums. Pas désagréable. M. Aronnax se parfume-t-il donc ? Et le capitaine ?

Quant aux toilettes, hum, un pot de chambre en porcelaine sous le lit, comme chez mes grands-parents.

C'est gai. C'est vraiment la prison.

A tout hasard, je colle l'oreille à la porte du capitaine. Pourquoi ces deux cabines communiquent-elles ? A quoi servait celle-ci avant l'arrivée d'Aronnax ?

Pas de bruit. Le capitaine n'est pas là.

A défaut d'autre occupation, j'ai remarqué du papier et de l'encre sur la table d'Aronnax. Si j'ai bonne mémoire, c'est de l'encre de seiche et la plume est un fanon de baleine. Voir comment je me débrouille. Comme Aronnax, je commence le récit de mon aventure. La mienne est encore plus bizarre que la sienne.

J'ai fini d'écrire mon récit. Après quelques taches sur les premières pages, j'ai fini par m'habituer à écrire avec un fanon de baleine. Je suis en train de me demander ce que je vais faire maintenant et voici que la porte s'ouvre. Un homme m'apporte un plateau repas et je m'aperçois que j'ai faim. Ce qui est normal. D'après ma montre, ça fait cinq heures que je suis à bord du Nautilus. Combien de temps vais-je encore rester ici ?

" Merci, " dis-je au steward.

Aronnax ne faisait pas grand cas des compagnons du capitaine. Moi, ils m'intriguent. Cet homme est-il indien ? Où a-t-il connu le prince Dakkar ?

" Vous parlez français ? "

Pas de réponse, évidemment. J'insiste.

"Do you speak English? Sprechen Sie Deutsch? Parla italiano? Habla espanol? Gavaritié pa-rousski?"

Peine perdue. Aucune réponse. On pourrait très bien engager ce type-là pour garder le palais de Buckingham. Sauf qu'il doit haïr les Anglais.

Il sort en silence.

Je regarde le plateau. Du poisson, évidemment. Quel poisson ? Je n'y connais pas grand-chose. Peu importe. Et quelque chose qui ressemble à une escalope. Escalope de quoi ? Il y a même une sorte de crème dessert. Ça doit être du lait de baleine. De l'eau fraîche. Elle est meilleure que celle de mon robinet.

J'ai trop faim pour faire la difficile et on ne va rien m'apporter d'autre. J'avale tout et j'essaie de ne pas trop me poser de questions.

Pas sur la nourriture, en tout cas. Je continue quand même à me poser un tas d'autres questions comme : s'apercevra-t-on de ma disparition ? Qui ? Quand ? Que fait Aronnax ? Est-ce qu'il va revenir ?

J'ai fini mon dîner. Il va être l'heure de se coucher. Au moins, j'ai un lit. Me déshabiller ? J'enfile une sorte de pyjama - en byssus, j'imagine. Il est trop grand, mais il est propre.

Je dors.