-Chapitre 1-
La Ruche du Temple
Une aube grise se levait sur Paris en ce début de printemps 1298. L'air était frais et quelques nappes de brouillard troublaient encore les rues. Derrières les volets fermés des échoppes, maîtres et apprentis s'affairaient déjà. Quelques piétons emmitouflés dans leurs capes déambulaient, les paupières alourdies de sommeil, vers leur lieu de travail. De petits groupes d'ouvriers se formaient ça et là, discutant à mi-voix du prix de l'impôt, de leurs patrons trop exigeants ou encore des dernières nouvelles de la ville. Si l'on parlait Français à Paris, l'on y entendait de nombreuses langues d'autres régions: beaucoup d'artistes, de négociants ou de compagnons ouvriers venus parfaire leur savoir-faire côtoyaient la population locale, apportant une part de couleur et de soleil à l'intérieur des sombres ruelles étriquées. Aussi personne ne s'étonna d'un petit groupe d'hommes à l'accent fortement occitan massé autour de la fontaine de la rue des Clercs, celle-là même représentant un diable vomissant de l'eau, juste à l'ombre du mur du Temple.
« La voie est-elle libre ?
-Par Merlin quand vont-ils cesser de passer et repasser ?
-Pour ma part je ne comprends pas pourquoi le Parlement n'autorise pas de sortilège de repousse.
-Va savoir, il paraît que c'est pour notre sécurité… Le roi ne nous voit pas d'un très bon œil.
-Vous croyez que la chasse va reprendre ? murmura une petite voix alarmée.
-Qui sait ? Il faut que ce roi brûle tout ce qu'il déteste… C'est le seul Cracmol de sa famille, alors il se venge… Il regarde avidement les Templiers et Mahaut de Bourgogne, tandis que l'Artois n'a plus de bon seigneur pour protéger… les gens comme nous. De comté en duché, il veut nous bouter hors de France. Ce roi confond « maléfice » et « magie », et dès que l'on veut lui faire entendre raison, il est comme sourd et aveugle.
-A mon avis c'est une grande erreur du peuple de France de l'avoir surnommé Philippe le Bel, car s'il est ainsi, il mérite plus le sobriquet de Vilain !
-Ah! Bravo, le mot est bon! dit l'un des hommes en éclatant de rire. Vous devriez le répéter, il fera fureur à l'écritoire!
-J'y compte mon ami, j'y compte… Connaissez-vous celle-ci : quelle est la différence entre un chaudron et un pot de chambre ?
-Pressons, la voie est libre !
-Hum… je n'en ai aucune idée. Et vous Vespasien ?
-Non aucune, ma tête est bien vide…
-Ah ? Elle fut un jour emplie ? dit un homme tout sourire en tirant la langue de la gargouille de fer et prononça distinctement :Fuit Artifex !
-Ah ! Ah ! Très drôle ! » dit le dénommé Vespasien qui ne partageait pas l'hilarité générale du groupe, tandis que la gargouille glissait de côté dans un grognement guttural., laissant apparaître un escalier blanc s'enfonçant dans les profondeurs de la terre.
Depuis sa construction, le Temple protégeait les hautes instances de la société française, tant les Moldus que les sorciers. En 1118, les chevaliers sorciers Hugues de Payns, Geoffroy de Saint-Omer et sept autres compagnons d'armes, désireux d'apprendre la magie soufique, se rendirent à Jérusalem et se proposèrent de le protéger. Le roi les logea dans une aile de son palais, là où s'élevait autrefois Temple de Salomon. Les portes de leur demeure, toujours ouvertes, accueillaient les pauvres et les malades, quelle que soit leur origine. Grâce à leurs connaissances en potion et en botanique, les Templiers, comme on les appelait déjà, usaient de potions pour soigner les nombreux blessés croisés : certaines guérisons passaient pour miraculeuses. La foule se pressait devant eux et de nombreux chevaliers, sorciers ou Moldus, vinrent les rejoindre. Loin de s'offusquer de cette situation, l'Eglise érigea la congrégation en Ordre : ainsi, les Templiers n'étaient plus sous la tutelle d'un roi ou du Pape. L'Ordre était autonome et ne rendait de compte à personne : son seul but était, selon sa chartre, « d'arbitrer les conflits avant qu'ils ne se déclarent et de maintenir une paix universelle profitable à tous les peuples ». Après la défaite sanglante contre les Turcs à Saint Jean d'Acre, les Templiers se réfugièrent en Europe, à Paris.
Le petit groupe s'enfonça dans les profondeurs de la terre. Nul besoin de torches, car les murs blancs projetaient une lumière vive qui se réverbérait sur le sol d'albâtre. Les sculptures des parois étaient en plein mouvement : à gauche une frise de feuilles de chêne ondulait au passage d'un char lancé au galop conduit par les représentations de César et Cléopâtre poursuivant un troupeau de licorne, tandis qu'au plafond un public au visage pâle et quelques créatures encourageaient bruyamment les deux trolls du mur de droite, qui s'affrontaient dans un match de massue arbitré par une chimère de pierre. Quelques sorciers prirent des paris en riant de la chute de la blague du pot de chambre, sous l'œil sévère de l'impatient Vespasien. La troupe se remit en marche jusqu'à une vaste salle ronde éclatante de blancheur. Une foule de sorciers se pressait sous les yeux des fresques paresseuses. L'endroit ressemblait à un vaste silo avec une multitude d'ouvertures en demi-lune réparties sur toute sa hauteur. Le plafond vrombissait en permanence et était agité des froissements d'ailes des milliers de fées dressées à livrer le courrier et les notes. Outre les sculptures, la paroi était pourvue d'innombrables échelles magiques qui montaient et descendaient les employés d'un étage à l'autre. Par sa sonorité, sa lumière, son flot incessant d'employés pressés et d'elfes industrieux, le Temple était partout surnommé « La Ruche ». L'on remarquait ceux qui y pénétraient pour la première fois à leur air hagard et déstabilisé. Fort heureusement les elfes d'accueil étaient là pour les guider, tandis que des trolls de surveillance hébétés, massue sur l'épaule, faisaient leur ronde d'un pas traînant, assommant de temps à autre une fée venue vrombir trop près de leur oreille d'un revers de leur lourde main.
Le petit groupe se dispersa, chacun se rendant vers son scriptorium. Vespasien, l'air suffisant, s'avança pompeusement le nez en l'air vers l'échelle numéro XII, sous les hochements respectueux des sorciers qu'il croisait. Car le sire Vespasien de Mortecoeur était un homme important: il portait les titres de Grand Seigneur du Languedoc, Patricien du Conseil, Directeur des Affaires Juteuses, Suzerain Paladin et bien d'autres de moindre importance. Il regrettait cependant l'époque où les elfes hérauts étaient autorisés. Habillés de sac de jute aux couleurs de la région du parlementaire qu'ils représentaient et portant un étendard, ils criaient « Place ! Place au Grand Seigneur! » de leur voix couinante. Les sorciers aux alentours, immédiatement alertés, se pressaient pour faire leur cour, l'échine courbée. Les choses s'étaient gâtées lorsque tous les membres jaloux du parlement sorcier –soit 143 personnes- firent de même. Assourdis par les « Place ! Place ! », les employés ne savaient où donner de la tête et l'affaire dégénéra en une énorme bagarre d'elfes qui dura près de deux jours. Depuis, les sorciers se contentaient de hocher la tête silencieusement sans se précipiter vers lui. Cela irritait grandement la fierté du Patricien, qui prenait la chose comme affaire personnelle. Désormais il ne favorisait que ses courtisans tout en considérant ceux qui l'avaient délaissé comme ses ennemis personnels.
« Second étage » dit le sire de Mortecoeur d'un ton inutilement emphatique en posant fermement une main et un pied sur les barreaux de l'échelle magique qui ne comprenait pas l'importance de son passager. Volant à travers le vide, la foule ne semblait composée que de têtes d'épingles. Arrivé à destination, le Grand Seigneur la considéra un instant et se félicita qu'un homme tel que lui, si exceptionnel, si talentueux, en un mot si parfait, fût l'une des figures de proue de la politique sorcière depuis ces vingt dernières années. Il méprisait tous ces ingrats qui, au lieu de l'idolâtrer ventre à terre, ne reconnaissaient pas l'intensité de son travail ni l'importance de sa charge. Une petite fée chargée d'un pli vint interrompre sa rêverie philanthropique. Il se saisit de la lettre cachetée de cire noire et tourna les talons en direction de son bureau.
