The Faces of Insanity

Quelques informations essentielles avant de commencer cette fiction…

Pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas l'univers du jeu Far Cry 3, sachez que le rating M n'est pas là par hasard. Des scènes de VIOLENCE parfois extrêmes seront présentes tout au long de la fiction, en revanche il n'y aura pas de violences de nature sexuelle (tout est consenti, sachez-le. J'en vois deux-trois au fond qui ont l'air soulagés ahah).

Deuxièmement, j'ai conçu cette aventure avec et à partir de PLAYLISTS calibrées pour que chaque scène corresponde à une chanson (grosso modo), selon une vitesse moyenne de lecture de 300 mots par minute (vitesse tout à fait normale, ni trop rapide, ni trop lente). Chaque playlist de chapitre EST DISPONIBLE DEJA TOUTE PRÊTE SUR YOUTUBE, il vous suffira de cliquer sur le lien que je mettrai en commentaire de publication sur Facebook ou de taper tout simplement « FC3 chX » dans la barre de recherche de Youtube (en remplaçant bien entendu le X par le numéro du chapitre). Cliquez ensuite sur « Tout regarder » et laissez-vous emporter par l'histoire et sa bande son.

Voilà, maintenant que tout est dit, je vous invite à lancer la playlist « FC3 ch1 » et à découvrir sans plus tarder cet univers, en même temps que mon héroïne. J'espère que l'histoire vous plaira et n'hésitez pas à laisser votre avis à la fin ! Bonne lecture et gros bisous.

Playlist Youtube « FC3 ch1 »
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M.I.A - Paper planes

Bigteteny's Finest - Lovasok a Szakadek Fele

Jean-Michel Jarre - Souvenirs de Chine

Dire Straits - Fade To Black

Vengaboys – Paradise

Chapitre 1 : Pattaya

La chaleur était étouffante dans la petite chambre d'hôtel où elle avait élu domicile pour la nuit. Elle savait déjà avant d'arriver à Bangkok que le taux d'humidité y serait largement supérieur à celui de l'Angleterre, son pays natal, tout comme la température… mais la moiteur ambiante devenait littéralement insupportable entre quatre murs non climatisés. Pas étonnant que la moitié de la population envahisse les rues à la nuit tombée, à l'affût du moindre souffle d'air frais.

Comme toutes les grandes capitales tentaculaires du monde, Bangkok était une ville qui ne dormait jamais. Quelle que soit l'heure du jour où de la nuit, les rues demeuraient envahies de monde, locaux se mêlant aux touristes, les jeunes aux vieux, les hommes aux femmes… sans oublier les ladyboys qui faisaient la réputation de certains quartiers. On trouvait de tout à la lumière des néons : poisons et poudres exotiques, fruits savoureux, contrefaçons à prix cassés et autres babioles dont raffolaient les farang, les étrangers. Cette ville était la destination idéale de tous ceux qui voulaient réaliser leurs rêves, même les plus fous. Surtout les plus fous.

Pourtant, Sarah avait fini par détester la cité presque autant qu'elle l'adorait. A vingt-sept ans lorsqu'elle avait débarqué pour la première fois en Thaïlande, elle avait été conquise par la folie organisée qui régissait littéralement les lieux. Les bruits, les odeurs, l'agitation l'avaient submergée et elle s'était laissé volontiers emporter par le rythme effréné des vendeurs ambulants, du trafic ininterrompu et du bruit omniprésent.

Avec ses temples anciens, ses buildings ultramodernes, ses plages noires de monde et sa nourriture aux saveurs toutes plus puissantes les unes que les autres… le pays entier était un paradis des sens, et à chaque coin de rue, de petits dealers offraient, en échange de quelques bahts, divers moyens de les décupler artificiellement.

Tout était donc parfait. Jusqu'à ce que le voyage organisé avec ses amis ne devienne un véritable cauchemar. Un truc de fou, un scénario sans queue ni tête. Sarah les avait quittés trois jours pour rendre visite à un autre ami en déplacement professionnel à Phuket, avant de revenir à la capitale et de trouver leurs chambres vides. A l'exception de quelques vêtements, chaussures et de leurs valises encombrantes, Jenna, Luke et Ryan avaient quitté la suite et n'étaient pas rentrés depuis soixante-douze heures. Le réceptionniste de l'hôtel les avait vus partir, sacs de randonnée au dos, pour ne plus revenir.

Sarah avait légèrement vu rouge. Pourquoi n'avait-il pas contacté la police pour signaler leur disparition ? L'homme s'était contenté de hausser les épaules avec l'air de s'en foutre royalement. « Les chambres sont payées jusqu'à demain, s'ils ne dorment pas ici ce n'est pas mon problème. Peut-être ont-ils décidé de prolonger leur excursion ? »

Une excursion imprévue au programme ? Sans la prévenir de leur départ alors qu'ils savaient pertinemment qu'elle serait de retour trois jours plus tard ? Non, ça ne leur ressemblait pas. Surtout venant de Jenna Portman, jeune organisatrice de mariage ambitieuse et maniaque de l'organisation notoire. Il avait déjà fallu des mois de négociations et de supplications de la part des garçons et de Sarah pour qu'elle accepte de prendre deux semaines de vacances en plein hiver (période où même les Anglais les plus imperméables aux intempéries rechignaient à se marier). La seule idée qu'elle prenne le risque de manquer l'avion du retour pour retrouver son boulot chéri était ridicule. Quelque chose clochait donc définitivement.

Le lendemain, Sarah avait été priée de vider les lieux. Bien que ses trois amis n'aient toujours pas réapparu, elle avait dû récupérer leurs affaires et vider leurs chambres sous peine de devoir payer une journée de plus. L'hôtel était plutôt chic et même s'ils étaient parvenus à se payer une suite à quatre, grâce à un budget soigneusement étudié et à un site de réservations à prix cassés en ligne, elle ne pouvait maintenant plus se permettre de gaspiller son argent ainsi. Surtout s'il lui fallait rester sur place pour chercher ses amis. Elle avait donc placé leurs affaires à la consigne de l'aéroport et avait troqué la suite luxueuse pour une chambre de sept mètres carrés dans une petite pension miteuse des quartiers à touristes. Sans foutue climatisation.

Sarah expira bruyamment et se retourna sur les draps imprégnés de sueur. Toute la journée, elle avait écumé les endroits habituels où ils avaient traîné pendant quinze jours. Bars, plages, restaurants… Armée d'un selfie de groupe pris avec son téléphone, elle répétait inlassablement les mêmes questions, en anglais et dans un thaï approximatif. « Avez-vous vu ces personnes ? Khuṇ ca dị̂ h̄ĕn khn h̄el̀ā nī̂ h̄rụ̄x mị̀ ? » La plupart des réponses étaient négatives, au mieux elle récoltait quelques haussements d'épaules ou regards désolés. Elle avait également tenté de s'adresser à la police de la ville, mais le commissariat était déjà bondé de touristes mécontents et la jeune femme au standard l'avait dissuadée de passer les trois heures et demie suivantes à faire la queue, prétextant que ses amis finiraient bien par refaire surface à un moment où à un autre. Il avait fallu attendre la fin de la soirée pour enfin tomber sur une piste. Elle avait retrouvé dans un bar l'un des plagistes avec qui ils avaient sympathisé au cours de leur voyage. Le jeune homme l'avait écoutée patiemment et lui avait assuré que ses amis avaient pris le train pour Pattaya, dans le but de partir en randonnée organisée sur une île déserte paradisiaque au large des côtes. S'ils n'étaient pas rentrés, alors ils étaient sûrement encore là-bas.

Sarah avait failli l'embrasser. Après des heures de recherches infructueuses, cette information était la plus précieuse et la plus pertinente qu'elle ait en sa possession. Mais maintenant qu'elle se trouvait dans sa chambre, en proie à la solitude la plus totale, la situation lui semblait plus sombre que jamais. Et si le bateau qu'ils avaient pris pour aller sur cette île avait coulé ? Et s'ils s'étaient perdus au milieu de l'océan ? Et si...

Avec un soupir d'exaspération, Sarah ferma les yeux pour essayer de calmer son imagination galopante. Reprendre le contrôle. Elle avait toujours tendance à imaginer le pire dès que quelque chose d'inhabituel se produisait. Peut-être parce que le pire était toujours la solution la plus excitante. Pourtant cette fois, quelque chose lui disait qu'elle n'était pas loin de la vérité…
Maintenant qu'elle avait fait le vide dans sa tête, le faible ronron du ventilateur de plafond lui sembla soudain assourdissant. Il fallait qu'elle dorme. La journée du lendemain serait longue et elle devait reprendre des forces. Roulant sur le flanc, elle tassa son oreiller sous sa tête et ramena ses genoux contre sa poitrine. Demain, direction Pattaya.

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Le train s'arrêta avec un grincement assourdissant le long du quai et à peine descendue du wagon refroidi à une vingtaine de degrés, Sarah eut de nouveau l'impression d'entrer dans un hammam. Sa peau, qui avait eu le temps de sécher pendant le trajet en train, se recouvrit presque instantanément d'une fine pellicule de sueur et elle poussa un soupir de lassitude. Autour d'elle, tous les gens ou presque traînaient des valises à roulettes en short et débardeur. Ayant opté pour laisser la sienne à la consigne de Bangkok, Sarah ne s'était encombrée que d'un sac à dos de randonnée qui lui tenait encore plus chaud qu'une cape en velours noir. Elle n'était pas encore sortie de la gare de Pattaya qu'elle sentait déjà sa fine chemise en flanelle s'engluer à son dos trempé. Il était hors de question de l'ôter pour le moment, cependant. Elle ne portait qu'un débardeur en-dessous et les sangles de son sac avaient tendance à lui irriter la peau si elle ne portait pas de tissu entre les deux.

Elle suivit un panneau indiquant les toilettes et poussa la porte, pour se diriger aussitôt vers les lavabos. Elle tourna le robinet et s'aspergea abondamment le visage et les cheveux. Une fois trempés, ceux-ci garderaient un peu de fraîcheur, ce qui ne serait pas du luxe si elle devait passer la journée au pic du soleil à interroger les passants. En jetant un regard à son reflet dans le miroir, elle constata pour la première fois depuis deux jours à quel point l'inquiétude avait influencé ses traits. Avec ses cheveux blond cendré trempés qui cascadaient sur ses épaules, les cernes qui grisaient sa peau sous ses yeux noisette et le manque de sommeil qui tirait l'ensemble de ses traits, elle semblait tenir une bonne grosse gueule de bois. Et s'il n'y avait pas eu le bronzage parfait, peaufiné à grands coups d'huile de monoï tout au long des vacances, elle aurait carrément eu l'air d'un cachet d'aspirine fatigué. Avec un soupir, elle referma le robinet et quitta les toilettes pour se mêler de nouveau aux voyageurs. A la sortie de la gare, elle se dirigea vers un taxi pour lui demander de la conduire à la pension de famille la moins chère et la plus proche de la marina et après une bonne demi-heure de bouchons et de coups de klaxon, le chauffeur la déposa devant une petite pension traditionnelle, qui comme elle le comprit très vite en voyant les deux hommes échanger une étreinte virile, était tenue par un de ses amis.

Après avoir pris son nom et noté les informations de sa carte d'identité, le logeur hurla quelque chose en thaïlandais et une jolie jeune fille d'environ dix-sept ans apparut à la réception. « Vous-voulez bien me suivre, s'il vous plaît ? », demanda-t-elle à Sarah en anglais, avec un accent à couper au couteau. Sarah acquiesça et la suivit au deuxième étage. La chambre qu'on lui donna ne cassait pas trois pattes à un canard, mais ce n'était pas non plus le taudis de la veille. Une amélioration, donc.

« Qu'est-ce qui vous amène à Pattaya ? », demanda poliment la jeune fille en lui remettant la clé de la chambre. « Vacances ? Travail ? »

« Ni l'un ni l'autre », répondit Sarah en sortant son téléphone de la poche de son short. Elle pianota quelques instants sur les touches et afficha le selfie qui la représentait en compagnie de ses trois amis. « Je cherche les personnes qui sont avec moi sur cette photo. Ils ont disparu depuis trois jours. Quelqu'un m'a dit qu'ils avaient réservé une excursion au départ de la marina pour une randonnée sur une île déserte. Mais ils ne sont jamais revenus à Bangkok. »

L'adolescente pinça les lèvres et Sarah sentit aussitôt que le scénario de la mésaventure ne lui était pas inconnu. Elle ouvrit la bouche plusieurs fois, ses doigts triturant nerveusement le bas de son tee-shirt, mais lorsqu'elle finit par prendre la parole ce ne fut pas pour donner la moindre information. « J'espère qu'ils sont sains et saufs. Veuillez m'excuser, je dois… » Elle désigna la porte du doigt et se dirigeait vers le couloir, lorsque Sarah la retint par le bras. La jeune fille sursauta et Sarah la relâcha aussitôt, se rappelant que les contacts physiques entre inconnus n'étaient pas très appréciés chez les Thaïs.

« Attends, tu sais quelque chose… Je l'ai vu dans ton regard. Est-ce que tu as vu mes amis ? Tu sais où ils sont ? »

L'adolescente sembla prise de panique et balaya les environs du regard, ce qui était clairement une précaution inutile, étant donné qu'elles étaient seules à l'étage. « S'il vous plaît, Madame. Je ne sais rien, rien du tout. Je… Vos amis doivent être quelque part en ville… »

« S'il te plaît, si tu sais quoi que ce soit, dis-le-moi. Tu pourrais me faire gagner un temps considérable ! », insista Sarah en fronçant les sourcils. Elle avait légèrement haussé le ton, pas pour intimider la pauvre enfant, mais parce qu'elle refusait de la laisser partir sans lui avoir fait cracher le morceau. Elle avait perdu suffisamment de temps à Bangkok comme ça.

« Je… » La petite semblait maintenant au bord des larmes. Avec un gémissement, elle repoussa Sarah dans la chambre et ferma la porte derrière elles. « Vous ne devez pas dire que je vous ai parlé. A personne. Vous comprenez ? Personne. »

« Juré », répondit Sarah en essayant de ne pas avoir l'air trop triomphante.

« Je ne suis sûre de rien, mais… il arrive de temps en temps que des touristes disparaissent à Pattaya. Parfois un voyageur tout seul, parfois un petit groupe entier ou des couples… Leurs affaires sont conservées par les hôtels, mais… ils ne viennent jamais les récupérer. »

« La police n'enquête pas ? », s'étonna Sarah avec une grimace.

L'adolescente secoua la tête frénétiquement. « La police se fiche pas mal des touristes qui manquent, Madame, ils ont suffisamment de travail à faire avec ceux qui sont déjà présents. »

Sarah voulait bien le croire. Si la réputation de Pattaya était fondée, c'était le royaume de la drogue et de la prostitution. Pas étonnant que les flics du coin ne soient pas enclins à retrouver ceux qui troublaient en grande partie le calme relatif de la station balnéaire.

« Les gens d'ici n'en parlent pas trop mais des rumeurs circulent. La plupart des disparus partent en excursion sur une île. Je ne sais pas qui les amène là-bas ni comment ils s'y rendent… », ajouta-t-elle en voyant que Sarah ouvrait la bouche pour lui poser la question. « Mais l'endroit s'appelle Rook Island. C'est tout ce que je sais. »

« Rook Island ? », répéta Sarah en haussant les sourcils. « Et qu'est-ce qu'il y a sur cette île ? »

L'adolescente haussa les épaules. « Mon cousin dit que les farang se réunissent là-bas pour faire de mauvaises choses… et que si on ne les revoit jamais, c'est parce qu'ils se détournent totalement du droit chemin et préfèrent continuer à prendre des drogues et à faire la fête jusqu'à… » Elle n'acheva pas sa phrase mais c'était inutile. Sarah avait saisi le principe. Jusqu'à en mourir. Bon, ça ne l'étonnait pas vraiment de la part de Luke, qui semblait bien décidé à tester toutes les drogues du monde depuis son dix-huitième anniversaire… Mais Jenna et Ryan n'auraient pas supporté un tel environnement. Il y avait donc autre chose…

« Pourquoi la police ne fait-elle pas une descente sur cette île, puisque tout le monde ici semble savoir ce qu'il s'y trame… ? »

Son interlocutrice ne répondit pas et haussa les épaules. « Je ne sais pas. Et même si je le savais… vous avez l'air gentille, Madame, ne cherchez pas vos amis. Vous allez vous attirer des ennuis. Personne ne parle de Rook Island, ici. C'est mal vu. Retournez à Bangkok, vous y serez plus en sécurité. » La jeune fille se dirigea de nouveau vers la porte et posa la main sur la poignée sans la tourner. « S'il vous plaît, ne dites pas à mon père ni à personne d'autre que je vous ai parlé de l'île… »

« Je ne dirai rien », assura Sarah en hochant la tête. « Merci pour les informations. »

« Si vous voulez vraiment me remercier, repartez à Bangkok… », rétorqua-t-elle un peu trop sèchement. Elle ouvrit enfin la porte, se retourna pour esquisser un wai, le geste de salutation traditionnel, et quitta la chambre à pas de loups.

C'est en sentant ses poumons la brûler que Sarah réalisa alors qu'elle retenait sa respiration depuis un bon moment. Bon sang, à peine arrivée, elle avait déjà une destination. Restait à trouver l'entreprise qui organisait les séjours sur l'île. Rook Island… Dégainant son smartphone, elle entra le nom dans la barre de recherche de Google mais aucun résultat pertinent ne s'afficha. Peut-être ne l'orthographiait-elle pas correctement ? Elle tenta pendant quelques minutes diverses versions possibles du mot, sans succès. Elle allait manifestement devoir reprendre les bonnes vieilles méthodes ancestrales : arpenter les rues et demander aux passants et aux commerçants. Avec un soupir, elle laissa tomber son gros sac de randonnée dans un coin de la chambre, ôta sa chemise en flanelle pour ne garder que son débardeur et enfouit dans une petite besace son smartphone, ses papiers d'identité, sa carte de crédit et une liasse de bahts retenus par un élastique. Elle quitta la chambre, verrouilla derrière elle et après avoir salué le propriétaire de la pension d'un rapide wai, s'enfonça dans les rues de Pattaya en direction de la marina.

Si Bangkok était déjà une ville bruyante et frénétique, Pattaya battait tous les records. Partout, des néons et des panneaux criards cherchaient à attirer l'œil des touristes, à grand renfort de musique techno et de rabatteurs aux voix de stentor. La Thaïlande des reportages anxiogènes que les Européens se plaisaient à regarder s'étalait sous les yeux saturés de Sarah. Il était à peine onze heures du matin et ceux qui sortaient des excès de la veille encore défoncés croisaient ceux qui démarraient précocement la fête de ce soir à grands coups d'alcool dans le gosier. Tout ce beau monde se côtoyait dans le plus grand des bazars, au milieu des familles en route pour la plage et des gamines qui décoraient les trottoirs. Si la Thaïlande était un pays globalement très propre et harmonieux, Pattaya transpirait la saleté. Pas une saleté physique, pas de déchets ni de pollution. Mais la saleté métaphorique du tourisme sexuel, celle des étrangers survoltés et transpirants qui avaient métamorphosé cette magique station balnéaire en une gigantesque bacchanale.

Aux abords de la marina, les restaurants et hôtels chics avaient succédé aux plages et aux boutiques à touristes. De nombreuses devantures proposaient des mini-croisières dans les îles avoisinantes et Sarah décida de commencer par là. Malheureusement, soit les propriétaires de bateaux disaient ne rien savoir de cette île, soit ils la chassaient sans ménagement de leur boutique. L'un d'eux lui avait même agrippé le bras si fort, que la marque de ses doigts était restée imprimée dans la chair pendant quelques minutes.

Vers une heure de l'après-midi, passablement énervée, elle s'était assise à la terrasse d'un café et avait commandé de quoi boire et se restaurer. Le serveur s'était d'ailleurs lui aussi empressé de battre en retraite dans les cuisines lorsqu'elle lui avait demandé s'il savait comment aller sur Rook Island. Sarah semblait se trouver dans une impasse. Autant elle avait eu l'impression d'avancer à pas de géant grâce aux informations de la fille de son logeur, autant maintenant elle faisait du surplace. La moitié de la journée était déjà écoulée et elle n'avait pas l'ombre d'une piste supplémentaire.

Une fois son jus d'ananas et sa salade de papaye au piment avalés, Sarah demanda une bouteille d'eau plate supplémentaire au serveur, qu'elle fourra dans sa besace, puis régla la note. Elle avait encore toute une partie de la marina à ratisser et si arrivée au bout elle ne trouvait rien, elle irait plus loin s'adresser aux pêcheurs locaux. A condition de pouvoir en trouver un qui parle un minimum anglais…

Les quais de la marina étaient surpeuplés et elle décida de s'y aventurer afin de repérer les bateaux et d'éventuels panneaux proposant des séjours de rêve dans des îles désertes. Si les activités qu'offrait Rook Island étaient aussi douteuses que l'avait suggéré la fille du patron de la pension, l'entreprise qui organisait ces trips ne devait pas avoir pignon sur rue. Il lui fallait chercher plus petit.

Un Thaï qui astiquait son canot à moteur à l'écart des yachts et autres voiliers de luxe lui sembla être une bonne option pour commencer ses recherches dans le secteur. « S̄wạs̄dī, excusez-moi… » L'homme leva les yeux et plissa les paupières pour la regarder, avant de hocher la tête. « Vous parlez anglais ? xạngkvs̄ʹ ? Anglais ? » Aussitôt le type secoua la tête et la main de gauche à droite en signe de dénégation. Sarah jura dans sa barbe et décida d'aller droit au but. « Rook Island. Vous connaissez ? Rook Island. »

A la mention du nom, l'homme s'était figé, puis il regarda nerveusement autour de lui, mais personne ne semblait prêter attention à leur échange. « Maï ! Maï ! Non ! », aboya-t-il en faisant de grands gestes pour repousser Sarah. Mais celle-ci en avait assez qu'on refuse de lui parler, surtout qu'à l'instar de tous les autres, l'homme semblait en savoir beaucoup plus qu'il ne le prétendait.

« S'il vous plaît, dites-moi juste comment je peux aller sur Rook Island ! », s'énerva-t-elle, oubliant que son interlocuteur ne devait pas comprendre la moitié de sa phrase. Mais l'homme ne savait que hurler le même mot « non », encore et encore… Autour d'eux, les passants commençaient à les regarder étrangement et Sarah se sentir rosir de colère, de fatigue et de honte. Un touriste hilare la bouscula violemment sans s'excuser et elle sentit les dernières barrières de la politesse s'effondrer au profit d'une frustration et d'une rage incontrôlables.

« BORDEL MAIS Y'A PERSONNE DANS CE BLED POURRI QUI PEUT M'EMMENER SUR CETTE PUTAIN D'ÎLE ? »

Un bref silence choqué tomba sur les environs, pendant lequel passants et navigants la dévisageaient avec étonnement et indignation. Avant de reprendre leurs activités comme si de rien n'était. Sarah poussa un gémissement à peine audible et regarda d'un air abasourdi la masse de badauds qui se fichait totalement de ce qu'elle pouvait dire ou faire. Elle aurait pu crever la bouche ouverte, qu'ils n'auraient pas levé le petit doigt. Le type sur son canot lui jetait de temps à autre des regards venimeux et elle finit par abandonner et s'éloigner de lui pour qu'il se calme, la mort dans l'âme. A quelques mètres d'elle, deux hommes la dévisageaient avec intérêt et machinalement, elle remonta le décolleté de son débardeur vers sa gorge et se détourna, mal à l'aise face à leurs regards insistants. L'un d'eux se pencha vers l'oreille de l'autre et lui murmura quelques paroles qui le firent ricaner. Gênée et humiliée par le scandale qu'avait fait l'homme sur son petit canot (mais surtout par son accès de colère idiot qui avait au moins eu le mérite de la soulager temporairement), elle décida de battre en retraite pour regagner la rangée de restaurants et de bars en bord de mer. Sans remarquer le jeune homme qui venait de la prendre en chasse.

Elle erra comme une âme en peine tout le reste de l'après-midi, s'arrêtant de temps en temps pour boire, grignoter ou simplement regarder d'un air las le flot ininterrompu de passants qui se pressaient les uns contre les autres le long des rangées de bateaux. De toutes parts, les gens se prenaient en photo, souriaient, riaient, s'interpellaient. Son immobilité devait faire tache au milieu de cette foule bruyante et joyeuse, et elle se sentait plus seule que jamais, plus encore que dans son infâme chambrette de la veille. Pourtant, elle ne l'était pas. Toujours posté à quelques dizaines de mètres, son poursuivant restait fidèle au poste. Mais elle était bien trop concentrée sur son faux sentiment de solitude pour le remarquer.

A la fin de la journée, dégoulinante de sueur et les jambes lourdes, Sarah finit par se poser dans un petit bar éclairé aux néons violets, fréquenté par une poignée de jeunes Thaïs déjà bien alcoolisés. Les tables et chaises en bois ne lui disaient rien qui vaille et elle n'avait aucune envie de s'asseoir seule à une table de quatre. Ce serait le meilleur moyen de déprimer encore plus et elle n'avait pas besoin de ça. Il fallait qu'elle continue de penser raisonnablement. Près du comptoir, le tenancier lui adressa un bref salut, son chiffon à verres dans les mains et elle décida de s'assoir sur l'un des tabourets alignés devant lui. Les enceintes bon marché fixées au mur crachotaient les premières notes d'un vieux tube des Dire Straits, Fade To Blacket elle se laissa emporter par le rythme lent et reposant de la musique. « Une bière, s'il vous plaît », souffla-t-elle en se hissant mollement sur un haut tabouret avant de laisser tomber son front contre le comptoir. Quelques secondes plus tard, une Chang bien fraîche l'attendait sagement sur un sous-bock et elle s'en empara goulûment, buvant directement à la bouteille. Quand elle la reposa, la moitié du liquide manquait déjà à l'appel. La journée avait été un fiasco total. Personne n'avait voulu la renseigner et/ou l'emmener sur Rook Island. Pour ce qu'elle en savait, l'île pourrait tout aussi bien ne pas exister… ou faire partie de ces endroits dont tout le monde entend parler mais dont on ne voit jamais la couleur.

« Dure journée ? »

Elle releva la tête et dévisagea le jeune Occidental plutôt grand et svelte, qui venait de s'asseoir à côté d'elle au comptoir. Son accent américain ne laissait aucun doute sur ses origines et son sourire étincelant de star hollywoodienne non plus. Deux yeux bleu océan illuminaient son visage, lequel était surmonté d'une masse de cheveux châtain soigneusement sculptés pour donner un effet « coiffé décoiffé ». Un look bien plus étudié qu'il n'y paraissait.

Sarah hocha lentement la tête avec une grimace. « Ouais, plutôt dure, en effet… »

« Je m'appelle Doug », se présenta le jeune homme en tendant une main, qu'elle serra.

« Sarah. »

« Qu'est-ce qui a plombé ta journée à ce point, Sarah ? »

Elle soupira, reprit une gorgée de bière et secoua la tête. « Disons que… rien ne se passe comme prévu. Je cherche quelque chose mais le monde entier se ligue contre moi pour m'empêcher de le trouver. Et toi, ta journée ? »

Doug s'esclaffa. « Ma journée vient de commencer, à vrai dire. » Devant l'air étonné de la jeune femme, il s'expliqua. « Je suis DJ. Donc là, je ne vais pas tarder à aller bosser. »

« Je vois… » Sarah fronça les sourcils et sourit. « Alors j'espère que ta journée qui commence sera moins mauvaise que la mienne qui s'achève… » Elle leva sa bouteille comme pour trinquer et avala une nouvelle gorgée de bière fraîche.

« Qu'est-ce que tu cherches, à Pattaya ? Et que tu ne trouves pas, manifestement… », gloussa Doug en faisant signe au barman de lui servir un verre à lui aussi.

« Mes amis… » Elle sortit son téléphone de sa poche et lui montra le selfie. Doug se pencha sur l'écran avec une expression sérieuse, puis l'interrogea du regard. « Ils sont arrivés à Pattaya il y a quatre jours, pour une excursion sur une île soi-disant paradisiaque… et depuis, rien. »

« Tu es sûre qu'ils sont ici ? », demanda Doug en lui rendant son téléphone. « Ils auraient pu repartir et explorer une autre ville. »

« Impossible, on était censés rentrer aujourd'hui en Angleterre. Et ils ont abandonné toutes leurs affaires à Bangkok. C'est incompréhensible… », acheva-t-elle à mi-voix, plus pour elle-même que pour son interlocuteur.

« Je vois… Tu n'as aucune autre piste ? »

Sarah porta une main à son visage et se frotta les yeux de ses paumes moites, avant de les reposer à plat sur le comptoir. « J'ai peut-être le nom de l'île, mais je ne suis même pas sûre qu'elle existe… »

« Dis toujours… »

« Est-ce que Rook Island, ça te dit quelque chose ? »

A cet instant, le barman qui se trouvait à trois mètres de là et essuyait une série de verres à bière, arrêta son geste et releva la tête d'un geste si vif qu'il attira l'attention de Sarah. Ce genre de réaction, elle en avait vu toute la journée et elle en avait sa claque. Elle allait lancer une réplique bien cinglante à l'attention du barman, lorsqu'elle remarqua qu'il ne la regardait pas elle, mais son compagnon à sa droite. Elle se retourna vers Doug, les sourcils froncés.

« Tu connais ? »

Le DJ sembla un instant décontenancé (ou vexé) d'avoir été démasqué aussi rapidement, puis se reprit et se pencha légèrement vers elle, comme s'il s'apprêtait à lui dévoiler un secret. « Qu'est-ce que tu crois savoir sur Rook Island ? », demanda-t-il avec un sourire énigmatique.

« Pas grand-chose, à part que les jeunes s'y retrouvent pour se défoncer la tête avec des substances illicites… »

Le sourire de Doug s'agrandit et il éclata d'un rire franc. « Rook Island est un conte de fées. Une légende urbaine. Une histoire que les touristes se transmettent saison après saison, année après année, sans jamais réussir à trouver cette foutue île. Tu as vu The Beach ? »

« Le film avec Léonardo DiCaprio ? »

« Ouais, celui-là. Tous ces petits connards qui parlent de l'Île, qui entretiennent le mythe du paradis terrestre… c'est juste des délires de fils à papa avides de sensations fortes… »

« Mais au final, l'Île existait bel et bien, non ? », grinça Sarah en finissant sa bière.

« L'île, oui. Mais le paradis… » Doug secoua la tête.

« Donc tu es en train de me dire que Rook Island existe mais que ce n'est pas une île paradisiaque ? »

« Peut-être bien que oui, peut-être bien que non… » Nouveau sourire indéchiffrable. Derrière son bar, l'homme avait repris l'essuyage de ses verres, non sans jeter de brefs coups d'œil réguliers dans leur direction. « Peut-être que Rook Island n'est accessible qu'à ceux qui veulent vraiment y aller. »

« Peut-être que j'ai déjà eu une journée suffisamment pénible pour que tu m'épargnes tes devinettes à la con, Doug-le-DJ ? », railla-t-elle avec un rictus impertinent.

Le jeune homme éclata à nouveau de rire et se passa une main dans les cheveux. « Ou alors je peux te présenter quelqu'un… », dit-il dans un murmure.

« Qui ? »

« Quelqu'un qui sait comment aller sur cette île… »

Sarah déglutit. Si ce type se fichait d'elle, alors il méritait l'Oscar du meilleur baratineur. Une sensation étrange lui tordit les entrailles et elle eut le sentiment qu'elle n'avait jamais été aussi près du but en deux jours de recherche. Si bien qu'elle ne savait même plus quoi dire.

« Tu veux que j'aille le chercher ? »

« Sérieux ? Tu es en train de me dire que tu peux aller trouver ce mec qui sait aller sur l'île et me le ramener ici ? »

Doug hocha la tête. « Il est justement en ville ce soir, il est arrivé de l'île hier matin pour faire un peu de business… et il repart demain. C'est l'occasion ou jamais. »

Le cœur battant, Sarah hocha la tête. « D'accord. Fais-le venir. »

« Tu es bien sûre que c'est ce que tu veux ? », demanda Doug en se levant de son tabouret pour finir sa bière d'un trait. « Je veux dire… tu n'es même pas certaine que tes amis sont là-bas, après tout. »

« C'est la seule piste que j'ai et il faut que je la vérifie. » Elle le gratifia d'un regard déterminé et il sembla comprendre qu'elle ne changerait pas d'avis.

« Très bien, attends-moi ici. J'en ai pour un quart d'heure, vingt minutes tout au plus. »

Sarah acquiesça et le suivit du regard alors qu'il quittait le bar après avoir déposé quelques bahts près de son verre de bière vide. Lorsqu'elle reporta son attention sur le barman, elle vit que celui-ci la fixait, immobile, une expression grave et sinistre plaquée sur ses traits. Après quinze minutes d'attente, une seconde bière et une petite coupelle de cacahuètes grillées, Sarah commença à douter du discours de Doug. Le DJ n'était toujours pas réapparu et Sarah ne mit pas longtemps à l'imaginer raconter à toute une bande de potes, hilares, qu'il avait réussi à convaincre une stupide Anglaise d'attendre un type qui ne viendrait jamais dans un bar de la ville. Après vingt-cinq minutes, le doute laissa la place à l'agacement et elle commençait à envisager sérieusement de déguerpir de ce trou à rats lorsqu'il pénétra dans le bar.

En bonne Londonienne, Sarah avait l'habitude des looks déjantés et en d'autres circonstances, elle ne se serait pas formalisée de la tenue du nouveau venu si le reste du personnage n'avait pas été aussi atypique. L'homme, de type Sud-Occidental, ne semblait pas avoir plus de trente ans et avait la peau littéralement tannée par le soleil du Pacifique Sud. Son teint hâlé, favorisé par des origines probablement latines, soulignait à la perfection ses muscles qui saillaient de toutes parts. Il portait un pantalon kaki d'inspiration militaire, avec d'énormes Rangers noires aux semelles épaisses comme de petits pneus. Son torse était habillé d'un débardeur rouge qui n'était plus de la première jeunesse et dont le tissu présentait quelques trous le long des bretelles. Un bracelet de tissu, rouge lui aussi, était noué autour de son biceps gauche et un nombre incalculable de colliers en cordelette tressée ornaient son cou. L'un d'eux portait un pendentif vert émeraude dont la forme n'évoquait rien de précis à Sarah. Ses cheveux étaient rasés, à l'exception d'une crête sombre qui ne devait tenir debout que par l'opération du Saint-Esprit (ou grâce à un bon demi-litre de gel fixation béton), et une longue cicatrice barrait tout le côté gauche de son crâne, jusqu'à se fondre dans son sourcil. Une fine barbe taillée en collier ornait sa mâchoire inférieure. Et comme Sarah put le constater en achevant son observation, il la dévorait des yeux.

L'intensité de son regard la surprit, tout comme l'immense sourire étincelant et charmeur qu'il lui décocha. Il n'était pas incroyablement beau à proprement parler, bien que sa musculature joue plutôt (beaucoup) en sa faveur, mais l'expression de son visage dégageait quelque chose de si puissant qu'il était presque impossible de s'en détacher. Il y avait du magnétisme dans ce type et si à cet instant, un scientifique avait annoncé à Sarah que la Terre entière tournait par la seule force d'attraction qu'il dégageait, elle l'aurait cru sans hésiter.

L'homme s'avança vers elle et prit place avec nonchalance sur le tabouret voisin, précédemment occupé par Doug-le-DJ. Où était-il, d'ailleurs ? Sarah détacha avec peine son regard du type à la crête pour faire un tour d'horizon du bar et remarqua avec stupeur qu'il s'était vidé en un instant de tous ses clients. Même le barman s'était éclipsé par la porte de service. Nom de Dieu…

« C'est toi, Sarah ? », demanda l'homme à la crête avec un nouveau sourire ultra-bright. Son anglais était teinté d'un léger accent espagnol, ce qui confirmait les origines latines qu'elle avait cru déceler dans son apparence physique.

Elle voulut répondre mais se rendit compte qu'aucun son ne semblait décidé à sortir de sa gorge, et se contenta donc d'un hochement de tête. Et merde, il va me prendre pour une débile…, se morigéna-t-elle, tandis que l'homme gloussait.

« Sarah-qui-veut-aller-sur-l'île… », chantonna-t-il doucement avant de se pencher par-dessus le bar pour attraper une bouteille de whisky presque pleine parmi les divers breuvages stockés là. « Qu'est-ce que tu cherches, hermana ? » Il se pencha de nouveau, absolument sans gêne, pour saisir cette fois deux petits verres. « Une expérience unique ? De l'aventure ? » Il leva devant lui la bouteille ouverte. « Whisky ? »

« N-non merci… », souffla-t-elle, retrouvant enfin l'usage de la parole. « Je cherche des amis… »

« On cherche tous des amis... » Il se remplit un verre qu'il vida aussitôt, puis un autre. « L'homme est un animal qui n'est pas fait pour vivre seul… »

« Non, je veux dire… Je cherche mes amis. Ils ont disparu, ici, à Pattaya. Ils sont partis en excursion sur une petite île et… bref, je m'inquiète pour eux. »

L'homme la regardait toujours avec insistance, les yeux brillants d'une lueur narquoise et un demi-sourire plaqué sur ses lèvres. « Snoop Douggy Dog m'a dit que tu avais une photo… ? »

Sarah se renfrogna. Si le jeune DJ lui avait déjà raconté toute l'histoire, pourquoi faire ce cinéma et ne pas lui demander directement de lui montrer le selfie ? D'un geste un peu brusque, elle saisit son téléphone et chercha la photographie dans la galerie d'images. « Moi, il m'a dit que vous faisiez des allers-retours sur l'île, est-ce que c'est vrai ? », demanda-t-elle avec une pointe d'insolence. « Parce que si ce n'est pas le cas, Monsieur… »

« Vaas. Vaas Montenegro », gloussa l'homme avec un haussement de sourcil amusé.

« Monsieur Montenegro… si vous n'êtes là que pour me faire perdre mon temps, dites-le. J'aimerais ne pas moisir ici plus que nécessaire. »

Il la dévisagea un instant avec attention, le bout de sa langue pointant légèrement entre ses lèvres rieuses, s'envoya une nouvelle rasade de whisky, et agita les doigts en direction du téléphone pour qu'elle consente enfin à le lui donner. Il regarda la photo à l'écran et pendant quelques secondes, rien ne se passa. Jusqu'à ce que le visage de Vaas s'éclaire et qu'il sourie de nouveau. « Je me souviens d'eux ! », s'exclama-t-il en agitant l'index en direction de l'image. « Les petits british ! Ils sont arrivés sur l'île il y a… » Il fit mine de réfléchir, une main frottant nonchalamment sa fine barbe sur son menton. « Trois… quatre jours, si ? La fille s'appelle… Jen… Jennifer ? »

« Jenna », fit Sarah d'une voix blanche.

« Jenna, putain, je le savais ! », jura Vaas en frappant le comptoir du plat de la main. Aussi étrange que puisse être cet homme, il semblait bel et bien avoir rencontré ses amis sur cette mystérieuse île, ce qui rassura quelque peu Sarah : au moins ils étaient arrivés sains et saufs, elle pouvait écarter tout scénario catastrophe impliquant un naufrage et/ou une noyade. Une vague de soulagement l'envahit.

« Est-ce que vous savez s'ils sont toujours sur l'île ? », s'enquit-elle en se penchant inconsciemment vers lui, avide de réponses. Le rapprochement ne sembla pas déplaire à son compagnon, qui remplit le deuxième verre encore propre et le déposa devant elle avec un petit claquement sonore.

« Je ne les ai pas ramenés ici avec moi hier, alors… oui, probablement… » Il esquissa un rictus et la regarda tremper les lèvres dans le whisky, faire une grimace et reposer le verre sur le comptoir.

« Est-ce que vous pouvez m'emmener avec vous demain ? Je dois absolument les trouver… »

Le rictus de Vaas s'agrandit et il hocha répétitivement la tête. « Tu dois vraiment beaucoup les aimer, tes amis, niña… »

La remarque prit Sarah de court et elle se mit à balbutier. « Eh bien… c'est surtout qu'on doit rentrer chez nous, on a déjà raté notre avion aujourd'hui alors… »

Elle se tut. Vaas ne disait plus rien non plus et se contentait de la regarder avec attention, toujours affublé de son sourire étrange. Sarah eut la sensation qu'il ne lui disait pas tout. Derrière le masque avenant et détendu qu'il s'efforçait de conserver, elle sentait un tempérament de feu, aussi changeant que le climat tropical, et peut-être tout aussi violent. Mal à l'aise, elle décida de mettre un terme à ce moment inconfortable et sauta à bas de son tabouret avec un rictus crispé. « Bon, eh bien… Dites-moi où on peut se retrouver demain et à quelle heure… je ne vais pas vous déranger plus longtemps… »

« Assise », lâcha Vaas d'une voix calme mais sans appel. Il n'avait pas besoin de hausser le ton pour se faire respecter, sa voix cassante possédait une autorité naturelle aussi imposante que son personnage et avant même de savoir ce qu'elle faisait, elle s'aperçut qu'elle s'était rassise illico presto. « Gentille petite perra… »

Sarah écarquilla les yeux, pas sûre d'avoir bien entendu. « C'est moi que vous venez de traiter de chienne ? »

« C'est affectif… vous, les chicas vous aimez ce genre de petits noms… », gloussa-t-il en remplissant de nouveau les deux verres de whisky. Le barman était toujours aux abonnés absents.

« Pas vraiment, non. » Fronçant les sourcils, elle le défia quelques secondes du regard, mais Vaas sembla s'en amuser plus qu'autre chose. Mieux, il s'en délectait. Peut-être n'avait-il pas l'habitude de voir une femme chercher à avoir le dernier mot avec lui, ce qui était plutôt compréhensible au vu de son impressionnante carrure. Si Sarah n'avait pas eu la fâcheuse habitude de jouer les matamores lorsqu'elle se sentait en position de faiblesse, elle se serait certainement tue et aurait baissé sagement les yeux pendant qu'il l'appelait perra. Mais elle avait toujours eu une grande gueule. On ne se refait pas, pas vrai… ?

« Depuis quand tu ne t'es pas amusée, hmm ? », demanda Vaas en vidant un nouveau shot de whisky.

« Pardon ? »

« Tu cherches tes amis depuis quoi… deux jours, ¿ vale ? Tu es stressée, angoissée… » Il porta une main à son cœur. « Je comprends. Tu es inquiète pour tes amis… Mais tout va bien, maintenant. Je sais où ils sont, je t'y emmène demain, tu peux te détendre… »

« Je me détendrai une fois rentrée chez moi, merci… »

« Hermana, tu es à Pattaya, en putain de Thaïlande ! », s'emporta-t-il en levant les bras au plafond. « La cité où tous les plaisirs sont permis. Des millions de gens espèrent toute leur vie venir ici sans jamais pouvoir réaliser ce rêve. Par respect pour eux… tu es obligée de passer une bonne soirée. »

Sarah laissa échapper un rire moqueur. « On dirait mon père. 'Finis ton assiette, pense à tous les petits Somaliens qui n'ont même pas un bol de riz à manger…' », fit-elle d'une voix grave en agitant un index menaçant.

« Et il avait raison. » Vaas hocha la tête d'un air sentencieux et empoigna la bouteille de whisky par le goulot. Le niveau de liquide avait atteint un seuil critique depuis qu'il avait commencé à les servir. « C'est comme ce whisky. Par respect pour tous les petits Somaliens qui n'ont pas d'alcool à boire, nous allons terminer cette bouteille. Et ensuite on va sortir d'ici et s'amuser. »

« Je suis quasiment sûre que les Somaliens se fichent pas mal d'avoir ce whisky… »

« Pas étonnant, c'est de la merde… » Il tendit le cou en direction de la porte de service par laquelle avait disparu le propriétaire des lieux quelque temps plus tôt et hurla : « De la MERDE. » Sarah sursauta, surprise par sa voix de stentor, tandis qu'il reprenait sur un ton plus conventionnel : « Sérieusement, ce coño devrait être en prison pour oser servir ça à ses clients. »

Elle secoua la tête, amusée, et Vaas sut aussitôt qu'il avait gagné lorsqu'elle esquissa son premier véritable sourire depuis deux jours. Il servit deux nouveaux shots, vida le sien d'un trait et fit basculer la bouteille désormais vide pour recueillir les dernières gouttes directement dans son gosier. Sarah le dévisagea un instant, partagée entre l'envie de le suivre dans son délire et celle de rentrer sagement à son hôtel pour une bonne nuit de sommeil bien mérité. Mais elle devait avouer qu'il avait raison… C'était probablement l'une de ses dernières soirées dans le pays, elle était certaine de retrouver ses amis le lendemain… elle pouvait s'accorder un peu de bon temps. Les deux iris de Vaas brillaient d'une lueur indéfinissable en la voyant céder et cette lueur s'intensifia lorsqu'il la vit saisir son verre pour le boire cul-sec.

« Je suis fier de toi, hermana… Allez, on bouge d'ici. Le service laisse vraiment à désirer, no ? »

« Je vous suis », lança-t-elle en sautant à bas de son tabouret. Vaas se dirigeait déjà à grands pas vers la sortie et elle fronça les sourcils.

« Vous ne payez pas ? », s'offusqua-t-elle en cherchant de nouveau le barman des yeux, mais celui-ci restait introuvable.

« Payer qui ? », rétorqua-t-il en écartant les bras, son sourire malicieux de retour sur ses lèvres. Il se détourna et poussa la porte du bar, obligeant Sarah à se dépêcher de défaire un ou deux billets de sa liasse de bahts pour les coincer sous la bouteille vide, sur le comptoir. Elle pressa ensuite le pas pour ne pas perdre son guide de vue.

A l'extérieur, les quais étaient toujours aussi noirs de monde. La nuit était tombée et le seul éclairage provenait désormais des néons multicolores et des réverbères. Des filles, des garçons et des ladyboys de tous âges attendaient patiemment le client assis sur des chaises le long de la voie piétonne ou directement sur le sol, des rabatteurs proposaient aux passants des massages dans presque toutes les langues connues, et Sarah sentit malgré elle son regard s'attarder tristement sur les rangées d'adolescentes maquillées à outrance et court vêtues, juchées sur des talons de douze centimètres. Une large main, presque brûlante, se posa sur son épaule et elle tourna la tête, revenant brusquement à la réalité. La main de Vaas avait glissé de son épaule à sa nuque et il tenait désormais fermement son visage en face du sien.

« Prête à t'amuser, Sarah-qui-veut-aller-sur-l'île ? », souffla-t-il en la sondant de son regard pénétrant.

Elle hocha la tête, intimidée. « D'accord, mais loin de ces pauvres enfants, ça me hérisse de voir… » Elle inclina la tête en direction des jeunes prostitués et il haussa les épaules. Evidemment, il voit ça tout le temps, il n'est même plus choqué…

« Je sais où on va aller, contente-toi de… cómo se dice… ah oui, au pied, perra ! », ajouta-t-il en lui faisant un signe impérieux de le suivre. Elle le fusilla du regard tandis que le rire de Vaas s'élevait brièvement dans le tumulte de la foule. Il s'éloignait et par pur esprit de contradiction, Sarah attendit qu'il ait presque disparu pour le suivre. Mais pas trop tout de même… il était le seul à savoir où se trouvaient ses amis et il ne lui avait toujours pas dit d'où le bateau partirait le lendemain. Il aime avoir le contrôle… Il sait que j'ai besoin de lui et il compte bien en profiter jusqu'au bout. Elle en eut la confirmation quelques secondes plus tard. Même s'il avançait d'un pas ferme et décidé parmi les vacanciers, il jetait de discrets et réguliers coups d'œil derrière lui pour s'assurer qu'elle le suivait toujours. Après quelques minutes de marche, Sarah vit qu'il s'était arrêté sur le trottoir et l'attendait avec une expression impatiente.

« Je croyais t'avoir dit de rester au pied, Sarah », gronda-t-il tandis que la jeune femme prenait tout son temps pour franchir les derniers mètres entre eux.

« Je croyais t'avoir dit de ne plus m'appeler perra, Vaas », l'imita-t-elle en cessant inconsciemment de le vouvoyer pour la première fois. Si elle ne s'en rendit pas compte, ce ne fut pas le cas de Vaas, dont le visage se fendit de nouveau d'un sourire narquois.

« Tu t'y feras… »

Elle leva les yeux au ciel et décida de changer de sujet : manifestement, il ne lâcherait pas l'affaire et elle non plus. Avec deux têtes de mules pareilles, le débat pouvait durer longtemps. « Alors, où est-ce que tu m'emmènes ? »

Les deux mains de Vaas s'abattirent sur ses épaules et la firent pivoter, non sans une certaine brusquerie, à cent quatre-vingt degrés. « Ici. »

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Boooooon, que pensez-vous de ce premier chapitre ? Celles et ceux qui connaissent le jeu savent déjà à quoi s'attendre mais si vous êtes comme Sarah et que vous ne savez pas dans quoi vous mettez les pieds, votre avis m'intéresse encore plus ! Un grand mystère entoure cette île, ainsi que le personnage de Vaas, avez-vous des théories sur ce qui se passe là-bas et du rôle de Vaas dans tout ça ? J'ai vraiment hâte d'avoir votre opinion, surtout qu'il s'agit de la toute première fiction que je fais qui ne porte pas sur l'univers d'Harry Potter…
En attendant de vous lire, je vous fais de gros bisous et à dans 15 jours pour le chapitre deux ou pour la suite de Nos Corps à la Dérive ! :)

Xérès